Doha 2001: L'OMC prépare sa prochaine qatar'strophe!

L'Organisation mondiale du commerce est devenue l'emblème d'une mondialisation marginalisant les pauvres. Indignées, de nombreuses organisations - dont la DB - dénoncent ses méfaits. Aileen Kwa, chargée de recherche pour l'ONG asiatique Focus on the Global South, nous parle des enjeux pour les pays du Sud de la prochaine conférence ministérielle de novembre.

(DB) Aileen, vous suivez de près le travail de l'OMC depuis plusieurs années. Six ans après sa création, quelles sont les conséquences de ses accords pour les pays du Sud de votre point de vue?
L'impact de l'OMC est globalement très négatif pour les pays en développement. Il est d'ailleurs difficile de lui trouver des effets positifs. Comme le Fonds monétaire international et la Banque mondiale, l'OMC prône la libéralisation du commerce à tout prix. Or, ce n'est pas en suivant cette politique que les pays aujourd'hui riches se sont développés! En fait, même actuellement, ils ne pratiquent pas le libre échange: les Etats-Unis et l'Union européenne libéralisent les secteurs qui leur sont profitables et protègent ceux où ils ne sont pas compétitifs, comme les textiles et l'agriculture. Ces trois institutions internationales réduisent drastiquement la marge de manœuvre des pays pauvres pour dessiner leur propre politique de développement. En fait, le but des pays riches est uniquement d'accroître leurs débouchés dans les pays en développement.

Selon l'argumentation libérale, les secteurs inefficients doivent être abandonnés au profit des importations. Or, cette théorie économique ne tient pas compte de la réalité des pays en développement: comment voulez-vous qu'une industrie mongole soit aujourd'hui aussi efficiente que les firmes de la Silicon Valley ? L'ouverture économique de nombreux pays à bas revenus les a conduit vers la désindustrialisation!

Dans quels domaines les pays en développement se sentent-ils particulièrement grugés par les accords de l'OMC?
Après six ans d'OMC, le marché agricole reste fortement subventionné dans les pays du Nord. L'OCDE, club des pays riches, estime que le niveau de l'aide totale à l'agriculture de ses membres est passé de 247 milliards de dollars en 1986-88 à 326 milliards de dollars en 1999. Dans le même temps, les pays pauvres ont réduit leurs tarifs douaniers. L'impact est désastreux: les importations ont soudainement afflué dans les pays en développement tandis que leurs exportations n'ont pas significativement augmenté. L'insécurité alimentaire, le chômage rural et la pauvreté générale n'ont fait que s'accroître.

La réticence des pays riches à mettre en œuvre les accords profitables aux pays en développement est aussi flagrante dans le domaine des textiles. Alors qu'ils devraient avoir aboli toutes leurs restrictions commerciales pour 2005, les Etats-Unis n'avaient supprimé que 13 des 750 barrières au commerce en 2000 et l'Union européenne 14 sur 219. Quand on sait que les textiles représentent 60% des exportations totales d'un pays comme le Pakistan, on comprend la déception!

L'Accord sur la propriété intellectuelle (TRIPS), est tout aussi inéquitable. Il interdit aux pays en développement de "recoller au peloton" en copiant la technologie des pays industrialisés (ce qui fut leur moyen de développement). Il creuse donc les fossés technologique et financier entre riches et pauvres avec des conséquences catastrophique, notamment dans l'accès aux médicaments.

La prochaine Conférence ministérielle de l'OMC aura lieu en novembre à Doha, capital du Qatar. Quelles sont les revendications des pays en développement envers l'OMC ?
Une réforme institutionnelle en profondeur et la résolution des questions liées à la "mise en œuvre" des accords1 issus du cycle d'Uruguay! Nombre de pays du Sud sont mécontents du processus de négociation actuel. En juillet dernier, l'ambassadeur de Malaisie qualifiait la situation de "décourageante, embarrassante, démoralisante et même déprimante." Les questions liées à la "mise en œuvre" n'ont pas avancé depuis la Conférence ministérielle de Seattle en 1999. Elles devaient pourtant être résolues avant le lancement de la Conférence ministérielle de novembre prochain. De plus, l'agenda des discussions sur cette mise en œuvre a été considérablement réduit lors de la préparation de Doha: de 97 sujets à Seattle, leur nombre a été réduit à 10 par le Secrétariat de l'OMC.

