Les fonds Abacha (Nigeria)

© STR News - Reuters

Durant son règne brutal, entre 1993 et 1998, le dictateur nigérian Sani Abacha a détourné plus de 2,2 milliards de dollars de fonds publics. A son décès, une partie de cet argent a été localisé en Suisse. Près de 700 millions de dollars (plus d’un milliards de francs de l’époque) ont été bloqués sur pas moins de 140 comptes bancaires repérés auprès d’intermédiaires financiers helvétiques.

Peu après le blocage de ces comptes, en 2000, Public Eye a demandé que cet argent soit restitué à la population nigériane. Il a toutefois fallu attendre février 2005 pour qu’un arrêt du Tribunal fédéral permette de saisir ces avoirs et de les rendre au Nigeria. Consciente du risque que ces sommes puissent à nouveau être détournées, ou utilisées à mauvais escient, Public Eye et des ONG nigérianes ont très tôt réclamé que cette restitution se fasse au profit de la population nigériane et que l’usage des fonds soit suivi avec attention.

Une restitution problématique

Ces précautions n’ont pas été prises. Les deux pays ont néanmoins accepté après coup que la Banque mondiale enquête sur les projets financés par cette restitution. De leur côté, les ONG ont conduit une enquête équivalente. Deux rapports, publiés en 2006 par la Banque mondiale d’une part, par les ONG d’autre part, ont montré qu’une partie des avoirs restitués au Nigéria avaient été attribués à des projets déjà terminés lors de l’allocation des fonds ou inexistants, que des projets avaient été abandonnés, qu’ils n’avaient jamais été opérationnels ou qu’ils avaient été planifiés par le gouvernement central sans tenir compte des besoins de la population.

Du fait du travail des ONG helvétiques et nigérianes, le cas Abacha a marqué un tournant décisif dans la politique active de la Suisse en matière de recouvrement des avoirs illicites. Suite à ces difficultés, les autorités fédérales ont en effet identifié plus clairement les enjeux liés à de telles opérations de restitution. Afin de garantir que de tels avoirs ne retombent pas dans les mains – ou dans les poches – de ceux qui les ont volés, de leur entourage ou de leurs successeurs, mais profitent réellement à la population du pays concerné, elles ont décidé de suivre avec plus d’attention leur utilisation, d’échelonner leur restitution et de soumettre celle-ci à des garanties quant aux projets auxquels ils seraient affectés. Les autorités ont également tenté d’associer la société civile de l’Etat d’origine aux décisions relatives à l’allocation des fonds et à leur bon usage.

Les lacunes du dispositif anti-blanchiment

En 2000, la Commission fédérale des banques (CFB, aujourd'hui FINMA) a par ailleurs analysé le rôle de 19 établissements bancaires ayant accepté des fonds Abacha. Le constat est grave pour la place financière suisse: selon la CFB, seuls cinq établissements concernés avaient rempli leurs devoirs de diligence. Six banques présentaient des dispositifs de compliance jugés défaillants. Six autres ont été accusées de manquements graves ou des «comportements individuels crasses». Cette analyse a conduit l’autorité de régulation à préciser les devoirs des établissements financiers en matière de lutte contre le blanchiment d’argent et à renforcer ses contrôles. Public Eye jugeait quant à elle ces mesures insuffisantes pour garantir l’efficacité et l’application du dispositif légal en vigueur. En 2011, le milliard bloqué en Suisse suite au Printemps arabe a montré à quel point ces doutes étaient justifiés.

L’histoire se répète

La restitution, dès 2005, des fonds saisis n’a pas mis un terme définitif au volet suisse de l’affaire Abacha. Depuis 1999, une partie des avoirs appartenant à la famille du dictateur nigérian – quelque 350 millions de dollars – sont restés bloqués dans des pays tiers, au Luxembourg notamment, en raison d’une procédure ouverte à Genève contre les fils Abacha. Cette procédure a connu de nombreux rebondissements. Une première tentative des autorités genevoises d’aboutir à la confiscation de ces sommes a échoué en 2014 devant le Tribunal fédéral. En mars 2015, la presse révèle qu’un accord a été passé entre la République du Nigéria et la famille Abacha. Cet arrangement à l’amiable prévoit la restitution des sommes bloquées au Luxembourg depuis 1999. Il a été avalisé par la justice genevoise, qui a saisi l’occasion de mettre un terme définitif aux procédures encore ouvertes en Suisse.

Un accord scandaleux

Cet accord, conclu dans le plus grand secret, est très problématique, notamment parce qu’il ne prévoit aucune condition à la restitution des avoirs. Les fonds dégelés doivent simplement être transférés au Nigeria, sans que rien ne soit défini pour s’assurer que leur utilisation se fasse au bénéfice de la population nigériane. Une procédure totalement contraire à la politique actuelle de la Suisse en matière de restitution. Cet accord voit par ailleurs la justice pénale clore une procédure ouverte de longue date sans que les bénéficiaires de ces détournements de fonds n’aient été condamnés. Dans les faits, la législation suisse n’est toujours pas efficace lorsqu’il s’agit de saisir des avoirs pillés par des dictateurs aux dépens de leur population.