Des modèles de prix qui font le jeu de la pharma
Le prix d’un médicament en Suisse est fixé par l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) sur la base de deux comparaisons: géographique (avec les prix de référence dans neuf autres pays européens) et thérapeutique (avec le prix de traitements similaires sur le marché). Mais avec l’homologation de nouveaux traitements toujours plus complexes et onéreux, comme ceux contre le cancer, l’OFSP n’arrive plus à garantir les délais d’admission dans la liste des spécialités (LS) – qui ouvre la voie au remboursement automatique par l’assurance-maladie obligatoire (LAMal) – et, surtout, un prix répondant aux conditions définies par la loi.
Dans le cadre du deuxième paquet de mesures visant à freiner la hausse des coûts dans l’assurance obligatoire des soins, le Conseil fédéral souhaite dès lors modifier la LAMal afin que l’OFSP puisse légalement recourir à des «modèles de prix» et négocier secrètement des rabais sur le prix officiel de nouveaux traitements. Un modèle de prix (ou «managed entry agreement») est une convention entre l’OFSP et une firme pharmaceutique qui fixe les modalités d’admission du médicament dans la liste des spécialités (prix, rabais, exigence d’études complémentaires) pour permettre la prise en charge financière du traitement par la LAMal. Différentes catégories de modèles existent, focalisant sur le prix (rabais accordés par la pharma sur chaque traitement), le volume (prise en charge jusqu’à une certaine quantité annuelle), ou la performance (les traitements sont remboursés par le fabricant s’ils ne remplissent pas leur objectif d’efficacité).
Une politique du fait accompli
Ces modèles de prix sont en plein essor en Suisse. Alors qu’on en comptait à peine une vingtaine en janvier 2019, il y a aujourd’hui plus de 100 modèles de prix concernant 79 produits – soit cinq fois plus. Il y a trois ans, les montants de ces rabais figuraient tous dans la base de données publique de la LS.
Début 2022, environ la moitié de ces modèles de prix font déjà l’objet de rabais secrets.
Il existe donc déjà une forte tendance à la négociation de rabais secrets par l’OFSP, avant même que la modification de la LAMal soit acceptée. Celle-ci doit légaliser une pratique déjà en place, une politique du fait accompli. La nouveauté: la loi modifiée permettrait d’exclure du champ d’application de la loi sur la transparence (LTrans) la possibilité de connaître le montant et les modalités de calcul de ces rabais – et donc le prix net des traitements, soit celui réellement pris en charge par l’assurance-maladie. Le principe de transparence serait ainsi sacrifié pour des motifs de politique commerciale, créant un dangereux précédent dans le domaine des assurances sociales.
La Suisse viole ses engagements internationaux
Dans son rapport explicatif d’août 2020, le Conseil fédéral prétend que les modèles de prix avec rabais secrets sont inévitables. Ceux-ci auraient permis des économies importantes dans les pays de l’Union européenne (UE), qui les utilisent depuis longtemps. Mais le Conseil fédéral ne cite que trois études, dont une menée par la pharma et une autre datant de 2012! Or, des études indépendantes menées en Suisse ou dans l’UE montrent que l’introduction de modèles de prix avec restitutions opaques n’a pas abouti à une prise en charge plus rapide, ni à une meilleure maîtrise des coûts. Au contraire, ceux-ci ont poursuivi leur folle ascension.
La Suisse s’était fortement engagée en mai 2019, à l’Organisation mondiale de la santé, pour davantage de transparence, en appuyant la nécessité d’«échanger publiquement des informations sur les prix nets (après déduction des rabais) des produits sanitaires» dans la résolution WHA 72.8.
Rendre la fixation des prix des médicaments plus opaque en Suisse est une violation directe des engagements internationaux pris par les autorités helvétiques.
Lors d’une première consultation en 2020 du projet de modification de la LAMal, à laquelle Public Eye a pris part, plus de la moitié des 126 entités qui se sont exprimées ont clairement rejeté l’exclusion des rabais du champ d’application de la LTrans, selon le rapport de consultation publié par l’OFSP. Le Conseil fédéral devrait donc renoncer aux rabais secrets lorsqu’il présentera courant 2022 une nouvelle mouture du paquet de mesures. Mais rien n’est moins sûr, tant le lobby de la pharma auprès des autorités suisses est efficace.
La solution: agir sur l’asymétrie de pouvoir
Les modèles de prix ne changent ni la méthode de fixation des prix – qui reposera toujours sur des comparaisons géographiques et thérapeutiques biaisées – ni le rapport de force inégal entre une industrie pharmaceutique en position de monopole et l’OFSP, qui ne sait même pas combien a réellement été investi pour le développement du traitement. L’asymétrie de pouvoir est flagrante.
En profitant des modèles de prix avec rabais secrets, la pharma commencera les enchères plus haut afin de maintenir sa marge, comme le confirment des études, tout en donnant à l’OFSP l’illusion d’économies au travers de rabais prétendument plus élevés car maintenus secrets. Obtenir des rabais secrets constitue en effet une revendication de longue date des pharmas visant à maintenir des prix officiels fictifs (ou «prix de vitrine») élevés sans devoir dévoiler les ristournes accordées, ceux-ci étant utilisés comme base de comparaison internationale (vingt pays prennent en compte le prix suisse, par exemple).
La Suisse doit au contraire instaurer davantage de transparence, en publiant le montant des rabais, mais aussi, comme l’ont récemment fait l’Italie et la France, en édictant des dispositions législatives obligeant la pharma à divulguer (au minimum) les subventions publiques reçues pour la recherche et développement du produit concerné. Elle doit aussi agir davantage sur les abus liés aux monopoles, via l’instrument légal de la licence obligatoire, et négocier les prix conjointement avec d’autres pays de l’UE de taille comparable. En résumé, elle doit rétablir un rapport de force permettant de véritables négociations en vue d’obtenir un prix équitable, à la mesure des investissements réellement consentis.
C’est l’industrie pharmaceutique qui sort gagnante de tels modèles de prix opaques – et non l’intérêt public. Les possibles économies à court terme pour l’assurance obligatoire sont un leurre face à l’impact budgétaire négatif à plus long terme d’une telle politique, à savoir des prix toujours plus excessifs en Suisse comme ailleurs.