Les relations troubles des sociétés de négoce avec les élites politiques
16 juin 2014
Le 20 mars, Gennady Timchenko, fondateur du négociant pétrolier Gunvor, a été placé sur la liste des personnes faisant l’objet de sanctions de la part de Washington pour ses liens avec Poutine. Selon le Trésor américain, le président russe « détient des investissements dans Gunvor et pourrait avoir accès [à ses] fonds ». Vraie ou fausse, cette affirmation montre que les affaires des négociants helvétiques avec des personnes exposées politiquement (PEP) représentent un risque politique élevé pour la Confédération. Interrogé par plusieurs médias, le secrétaire général de l’Association des négociants de Genève (GTSA) minimise, quant à lui, le problème, affirmant que les sociétés de négoce « ne sont pas particulièrement exposées politiquement ».Gunvor, un cas isolé ? C’est faire fi de la réalité du secteur des matières premières. L’attribution de marchés publics, l’octroi de licences extractives, l’interaction avec des sociétés pétrolières, gazières ou minières étatiques, le paiement de redevances minières ou les prescriptions douanières sont autant d’activités où la proximité avec les autorités politiques est déterminante. Le fait qu’une large proportion des ressources naturelles mondiales soient localisées dans des pays dont la gouvernance est faible et où la corruption est endémique contribue à faire que le secteur des matières premières est particulièrement exposé aux risques de corruption. Le Conseil fédéral l’a d’ailleurs explicitement reconnu dans son rapport de base publié en mars 2013. De fait, des sociétés parviennent à s’assurer des contrats ou à obtenir l’accès à des ressources naturelles à des conditions défavorables aux Etats producteurs. De telles pratiques privent la population de ces pays riches en matières premières de la part de la rente qui leur reviendrait de droit et démontre le rôle central que la corruption joue dans la malédiction des ressources.
Des sociétés de négoce proches de PEP par dizaines
En février, un procureur genevois a ouvert une procédure contre Mako Trading SA, une société de négoce de charbon appartenant au fils de l’ex-président ukrainien, Viktor Ianoukovitch. S’il est rare que les liens de propriété entre une PEP et un négociant soient aussi clairs, les exemples de relations troubles entre des élites politiques de pays riches en ressources naturelles et des sociétés suisses de négoce ne manquent pas. La DB a pu en dénombrer une bonne dizaine, sans difficultés. Dans les pays africains où les négociants helvétiques dominent l’exportation de pétrole brut et l’importation de carburants, on peut presque parler de règle. En Angola, les autorités exigent des investisseurs étrangers qu’ils s’allient à des firmes locales détenues par des hommes du président Dos Santos. Trafigura, l’un des principaux négociants de brut – par ailleurs membre du GTSA – a ainsi formé un partenariat avec l’un des plus proches conseillers du président, le général Leopoldino do Nascimento. Cette joint-venture lui a permis d’obtenir le monopole de l’approvisionnement du pays en produits pétroliers, un contrat à 3,3 milliards de dollars en 2011.Genève regorge de petites firmes de négoce, surtout actives dans le pétrole, administrées ou détenues par des PEP ou par leurs proches, du Gabon, du Congo-Brazzaville ou du Nigeria. L’ex-URSS y est aussi bien représentée. Dans ces pays aux systèmes plus ou moins démocratiques, les élites kleptocrates détournent à leur profit une partie de la rente des matières premières. Privatisée, celle-ci sert à maintenir les élites au pouvoir et à les enrichir massivement. Avec la complicité des négociants, qui ferment les yeux sur les détournements en échange d’un accès aux ressources. Ou pire encore, ceux-ci participent à la création de structures opaques servant à masquer les bénéficiaires réels des transactions.
Les règles anti-blanchiment ne s’appliquent pas
Cette situation inacceptable tient notamment au fait qu’il est aisé de contourner les dispositifs anti-blanchiment par le négoce de matières premières. Si, depuis les années 1990, les intermédiaires financiers sont tenus en Suisse de s’assurer que les flux monétaires illicites ne pénètrent pas dans les circuits bancaires internationaux, aucun dispositif semblable n’empêche les flux de matières premières sales d’infiltrer les circuits commerciaux. Dans notre pays, aucune loi n’oblige les négociants à s’assurer de l’origine licite des matières premières qu’ils achètent. Les matières premières s’apparentent pourtant à des valeurs monétaires: elles sont liquides, miscibles, divisibles, standardisées, souvent stockables et leur origine est difficile à déterminer. Il est donc aisé d’utiliser les flux commerciaux de matières premières comme vecteurs d’enrichissement illicite. Un exemple : si Viktor Ianoukovitch s’était présenté auprès d’une banque suisse avec une mallette de cash, il aurait eu de la peine à la faire accepter. En revanche, créer en Suisse une société au nom de son fils qui achète du charbon vendu par l’Etat ukrainien à un prix inférieur au prix du marché, vendre ce charbon depuis la Suisse à des sociétés d’électricité allemandes, puis transférer l’argent (propre) venant de ces sociétés sur les comptes de la firme helvétique ne pose aucun problème. La preuve : il a procédé ainsi durant les quatre années de son règne, sans être inquiété.
Le secteur des matières premières doit être régulé
Seule une régulation pertinente du secteur des matières premières permettra d’éviter que la place suisse de négoce ne se rende complice de tels scandales. Cette régulation passe par une loi sur la transparence des paiements aux gouvernements, à l’instar de celles adoptées par les Etats-Unis et l’UE. L’activité de négoce doit y être incluse. Une réglementation doit aussi imposer aux négociants des devoirs de diligence destinés à prévenir l’entrée de matières premières sales dans les circuits commerciaux. Enfin, et cela ne concerne pas que le négoce, les ayants droit économiques des sociétés doivent être rendus publics, par exemple par le biais du Registre du commerce. Il est temps que le Gouvernement suisse prenne ses responsabilités pour endiguer la malédiction des ressources naturelles.