Cynique et absurde: des négociants suisses portent plainte contre des producteurs et productrices de café
Silvie Lang, 16 décembre 2021
Comme Reuters le rapportait en novembre, l’augmentation du prix du café vert sur le marché boursier a poussé des producteurs et productrices du Brésil, de Colombie et d’Éthiopie à refuser de livrer leur récolte aux grands négociants en dépit des contrats d’achat conclus, dans l’espoir de pouvoir la vendre au tarif plus élevé actuellement en vigueur. Certaines maisons de négoce, dont LDC, Volcafe et Olam, craignent désormais pour leurs stocks et entreprennent des démarches judiciaires afin de réclamer les fèves avec l’aide des autorités de poursuite pénale.
Comment des négociants au chiffre d’affaires mirobolant en sont-ils arrivés à poursuivre de petites exploitations de café?
L’offre diminue, les prix augmentent
De longues périodes de basses températures, de gel, mais aussi de sécheresse dans les régions de caféiculture au Brésil, principal exportateur mondial, ont entraîné cette année une baisse massive des récoltes. Au Vietnam, deuxième exportateur mondial de café vert, des difficultés d’ordre logistique, comme un nombre insuffisant de conteneurs maritimes à disposition, engendrent toujours des retards de livraison. Et en Colombie, numéro trois mondial, des pluies ont gâché une récolte qui s’annonçait exceptionnelle. Avec en outre le manque de main-d’œuvre sur les plantations en raison de la pandémie de Covid-19, l’offre de café vert a diminué, faisant grimper les prix en bourse.
Une bonne nouvelle pour les quelque 25 millions de personnes qui produisent du café à travers le monde?
Ces dernières annés, le prix d’achat du café s’était effondré et avait atteint son niveau le plus bas depuis dix ans.
En parallèle, les coûts de production ont constamment augmenté pour les familles productrices de café, et cette culture a cessé d’être rentable pour beaucoup d’entre elles, contraintes de vendre leurs récoltes à un tarif ne couvrant même pas les frais engagés. Le nombre de cultivateurs et cultivatrices de café ayant sombré (encore plus) dans la pauvreté a dramatiquement augmenté. Selon le Baromètre du cacao 2020, la part des producteurs et productrices vivant en-dessous du seuil de pauvreté absolue – fixé à 1,90 dollar US par jour – a augmenté de 44% au Cameroun et de 50% au Nicaragua en 2018 et 2019.
Tout bénef’ pour les négociants
Maintenant que les prix ont connu une augmentation allant jusqu’à 60% en une année, les perspectives sont bien plus réjouissantes pour les familles productrices de café, qui vont directement en profiter. N'est-ce pas? Comme vous vous en doutez, ce n’est pas si simple. La vente du café vert est généralement fixée plus d’un an avant sa récolte. Les exploitations et les négociants signent un contrat stipulant la quantité, la qualité, la date de livraison et le prix d’achat; ce dernier étant calculé sur la base du «prix à terme», c’est-à-dire du prix sur le marché boursier attendu au moment de la récolte. Si les tarifs dépassent pendant l’année le niveau attendu, comme c’est actuellement le cas, les négociants sont gagnants. Au moment de la récolte, ils peuvent obtenir le café vert à un tarif inférieur à celui du marché, comme le prévoit leur contrat, puis le revendre au prix actuel.
Pas de revenu vital pour les familles productrices
Les familles productrices sont désavantagées et doivent vendre leur récolte à un prix nettement inférieur à celui du marché. Une situation qui les pousse à se défendre, et elles ne sont pas les seules: comme l’a rapporté Reuters au printemps dernier, des cultivateurs et cultivatrices de soja brésilien ont également essayé de vendre leur récolte à un tarif supérieur à celui convenu contractuellement. Et comme pour le café, les principaux négociants de soja, Archer Daniels Midland (ADM), Bunge, Cargill et LDC, ont engagé des poursuites. Ils ont eu recours à la surveillance par satellite, à l’espionnage et à toute une armada d'avocat·e·s pour tenter de contraindre les exploitations à leur vendre leur soja.
Comme les agriculteurs et agricultrices doivent souvent vendre leur récolte à un prix inférieur aux coûts de production, leur réaction est compréhensible.
Tant que les négociants ne seront pas prêts à payer un prix qui garantisse un revenu vital, ils devront faire face à une opposition croissante. Cela ne leur plaît évidemment pas puisqu’ils ont l’habitude de profiter de la situation en toute quiétude.
Le négoce de café en mains suisses
Vous vous demandez comment cela est possible? Le secteur du café est extrêmement concentré, une poignée de grandes sociétés dominent les chaînes de valeur internationales. Selon le Baromètre du cacao 2020, cinq négociants – Neumann Kaffee Gruppe (NKG), LDC, ECOM Agroindustrial (ECOM), Volcafe et Olam – négocient à eux seuls la moitié du café vert mondial. Ces multinationales dirigent leurs activités depuis leurs bureaux helvétiques, faisant de la petite Suisse la première place mondiale du négoce de café.
L’énorme pouvoir qu’ils exercent sur le marché, et donc dans les négociations, leur permet de dicter les conditions contractuelles, et de fixer ainsi des prix d’achat inférieurs au niveau vital. Or ils ne dominent pas uniquement le négoce, mais investissent aussi de plus en plus la culture des matières premières, ce qui renforce encore leur toute-puissance. Comme le montrent nos recherches «Les territoires suisses d’outre-mer», ils contrôlent aussi des plantations de café et sont directement responsables des abus qui y sont perpétrés, tels que des accaparements de terre et des violations du droit du travail. Ces quelques puissants négociants sont opposés à 25 millions de producteurs et productrices dont le pouvoir de négociation est quasiment inexistant.
La plupart n’ont pas non plus accès aux moyens permettant de faire face à la baisse des prix, à la différence des négociants. Ces derniers peuvent se protéger en bourse contre le risque de fluctuations des prix. Par exemple, si une augmentation est attendue à la bourse, les négociants parient simplement sur une baisse des prix et peuvent ainsi compenser les pertes. Mais les producteurs et productrices sont directement exposé·e·s à la chute du prix des matières premières, qui représente une menace existentielle.
Il est temps que les négociants agricoles suisses revoient leur modèle d'affaires.
Les prix d’achat devraient tenir compte des coûts et des besoins des cultivateurs et cultivatrices, et leur garantir un revenu vital, plutôt que d’être uniquement dictés par les négociants et le «marché». Nous en sommes malheureusement encore très loin. Tant que le secteur du négoce agricole continuera de miser sur la pauvreté et l’exploitation, en refusant de payer un prix juste et équitable pour les matières premières, qui pourra blâmer les producteurs et productrices de s’opposer à ces injustices par tous les moyens à disposition?
«Ne doutez jamais qu'un petit nombre d'individus conscients et engagés puisse changer le monde. C'est en fait toujours ainsi que le monde a changé.» (Margaret Mead)
Silvie Lang travaille pour Public Eye depuis huit ans. Quand elle ne se penche pas sur le rôle de la Suisse dans le secteur du négoce agricole, elle se passionne pour la pâtisserie et mange des biscuits.
Contact: silvie.lang@publiceye.ch
Twitter: @silvielang
Ce texte est une traduction de la version originale en allemand.
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