L'OMC fait du tourisme
1 novembre 2006
Alors que, en 1978, on recensait 27,3 millions d’arrivées dans les pays en développement, celles-ci s’élevaient à près de 271 millions en 2004. Durant la même période, les parts de marché des pays du Sud dans le tourisme mondial ont continuellement progressé pour passer de 11 à 36%. Le tourisme représente un tiers du commerce mondial des services. La plus grande part de ce marché revient aux pays industrialisés. En Suisse, par exemple, le tourisme occupe la troisième place des exportations avec 7% des recettes. Le tourisme joue également un rôle important dans de nombreux pays en développement comme source de devises et de création d’emplois. L’industrie touristique est le plus gros employeur du monde: on estime qu’elle emploie 200 millions de personnes.
Le tourisme, un remède contre la pauvreté?
D’innombrables exemples en provenance de destinations touristiques du monde entier montrent que les populations défavorisées – indigènes, minorités ethniques, femmes, enfants – sont les perdantes du développement touristique, parce que de plus en plus exploitées. Le tourisme crée certes des emplois, mais les conditions de travail – y compris dans le secteur formel – restent souvent précaires et les salaires très bas. L’Organisation internationale du travail (OIT) estime que 10 à 15% des places de travail dans le tourisme sont occupées par des enfants et des jeunes de moins de 18 ans. En outre, le tourisme ne génère pas seulement des emplois, mais contribue à la disparition de postes de travail dans des secteurs traditionnels comme la pêche ou l’agriculture. Le respect des droits fondamentaux des habitants des zones touristiques, comme le droit aux services de base et à des conditions de vie dignes ainsi que la participation démocratique au développement du tourisme, est l’une des conditions nécessaires à une répartition plus équitable des retombées du tourisme.
A qui profite le tourisme?
La Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (Cnuced) a évalué que 50% en moyenne seulement de ce qu’un touriste paie chez lui pour un voyage revient au pays de destination, quand celui-ci est en développement. Moins l’économie locale est développée, plus nombreux sont les produits qui doivent être importés pour les touristes et moins d’argent revient donc au pays d’accueil. De petits Etats insulaires ne réussissent souvent à en retenir que 10% ou moins. Dans certains cas, le tourisme peut représenter une perte pour les pays en développement. Selon de récentes enquêtes en Allemagne, plus de 80% des voyages dans les pays en développement sont organisés par des tour-opérateurs et vendus sous forme de forfait. Le Groupe de travail tourisme et développement a calculé, sur la base de données internes à la branche touristique, combien l’Afrique du Sud gagne sur un voyage à forfait vendu en Suisse avec une compagnie aérienne locale et un hébergement dans un hôtel de classe moyenne: 42% seulement du prix payé au voyagiste par les touristes suisses bénéficie effectivement à l’Afrique du Sud.
Les méfaits de l’OMC
Les mesures de libéralisation mises en place dans le cadre de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS) de l’OMC ont provoqué des changements considérables dans l’ensemble du secteur. La forte concurrence et la pression sur les prix ont entraîné un processus effréné de concentration. Un nombre restreint d’entreprises transnationales dominent l’industrie touristique mondiale. L’avenir est très incertain, car la concurrence entre les destinations continue de croître, les (bas) prix jouant un rôle de plus en plus important. Cette évolution permet difficilement aux pays en développement les plus pauvres de considérer le tourisme comme une source de revenus sûre.
En 1994 déjà, nombre de pays avaient accepté d’ouvrir leurs marchés touristiques, souvent en alléguant que le secteur était déjà largement libéralisé dans la pratique, mais aussi en raison de leur faible compréhension de la complexité du tourisme et de ses impacts sur la population locale. S’appuyant sur les expériences faites ces dernières années, les experts craignent que de nouvelles libéralisations ne s’accompagnent de conséquences encore plus négatives pour les pays du Sud.
Promesses non tenues
Lors du Cycle de l’Uruguay, beaucoup de pays en développement, dotés souvent d’un secteur tertiaire faible, ont refusé un accord sur les services. Les pays industrialisés les ont finalement convaincus d’accepter un tel accord en leur promettant de leur garantir un meilleur accès aux marchés internationaux ainsi qu’aux nouvelles technologies et aux réseaux d’information. Pourtant, dans la pratique, il s’est passé le contraire: l’accès leur est rendu plus difficile. Les systèmes informatisés de réservation en sont un exemple frappant: les voyagistes des pays en développement sont dépendants de ces systèmes qui appartiennent à des compagnies d’aviation et à des entreprises touristiques du Nord et déplorent l’impossibilité d’accéder aux systèmes de réservation, et donc de faire connaître leurs offres touristiques dans les pays industrialisés. Avec l’importance croissante de la technologie, le fossé entre le Nord et le Sud menace de s’agrandir. Alors que les pays en développement étaient en eux-mêmes compétitifs (notamment grâce au climat, à leurs plages, à leur culture ou à la biodiversité), leur accès aux réseaux d’information et aux systèmes de réservation en ligne devient décisif.
Libéralisés, privatisés, dépouillés!
La politique qui vise à attirer à tout prix les investisseurs étrangers se poursuivra sous la houlette de l’AGCS et renforcera les tendances déjà existantes à la privatisation. Après l’énergie et l’eau, on assiste de plus en plus souvent à la privatisation d’attractions touristiques comme les sites naturels et culturels. La privatisation de la terre et les spéculations qu’elle implique entraînent une augmentation massive du prix des terrains et dépouillent les populations les plus pauvres de l’utilisation de la terre assurant leur subsistance.
Au Kerala: Les Backwaters menacés
Le Kerala est l’une des destinations les plus prisées de l’Inde. Pour se prémunir contre les impacts négatifs de cet engouement, le Gouvernement du Kerala a promulgué, en 2005, une loi pour la préservation de la région (Conservation and Preservation of Areas Act). Cette loi lui donne la possibilité de définir des zones dans lesquelles les activités touristiques sont limitées (restriction du nombre d’hôtels et de visites organisées, mesures pour favoriser l’emploi local). Au Kumarakom, où se trouvent les célèbres Backwaters, le gouvernement régional a édicté, avec la population locale, une charte et des lignes directrices pour un tourisme durable et un contrôle de l’utilisation des ressources naturelles (terrains, eaux, rives). L’industrie touristique doit se tenir à ces lignes directrices et obtenir une autorisation pour tout projet. Elle doit aussi garantir une élimination de tous les déchets produits par ses activités qui soit respectueuse de l’environnement. En outre, 30% des postes de travail doivent être occupés par du personnel local, dans de bonnes conditions.
Ces mesures entrent en contradiction avec les objectifs de libéralisation prévus par l’AGCS; elles risquent d’être affaiblies voire annulées. Il s’agirait d’une sérieuse remise en cause du processus de décision démocratique local, sacrifié aux intérêts des investisseurs étrangers.