L'eau affadie du Brésil

Depuis 1998, Nestlé pompe et déminéralise l’eau du Parc d’Eau de São Lourenço dans l’Etat brésilien de Minas Gerais pour produire l’eau standardisée “Pure Life”. Franklin Frederick et le “Mouvement des amis du circuit des eaux de Minas Gerais” (MACAM) dénoncent ces pratiques. Malgré deux procédures judiciaires et des annonces de retrait, Nestlé y poursuit ses activités…

Le premier juillet dernier, le cas Nestlé – São Lourenço a été débattu lors d’une audience publique au Congrès fédéral brésilien (dans le cadre de la Commission de Défense des Consommateurs). Outre des députés, cette audience réunissait le Département national de production minérale (DNPM, responsable des eaux minérales), l’Agence nationale de la Santé, le Ministère public brésilien (qui enquête sur les activités de Nestlé dans le Parc d’Eau), Nestlé et le Mouvement des amis du circuit des eaux de Minas Gerais. Le directeur du DNPM a déclaré n’avoir jamais autorisé Nestlé à déminéraliser l’eau de São Lourenço, contrairement à ce qu’affirme l’entreprise. Quant au représentant du Ministère public brésilien, il a confirmé que l’extraction des sels minéraux est contraire au Code brésilien des Eaux Minérales.
La déminéralisation de l’eau est strictement interdite non seulement au Brésil, mais aussi en Suisse. Cette procédure modifie la structure de l’eau. Elle doit alors être re-stabilisée, ce qui ne peut se faire que par des procédés chimiques.

Malgré ces éléments accablants, les deux procédures judiciaires en cours au Brésil peinent à avancer. Un procès tenu au niveau de la ville de São Lourenço a débouché en 2001 sur la fermeture de l’usine car Nestlé ne possédait pas de licence d’opération. Mais cette fermeture n’a duré que 2 jours, le temps que les avocats de la multinationale fassent appel et que le procès soit transféré au niveau de l’Etat de Minas Gerais. Depuis, aucune décision judiciaire n’est tombée.
Quant au Ministère public, il attend encore l’expertise technique qu’il a demandée dans le cadre de son enquête. Le Centre d’Hydrogéologie de l’université de Neuchâtel devrait y participer.

Franklin Frederick met le doigt sur les arrangements politiques qui permettent à Nestlé de poursuivre ses activités illégales.

Entretien

En janvier 2004, lors d’un débat public organisé à l’Open Forum de Davos, vous avez interpellé Peter Brabeck, sur le cas de São Lourenço. Le patron de Nestlé a alors annoncé la fermeture de cette entreprise. Visiblement, ce n’est pas encore le cas…


Après ce qui s´est passé à Davos, Nestlé (avec l´aide des autorités de l´Etat de Minas Gerais, mais contre l´avis du Ministère public fédéral) a conclu un “accord” selon lequel la production de Pure Life cesserait en octobre 2004. En échange de la promesse de fermer l’usine en octobre, le gouvernement de l´Etat a octroyé une licence pour la fabrique afin qu’elle puisse continuer à produire Pure Life sans risquer d´avoir à payer une amende. Nestlé a proposé cet “accord” afin d’obtenir la licence, mais il n’a aucune valeur légale. Il a été conclu en présence de quelques conseillers de ville et de citoyens de São Lourenço qui n’étaient pas au courant de ce qui se passait.
C´est encore une preuve de la pression politique que Nestlé exerce sur le gouvernement de l’Etat. Précisons que cette année auront lieu des élections pour les mairies des villes brésiliennes. Or Nestlé est un gros “contributeur” aux campagnes politiques ; et comme par hasard, les élections ont lieu au mois d´octobre.
Nestlé dit avoir besoin de ce délai pour trouver de nouveaux postes de travail pour ses employés. Comme la fabrique de Pure Life est entièrement mécanisée et emploie très peu de personnel, on pense que l’entreprise veut plutôt gagner du temps jusqu´aux élections. Je doute qu’elle parte vraiment de São Lourenço cet automne.

Face à cela, que peut faire la justice? Etes-vous satisfait du déroulement des procédures judiciaires?

Le Ministère public a bien fait son travail et continue à le faire. Mais les décisions plus pratiques dépendent du pouvoir exécutif au niveau de l´Etat et de la Fédération. Ce sont les instances gouvernementales qui n´ont pas été à la hauteur. Il y a un évident manque de volonté politique pour résoudre le problème. Dès qu´il a été clair que la déminéralisation de l´eau était illégale, les autorités auraient dû immédiatement fermer la production de Pure Life.

Nestlé est partenaire du programme “Faim Zéro” du gouvernement brésilien(1): comment analysez-vous ce partenariat?

Le partenariat entre Nestlé et le programme Faim Zéro a été dénoncé par plusieurs ONG, dont IBFAN Brésil. Il s´agit plus de marketing que d´un réel acte de responsabilité sociale. Exactement comme Nestlé l’a fait en s´engageant dans le Global Compact(2), le partenariat avec le programme Faim Zéro vise à “nettoyer” l´image de la multinationale. Si Nestlé était aussi responsable que ses représentants l’affirment, il y a longtemps que elle aurait changé d’attitude par rapport à la commercialisation du lait en poudre, p. ex., ou arrêté la production de l´eau Pure Life. Mais la publicité dont Nestlé bénéficie grâce à ce partenariat rend extrêmement difficile la tâche de faire comprendre aux gens ce qui se passe en réalité.

Quelles sont les perspectives d’avenir du mouvement citoyen qui s’est mobilisé contre Nestlé?

La mobilisation s´est affaiblie. D´abord à cause du manque de résultats concrets; ensuite à cause des élections municipales à São Lourenço. Il est drôle et tragique à la fois de voir des gens qui auparavant étaient opposés à la présence de Nestlé dans la ville changer d´avis à cause d’arrangements politiques. Il est triste de constater que l´audience publique, demandée par un député d´un autre Etat brésilien, n´a pu compter sur la présence d´aucun député de Minas Gerais. Je ne suis pas optimiste pour l’avenir de São Lourenço et de son Parc d´Eau.

Propos recueillis par Florence Gerber en septembre 2004

Notes

1) Programme de lutte contre la faim mis en place par le président Luis Ignacio Lula da Silva (dit Lula) qui inclut notamment formation, soutien aux producteurs locaux et collations scolaires.
2) Le Global Compact, ou Pacte mondial, est un partenariat entre l'ONU et les entreprises multinationales, qui propose à ces dernières de respecter l'environnement et les droits humains.