Affaire Abacha: la Suisse restitue sans précaution

Un accord secret révélé aujourd’hui par L’Hebdo montre les conditions problématiques de la restitution de fonds détournés par le dictateur Sani Abacha. Conclu entre la République du Nigeria et le clan Abacha, avec l’assentiment du Ministère public genevois, cet arrangement à l’amiable règle la restitution de plus de 1 milliard de dollars sans que les mesures nécessaires n’aient été prises pour garantir l’utilisation de ces fonds au bénéfice de la population nigériane, toujours victime de la corruption. Les poursuites ouvertes à l’encontre des auteurs sont abandonnées, au prix de la lutte contre l’impunité.
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En octobre 2014, le Ministère public genevois a, dans le plus grand secret, validé un accord extra-judiciaire prévoyant la restitution, sans grande précaution, de plus 1 milliard actuellement bloqué au Luxembourg, au Liechtenstein, à Jersey, en France et en Grande-Bretagne. Cette restitution semble en total décalage avec la politique officielle de la Suisse, développée justement pour pallier aux graves défaillances mises en lumière il y a dix ans par cette même affaire Abacha*. Selon un communiqué de la justice genevoise, cette restitution « fera l’objet d’un monitoring de la Banque Mondiale, selon des modalités à mettre en place ». Or, quelles que soient ces modalités, les conditions de la restitution auraient dû être précisées avant que cet accord ne soit conclu. Celle-ci devrait par ailleurs être effectuée de façon transparente, impliquer la société civile du pays d’origine et prévoir des garde-fous afin de garantir que les sommes soient utilisées au profit de la population spoliée.

Au-delà des enjeux financiers et humains, cet arrangement à l’amiable consacre avec perte et fracas le triomphe de l’impunité. Il est en effet choquant de voir la justice pénale clore une procédure ouverte de si longue date sans que tous les auteurs de ce détournement de fonds massif ne soient condamnés. Cette affaire montre une fois de plus à quel point il est difficile de prouver que de tels avoirs sont illicites. Depuis des années, la Déclaration de Berne et d’éminents pénalistes demandent que le Code pénal soit modifié afin de renverser le fardeau de la preuve et permettre enfin aux autorités de confisquer les sommes exorbitantes appartenant à des personnes exposées politiquement de pays où la corruption est endémique, lorsque celles-ci sont incapables de prouver l’origine licite de leur fortune. Une disposition analogue s’applique déjà pour les organisations criminelles. Le fait que la justice transige dans le cadre d’un accord à l’amiable a le mérite, si pratique en terres helvétiques, d’exempter les intermédiaires financiers de tout crime de blanchiment.

Un « détail » encore mérite d’être souligné : les avocats genevois ayant négocié l’accord au nom des deux parties pourraient toucher jusqu’à 7% des montants restitués, à titre d’honoraires et de remboursements de leurs frais. Autant d’argent qui manquera aussi à la population nigériane.
 

Plus d’informations ici ou auprès de :

Olivier Longchamp, Déclaration de Berne, 021 620 03 09, longchamp(at)ladb.ch

Informations complémentaires
*L’affaire Abacha a marqué un tournant décisif dans la politique active de la Suisse en matière de recouvrement des avoirs, en mettant en lumière les enjeux de telles procédures et les défaillances du système helvétique. En 1999, un tiers des sommes pillées par le dictateur nigérian – quelque 700 millions de dollars – ont été bloquées en Suisse. Non seulement 19 établissements bancaires de la place avaient servi de coffre-fort au pillage réalisé par ce général kleptocrate et brutal, mais la procédure de restitution d’une part importante de ces fonds par la Suisse a été menée sans aucune précaution. Les rapports de la Banque mondiale et des ONG  sont accablants : plusieurs centaines de millions de francs ont bien été rendus à la République du Nigéria en 2005, mais près de la moitié de ces fonds ont été alloués à des projets de développement d’une utilité douteuse ou tout simplement inexistants.