«Les inégalités face aux maladies sont intolérables»
17 janvier 2017
Interview : Géraldine Viret
Madame Dreifuss, malgré les progrès immenses de la médecine, des millions de personnes n’ont pas accès aux traitements dont elles ont besoin. Pourquoi un tel paradoxe ?
Nombre de maladies ne font pas l’objet de recherche pharmaceutique, car les patients n’ont pas les moyens d’acheter les médicaments, ou sont trop peu nombreux pour représenter un débouché suffisant. Les brevets assurent, par ailleurs, aux entreprises un monopole temporaire leur permettant de fixer des prix en dehors de toute concurrence. Ces prix ne cessent d’augmenter et sont parfois exorbitants. Le mandat confié au panel se limitait à analyser le lien entre le droit de la propriété intellectuelle, l’innovation en matière de technologies médicales et l’accès à celles-ci pour toutes les personnes qui en ont besoin. D’autres obstacles existent, mais nous n’avions ni la mission ni le temps de les analyser.
Qui sont aujourd’hui les « patients négligés » ?
L’expression « patients négligés » a longtemps désigné les populations des pays en développement en proie aux maladies tropicales, principalement des maladies transmissibles, et des patients atteints de maladies rares. Aujourd’hui, les maladies non transmissibles, comme les cancers ou le diabète, représentent une charge bien plus importante pour toutes les sociétés, au Nord comme au Sud. Or, les traitements pour ces pathologies affichent des prix que même les systèmes d’assurance ou les systèmes de santé publique peinent à assumer. Le spectre de la médecine à deux vitesses commence à hanter les pays les plus riches.
Le spectre de la médecine à deux vitesses commence à hanter les pays les plus riches.
Les pharmas invoquent les frais de recherche et développement pour justifier leurs prix. Que leur répondez-vous ?
La R&D (recherche et développement) coûte cher, mais elle n’explique pas, à elle seule, les prix élevés des médicaments. En l’absence de toute transparence, seules des estimations sont possibles : les frais de marketing semblent dépasser les investissements dans la R&D et, surtout, le domaine médical est devenu un lieu de spéculation financière de grande ampleur.
Pouvez-vous nous donner un exemple ?
Souvent, les investissements en R&D sont réalisés par de « jeunes pousses », qui sont ensuite rachetées par de grandes entreprises dans l’espoir d’un rendement important. C’est le cas du médicament contre l’hépatite C, dont le prix élevé fait scandale aujourd’hui. La financiarisation de l’économie médicale exerce une pression sur les industries pharmaceutiques, les poussant à privilégier le rendement à court terme et à négliger des recherches qui n’aboutiraient, le cas échéant, qu’à long terme.
Dans son rapport, le panel propose d’élaborer des « solutions créatives » pour remédier à ces problèmes. De quoi s’agit-il ?
Une première solution serait d’accroître la transparence des coûts et de renforcer ainsi le pouvoir des autorités chargées de fixer les prix des médicaments, afin que ceux-ci reflètent vraiment l’investissement consenti. Il faudrait aussi créer d’autres incitations à l’innovation que l’ampleur du marché et le monopole temporaire octroyé par les brevets.
Quel type d’incitations ?
Il s’agit soit d’incitations en amont, sous forme de subventions et de mise en commun de connaissances scientifiques privées et publiques, soit d’incitations en aval, comme la promesse d’achats en cas de succès du développement de nouvelles technologies biomédicales. L’exemple de certains partenariats publics-privés, telle l’initiative pour les maladies négligées (DNDi), montre ce qui peut être réalisé hors du cadre purement capitaliste.
Les États ont aussi la possibilité d’agir par le biais d’autres mécanismes, en autorisant la production de génériques même pour un médicament protégé par un brevet. La Colombie s’est engagée dans cette voie pour l’anticancéreux Glivec de Novartis. Pourquoi si peu de pays exercent-ils ce droit ?
L’Accord sur les aspects des droits de la propriété intellectuelle qui touchent au commerce prévoit en effet des exceptions en faveur de la santé publique. Ces flexibilités ont été confirmées dans la Déclaration de Doha de l’OMC. Malgré cela, les industries pharmaceutiques et les pays qui les hébergent n’ont cessé de faire pression pour une interprétation aussi restrictive que possible des droits des États. Les menaces de rétorsion commerciale suffisent parfois à faire reculer un gouvernement qui voudrait y recourir. Lorsqu’elle a entrepris les démarches en vue d’une licence obligatoire pour le Glivec, la Colombie a suivi les règles en tous points.