Après Seattle, l'OMC avait promis d'améliorer la démocratie interne. Mais les délégués des pays pauvres se plaignent que les vraies négociations continuent d'avoir lieu dans des forums restreints et informels. Nombre de pays en développement n'apprécient pas la tendance du Secrétariat à soutenir les revendications des pays riches: l'actuel campagne de son directeur général, M. Moore, pour un nouveau cycle de négociations est fortement critiquée. Plusieurs délégués ont fait part de leur indignation à propos de procès verbaux du Secrétariat qui ne reflètent pas l'état des discussions. A Seattle par exemple, le projet de déclaration finale de la Conférence ministérielle élaboré le 6 octobre a été divulgué en priorité à certaines délégations, qui ont ainsi eu loisir de le retravailler. Le 7 octobre, lorsqu'il a été distribué, de nombreux points concernant la mise en œuvre avaient disparu…

Théoriquement, à l'OMC, tous les pays membres sont sur pied d'égalité; mais en réalité, les plus puissants mènent le jeu. Par crainte de répercussions, de nombreux représentants de pays en développement ont tendance à éviter d'exposer publiquement leur point de vue. En juillet dernier, le "Like Minded group", regroupant certains pays en développement (Inde, Pakistan, Egypte, Jamaïque, Cuba, Kenya notamment), a donné deux conférences de presse pour faire connaître ses positions. Toutefois, les participants ont demandé à la presse de ne divulguer ni leur identité ni leur pays d'origine! Les pays en développement sont très vulnérables aux pressions des pays occidentaux parce qu'ils dépendent de leur aide.

De leur côté, l'Union européenne, la Suisse et les autres pays occidentaux demandent qu'un nouveau cycle de négociations globales soit lancé à Doha. Comment réagissent les pays en développement?
Bien qu'il y ait des nuances entre les Etats, il est clair que les pays du Sud ne demandent pas de nouveau cycle de négociation. Leur priorité reste de corriger les inégalités liées à la mise en œuvre des accords existants. Et ces questions n'ont pas à être reprises lors d'un nouveau cycle de négociations qui obligerait les pays en développement à concéder de nouveaux avantages aux pays riches en échange d'une interprétation équitable des accords déjà ratifiés. Or, c'est ce que veulent les pays industrialisés: Ils cherchent à faire de la mise en œuvre des anciens accords un objet de négociation à traiter lors d'un nouveau cycle global.

Pascal Lamy, Commissaire européen pour le Commerce, répète à qui veut l'entendre qu'un nouveau cycle de négociations serait bénéfique aux pays en développement. Comme le disait l'Inde dans un communiqué de presse, "nous ne sommes pas convaincus que des accords commerciaux traitant d'investissements, de compétition, de travail et d'environnement nous ouvrent de nouveaux marchés ou de nouvelles possibilités de développement." Evidemment, tous les pays en développement n'ont pas exactement le même avis. Certains, comme le groupe de Cairns des pays exportateurs de produits agricoles, pourraient s'accommoder d'un nouveau cycle si l'Union européenne se montrait prête à libéraliser son marché agricole.

L'agenda des discussions de Doha semble donc plus qu'incertain…
Oui! La conférence pourrait tourner en un nouveau Seattle. Peut-être que les pays riches auront réussi à exercer des pressions suffisantes pour lancer un nouveau cycle. Peut-être moins ambitieux que ce que souhaite l'Union européenne. Une fois lancé, le mandat du cycle de négociations pourrait aussi être élargi.

Et vous, serez-vous présente à Doha?
Focus on the Global South y sera. Nous ferons notre possible pour empêcher le lancement d'un nouveau cycle de négociations. Et surtout, nous chercherons à donner une vision critique de ce qui s'y passe et à diffuser - comme nous le faisons depuis Genève - les points de vue des pays en développement.

Le directeur général de l'OMC, M. Moore, laisse entendre que l'OMC risque d'être sérieusement compromise si aucun cycle de négociations n'est lancé à Doha. Sans l'OMC, les plus faibles ne seraient-ils pas livrés à la loi du plus fort?
Les pays en développement ne se laissent pas déstabiliser par de tels arguments. L'ambassadeur de l'Ouganda à Genève s'étonnait de cette manie des cycles de négociations. Selon lui, la notion de cycle était valable avant la création de l'OMC; mais, suivant sa compréhension, l'OMC était en soi un forum permanent de négociations. Quant à la loi de la jungle, elle n'a jamais cessé d'exister. L'OMC l'a même institutionnalisée!

Interview réalisée par Lara Cataldi, Déclaration de Berne

Note:
Par mise en œuvre, les pays en développement définissent trois types de problèmes:

  • leurs propres difficultés de mise en œuvre en raison de leur manque de ressources financières et humaines;
  • la réticence des pays industrialisés à mettre en œuvre les accords de l'OMC de manière profitable pour les pays en développement;
  • les déséquilibres inhérents aux accords.