Le rôle insignifiant des banques suisses pour les négociants agricoles

La place financière suisse est reconnue comme étant l’une des principales raisons pour la forte présence de sièges de négociants agricoles dans le pays. De nouveaux chiffres montrent toutefois que les établissements financiers helvétiques jouent un rôle insignifiant dans leur financement. Ces révélations contredisent l’argument selon lequel la surveillance indirecte par les banques suffirait à justifier l’absence de réglementation du secteur des matières premières, et ce également dans le cas des négociants agricoles.

La Suisse est devenue la principale place mondiale pour le négoce de matières premières agricoles telles que les céréales, le soja, le sucre, le café ou le cacao. Outre la stabilité politique et le cadre fiscal avantageux, la proximité du secteur financier est reconnue comme l’une des raisons pour lesquelles les géants de l’agroalimentaire choisissent la Suisse pour y installer leur siège, le négoce de matières premières étant une activité gourmande en capital. Les investissements, notamment dans les installations de stockage, de transformation et de logistiques, ainsi que dans leur entretien, sont très coûteuses. Les négociants peuvent par exemple obtenir le capital requis sous la forme de crédits ou à travers l’émission d’actions ou d’emprunts.  

Le rôle insignifiant des banques suisses dans les opérations de crédit

Les détails du financement des négociants agricoles suisses étaient jusqu’à présent inconnus. Une étude réalisée, sur mandat de Public Eye, par l’organisation néerlandaise à but non lucratif Profundo permet désormais d’y voir plus clair: comme pour les négociants de pétrole, de métaux et de matières premières minérales, dont le financement est présenté dans le rapport de Public Eye Trade Finance Demystified (2020), les banques suisses ne jouent également qu’un rôle insignifiant dans le financement des négociants agricoles. Par exemple, parmi les opérations de crédit analysées au cours des six années sur lesquelles porte l’étude, les sommes prêtées par des banques suisses ne représentent que 3,2% du total d’environ 300 milliards de dollars (US). 

La très grande majorité des fonds reçus par les négociants étudiés provient d’établissements financiers domiciliés aux États-Unis: à savoir 53 milliards de dollars, soit 18% des crédits. Viennent ensuite les banques britanniques (35 milliards de dollars), françaises (32 milliards) et chinoises (31,6 milliards). Les établissements suisses n’apparaissent qu’à la douzième place du classement. Parmi les crédits octroyés depuis la Suisse, les plus importants sont ceux de Credit Suisse, qui représentent 4,7 milliards de dollars (soit 1,6% du total). UBS a quant à elle prêté 3 milliards de dollars, soit seulement 1% du total. La Banque Cantonale Zurichoise et la Banque Cantonale de Genève ont également fourni des fonds, toutefois peu significatifs.  

Les chiffres le montrent clairement: on ne peut pas parler d’une surveillance indirecte du secteur du négoce agricole par les banques suisses.  

Le mythe de la surveillance des négociants agricoles par les banques

Cette conclusion est encore plus évidente si l’on s’intéresse individuellement aux négociants agricoles et à leurs stratégies de financement. Pour le plus grand négociant agricole privé, Cargill, seul 2% du financement total de la période étudiée provenaient par exemple de crédits bancaires, la vaste majorité venant de bailleurs de fonds privés ou institutionnels. Parmi les 57 milliards de dollars (US) de crédits obtenus par le négociant, seuls 817 millions (1,4%) provenaient de banques suisses.  

Pour Louis Dreyfus Company, également en mains privées, dont 30% du financement provenait de crédits (d’un montant de 15,5 milliards de dollars), seuls 365 millions (soit 2,3%) étaient issus d’établissements financiers suisses. Les banques helvétiques ne sont donc guère en mesure de pouvoir «surveiller» les activités commerciales des négociants pour prévenir le blanchiment d’argent et la corruption. 

Une question de droits humains et d’environnement 

Le Conseil fédéral martèle toutefois depuis des années qu’une réglementation du secteur des matières premières n’est pas nécessaire en Suisse car les négociants seraient soumis à une surveillance indirecte de la part des banques qui les financent. Il omet ainsi tout simplement le fait que les établissements financiers suisses ne soient responsables que d’une partie négligeable du financement en question. 

En outre, il est important de souligner que le négoce agricole est surtout responsable de violations de droits humains et de dégradations environnementales, plutôt que de blanchiment d’argent et de corruption. C’est ce que souligne une fois de plus l’étude publiée par Public Eye en novembre 2021, intitulée «Les territoires suisses d’outre-mer», qui révèle des cas de violations du droit du travail, de pollution et d’accaparement de terres sur des plantations contrôlées par des négociants suisses: des types d’abus qui ne seraient pas couverts par la surveillance des banques.  

La surveillance indirecte de la part des banques est inefficace sur les négociants agricoles à bien des égards. Et il manque également en Suisse un devoir de diligence raisonnable contraignante pour empêcher les violations de droits humains et des normes environnementales. Il est urgent que les importantes lacunes législatives soient comblées pour le secteur opaque et à risques du négoce agricole. La nécessité d’instaurer une autorité de surveillance du secteur des matières premières, comme Public Eye le demande depuis longtemps, est plus urgente que jamais. 

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Méthodologie 

Public Eye a chargé en 2020 l’organisation néerlandaise à but non lucratif Profundo de mener des recherches et d’analyser le financement des principaux négociants agricoles suisses: Archer Daniels Midland (ADM), Bunge, Cargill, Chiquita, COFCO, Glencore Agriculture (aujourd’hui Viterra), Louis Dreyfus Company (LDC), Olam, et Sucocítrico Cutrale. Les recherches ont également porté, d’une part, sur le financement des négociants à l’aide de crédits et de promesses d’achat d’actions et emprunts («underwriting») et, d’autre part, sur des investissements en actions et emprunts («shareholding» et «bondholding») en date du 30.09.2020. Les données peuvent être consultées auprès de Public Eye. 

La disponibilité des données a entraîné certains défis: par exemple, aucune donnée n’était disponible sur le financement de Glencore Agriculture et il a donc fallu se référer aux données financières de l’ensemble du groupe Glencore. Le négoce agricole ne représentant qu’une petite partie du chiffre d’affaires du groupe, seuls peu de crédits ont dû être alloués à ce domaine. Comme Glencore a perçu nettement plus de crédits que quiconque, cela a un effet de distorsion sur la somme totale des crédits reçus par les négociants agricoles suisses. Mais cela ne change toutefois rien à la conclusion principale de l’analyse: une surveillance indirecte du secteur du négoce agricole par les banques n’existe pas en Suisse.