Interview de Denis Matwa de la Treatment Action Campaign

Denis Matwa est “organizer” de la Treatment Action Campaign (campagne pour le traitement du sida) pour la province de Western Cape en Afrique du Sud. Interview à l'occasion de sa venue en Suisse en juin 2004:

L’accord de décembre 2003 avec GlaxoSmithKline et Boehringer Ingelheim a-t-il déjà des effets bénéfiques pour les malades sud-africains?
Désormais, le gouvernement devrait pouvoir approvisionner tous les hôpitaux en antirétroviraux. La très grande majorité des malades dépendent des structures publiques pour se procurer les traitements anti-sida. A l’heure où je parle, 153 000 personnes ont un besoin vital de ces médicaments. L’Afrique du Sud compte 5,8 millions de séropositifs, soit 12,1% de la population.
Les prix ont déjà chuté. Avant l’accord, la combinaison AZT, lamivudine et névirapine coûtait 800 rands sud-africains par mois (150 francs suisses), contre 400 rands (75 francs) aujourd’hui. Jusqu’à l’année dernière, le gouvernement refusait d’acheter les trois antirétroviraux au motif que la facture totale aurait été beaucoup trop lourde. Les malades devaient se débrouiller pour se procurer les médicaments pouvant les sauver. Le revenu mensuel moyen d’un ménage sud-africain ne dépassant pas 1500 rands (280 francs), si deux membres d’une même famille étaient infectés, il devenait impossible de soigner les deux.

La TAC a salué l’accord comme “une grande victoire pour les malades du sida et pour la santé publique”. Mais l’arrangement ne concerne que deux firmes pharmaceutiques.
Dès l’accord connu, la TAC a appelé les autres entreprises pharmaceutiques à suivre l’exemple de GSK et BI. Nous sommes en train de négocier avec le groupe américain Merck. Si je suis venu en Suisse, c’est, entre autres, pour m’entretenir avec des responsables de Roche à ce sujet. Cette entreprise ne peut continuer à faire des profits grâce au sida qui ravage notre pays, sans participer davantage au combat contre la pandémie. Elle doit baisser ses prix. Si elle ne le peut pas, elle doit accorder des licences volontaires. (Les responsables de Roche ont refusé. Ils s’en tiennent à leur promesse de ne pas défendre leurs brevets sur leurs antirétroviraux en Afrique du Sud en cas de violation, ndlr.)

Pour ouvrir des brèches dans “l’apartheid sanitaire”, la TAC a surtout dû lutter contre son propre gouvernement. Pourquoi?
Nos dirigeants ont totalement manqué de volonté politique. Il a fallu attendre novembre 2003 pour que le gouvernement sud-africain adopte enfin un plan national de traitement du VIH/sida. Ce n'est que ces jours (juin 2004) que le Medicines and Related Substances Amendment Act est entré en vigueur, trois ans après le retrait de la plainte des 39 firmes pharmaceutiques en avril 2001.
Ce n’est pas seulement du temps qui a été perdu. 600 Sud-Africains meurent chaque jour de maladies liées au sida. Ce chiffre devrait baisser d’ici dix ans, à condition que les efforts actuels soient poursuivis.
Derrière le président Thabo Mbeki, le gouvernement a longtemps défendu une position négationniste sur le sida. M. Mbeki a toujours exprimé des doutes sur les liens entre séropositivité et infection au sida. Il n’est toujours pas revenu sur ses propos et préfère éviter le sujet. Dans les commissions gouvernementales, les thèses mettant en garde contre la toxicité de certains antirétroviraux étaient systématiquement mises en avant. Le Ministère de la santé vantait les mérites des guérisseurs traditionnels et les vertus de l’ail, du citron ou des oignons…
La TAC n’a jamais baissé les bras. Elle a traîné le gouvernement devant les tribunaux, organisé des marches, occupé des ministères, importé illégalement des génériques mettant en lumière leur prix bien meilleur marché que les médicaments achetés par l’Etat aux grands groupes pharmaceutiques… Les autorités n’avancent pas volontairement, il faut les pousser. La TAC continuera à le faire autant que nécessaire. C’est le rôle de la société civile.

Propos recueillis par Simon Petite en juin 2004

</e><//e>Traduire les laboratoires en justice<e></e>
Tout le monde a encore en tête l'épilogue heureux du fameux procès de 39 entreprises pharmaceutiques contre le gouvernement sud-africain en 2001. Depuis lors d’autres procédures ont été nécessaires pour assouplir la position des fabricants de médicaments contre le sida. La visite, en juin dernier, de Denis Matwa, activiste de la Treatment Action Campaign (TAC) permet de faire le point sur les derniers développements.


En septembre 2002, quatre personnes porteuses du VIH, quatre professionnels de la santé, deux associations (dont la TAC) et deux syndicats déposent une plainte auprès de la Commission de la concurrence sud-africaine. Ils reprochent à deux multinationales pharmaceutiques, la britannique GlaxoSmithKline (GSK) et l'allemande Boehringer Ingelheim (BI), de vendre en Afrique du Sud leurs médicaments anti-sida à des prix excessifs. Les plaignants rendent ces prix élevés “directement responsables du décès précoce, prévisible et évitable de personnes vivant avec le VIH”. Les trois médicaments concernés, zidovudine (AZT) et lamivudine de GSK et névirapine de BI font partie des antirétroviraux essentiels les plus prescrits. Ils sont souvent utilisés ensemble en traitement de première ligne. A cette époque, une telle trithérapie coûtait 1000 rands par mois alors que le revenu mensuel moyen d'un ménage s’élevait à 1500 rands. Grâce à leurs brevets, les deux multinationales détenaient le monopole sur la production et la commercialisation de ces médicaments en Afrique du Sud.