Comment jugez-vous l’attitude des États-Unis ou encore de la Suisse, qui ont voulu dissuader le Gouvernement colombien ?
Que des États fassent pression est choquant, surtout lorsque, comme les Etats-Unis, la menace touchait au financement de l’accord de paix entre le Gouvernement colombien et le mouvement Farc.
Les pharmas suisses sont très conservatrices sur les questions de propriété intellectuelle. Comment ont-elles réagi à votre rapport ?
J’ai le sentiment que la stratégie des industries pharmaceutiques, peut-être concertée sur le plan international, consiste à réagir le moins possible dans l’espoir que le rapport disparaisse du radar de l’opinion publique. Elles évoquent les vertus des droits de propriété intellectuelle, avec le reproche, implicite ou explicite, de nuire aux patients si on en souligne les lacunes. En Suisse, il n’y a pas eu de réaction virulente et la position du gouvernement, quoique proche de celle des États-Unis, a été plus diplomatique.
Mais sans l’engagement des États qui, comme la Suisse, possèdent une importante industrie pharmaceutique, vos recommandations ne pourront pas être mises en œuvre. Qu’attendez-vous du Conseil fédéral ?
J’attends de la Suisse qu’elle reste critique face aux pressions exercées par des industries pour s’opposer à l’usage des flexibilités prévues par la Déclaration de Doha et qu’elle ne les soutienne pas. Qu’elle garantisse la mise en œuvre effective d’une clause de sa propre législation permettant d’émettre une licence obligatoire pour fabriquer un médicament et l’exporter dans un pays dépourvu des capacités de production nécessaire, au cas où ce pays en aurait un besoin urgent. Et qu’elle soutienne le projet de mécanisme de financement de la R&D bloqué depuis trop longtemps à l’OMS.
Ce rapport permettra-t-il de réelles avancées ?
Un rapport de ce type n’est jamais qu’une boîte à outils d’arguments et de réformes. Tout dépend de qui utilisera ces outils. Je suis confiante sur le fait que les organisations actives dans ce domaine sauront s’en servir pour faire avancer les réformes nécessaires. Sur le plan international, la dynamique qui a marqué la première décennie du siècle, inspirée notamment par la bataille pour le traitement du VIH/sida, est relancée par ce rapport et par de nouveaux défis, comme la résistance croissante des bactéries aux antibiotiques. Il faut agir, car le droit à la santé appartient à tous et à toutes.
Quel regard portez-vous sur le rôle d’ONG comme Public Eye ?
De nombreux acteurs sociaux agissent en faveur d’une innovation médicale répondant aux réels problèmes des personnes et accessible pour tous : groupes de patients rendant visibles les besoins non satisfaits, scientifiques souhaitant que leur recherche n’aboutissent pas en premier lieu à enrichir les actionnaires, médecins confrontés à la difficulté de soigner, etc. Tous jouent un rôle important. Une organisation comme Public Eye, qui concentre ses efforts dans l’analyse des effets sur les populations les plus vulnérables des comportements d’entreprises, notamment celles situées en Suisse, fournit des faits précis qui alimentent un mouvement de défense des droits fondamentaux. Son action politique, en particulier l’initiative pour des multinationales responsables, est un aiguillon pour l’économie privée et le gouvernement, et alimente une prise de conscience.
Qu’est-ce qui vous a poussé à vous engager dans ce combat ?
La plus intolérable des inégalités entre riches et pauvres n’est-elle pas l’inégalité face à la souffrance et aux maladies que l’on sait guérir ?
Portrait: Ruth Dreifuss est membre de Public Eye depuis de nombreuses années. Conseillère fédérale de 1993 à 2002, elle dirigeait le Département de l’intérieur, en charge notamment de la santé, des assurances sociales et de la recherche scientifique. Depuis son retrait de la scène fédérale, cette grande dame s’engage dans le domaine de la santé publique, de la propriété intellectuelle et des droits humains.
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Cette interview a été publiée dans l'édition de janvier 2017 de Public Eye - Le Magazine. En tant que membre, vous le recevez cinq fois par an. Tous les numéros peuvent être commandés dans notre shop en ligne.
Plus d'informations sur cette thématique dans notre dossier sur les brevets et l'accès aux médicaments.