Réagissant à la plainte, les deux entreprises accordent chacune une licence volontaire au producteur de générique (génériqueur) sud-africain Aspen. En clair, elles autorisent cette entreprise à produire les médicaments incriminés sous certaines conditions. Celles-ci sont toutefois très restrictives: la production ne doit être destinée qu’au secteur public, les royalties demandées sont élevées (15% et 30% du prix de vente), etc.

Le 16 octobre 2003, après un an d'enquête, la commission de la concurrence rend son rapport: GSK et BI ont abusé de leur position dominante. Les deux entreprises ont pratiqué des prix excessifs et mené des politiques anticoncurrentielles avec leurs licences volontaires. La commission décide de transférer le cas au tribunal de la concurrence pour jugement. Si les deux entreprises sont reconnues coupables, elles risquent non seulement des amendes mais des demandes de dommages et intérêts. Cette procédure ouvre aussi la voie à d'éventuelles licences obligatoires. L'Etat sud-africain aurait alors le droit d’autoriser d'autres producteurs à produire les médicaments sans l'accord des deux entreprises.

Un accord pour les génériques

Après négociations, le 9 décembre 2003, GSK et BI signent des accords avec les plaignants. En échange du retrait de la plainte, GSK et BI revoient en les élargissant les conditions de leurs licences volontaires: les licences sont ouvertes à plusieurs fabricants de génériques (3 pour la névirapine de BI et à 4 pour la zidovudine et la lamivudine de GSK), les royalties sont limitées à 5% maximum du prix de vente, les génériqueurs ont le droit d'exporter dans 47 pays d'Afrique subsaharienne, les médicaments peuvent être vendu au secteur privé (un pas important dans un pays où les pharmacies privées sont souvent le seul point d'approvisionnement dans les campagnes).

Cette démarche illustre comment des organisations et des particuliers peuvent utiliser les moyens légaux à disposition localement pour contrer des prix excessifs. Un an après, cette concurrence (limitée) des génériques a permis de baisser les prix. BI a accordé deux licences volontaires et GSK trois. Autre enseignement: lever un brevet est long et compliqué. Négocier des licences volontaires avec les laboratoires pharmaceutiques l’est tout autant. Début octobre 2004, GSK et BI sont toujours en négociation avec le génériqueur indien CIPLA, pourtant actif en Afrique du Sud. Il reste par ailleurs difficile de savoir si une telle démarche est transposable dans des pays au système juridique moins sophistiqué que l'Afrique du Sud.

Julien Reinhard

La rue et le droit

Le 10 décembre 1998, un petit groupe de personnes manifeste au Cap. Il demande que le gouvernement fournisse des traitements empêchant que les femmes enceintes séropositives transmettent le virus à l'enfant qu'elle porte. A la fin de la journée, plus de 1000 signatures sont récoltées. C'est le début de la Treatment Action Campaign (TAC). Six ans plus tard, cette association sud-africaine est devenue un mouvement social de plusieurs milliers de membres et sympathisants. Depuis cette manifestation initiale, elle a mené diverses campagnes qui jalonnent la fastidieuse avancée de l'Afrique du Sud vers le traitement des malades du sida. Elle a soutenu la nouvelle loi sud-africaine sur les médicaments pour contrer l'opposition de l'industrie pharmaceutique et les menaces de sanctions étasuniennes; elle s’est battue contre les prix abusifs des médicaments demandés par l'industrie pharmaceutique et pour l'usage des génériques; elle a demandé au gouvernement de lancer un plan national de traitement du sida, etc. La force et l'originalité de la TAC: une combinaison de mobilisations publiques, d'actes de désobéissance civile et d'actions en justice. Par exemple, fin 2000, la TAC importa des versions génériques du fluconazole de Pfizer. La TAC violait le brevet, mais elle mettait le doigt sur le prix abusif demandé par Pfizer (40 rands pour le secteur public, 80 rands pour le secteur privé, contre 2 rands pour le générique thaïlandais). En mars 2001, en plus de mobiliser la rue, la TAC est admise comme amicus curiae dans le procès des laboratoires pharmaceutiques contre le gouvernement sud-africain. Ce statut lui permet d’intervenir dans le procès en n’étant ni plaignante, ni accusée. En décembre 2001, la Haute cour de justice de Prétoria oblige le gouvernement à dispenser des traitements pour prévenir la transmission du virus du sida des femmes enceintes à leur enfant. La cour constitutionnelle confirmera cette obligation en juillet 2002. En mars 2003, la TAC lance une campagne de désobéissance civile pour que le gouvernement adopte enfin un plan national de traitement du VIH/sida. 25 000 personnes marchent dans les rues pour soutenir cette revendication. Le cabinet sud-africain adoptera en novembre le plan national demandé. Outre ces actions, la TAC travaille dans les communautés à travers toute l'Afrique du Sud pour conscientiser et éduquer les personnes à la prévention et au traitement du VIH/sida. Elle a lancé en mai 2003 un projet de traitement du VIH/sida. La moitié des personnes bénéficiant de ce projet sont des membres de la TAC. Aujourd'hui la TAC est un exemple pour les activistes du monde entier.

Pour en savoir plus: www.tac.org.za