En cas d’urgence, tirez sur la blockchain!
Adrià Budry Carbó, 22 juin 2021
Les voies de la blockchain sont infalsifiables. C’est peu ou prou sur cette pierre qu’a été bâtie l’Église de Satoshi Nakamoto, l’inventeur de ce registre comptable numérique et décentralisé qui permet de stocker et de transmettre des informations sans qu’il soit possible de les altérer. On ne sait toujours pas qui se cache derrière le pseudonyme, mais son Évangile selon la chaîne de blocs a fait son bout de chemin dans l’imaginaire collectif comme chez les agences marketing et les cellules de crise des entreprises globalisées. Il suffit désormais de brandir son nom et ses infalsifiables corollaires pour éteindre le débat sur la traçabilité des produits de consommation, l’origine précise des minerais de conflit ou la question du blanchiment d’argent.
En résumé: «Promis, tout va mieux se passer».
La blockchain est devenue la solution 3 en 1 de l'économie dématérialisée. Elle offre une réponse numérique à des problèmes matériels. Elle répond à toutes les questions, de l’origine du cobalt, en passant par l’authentification des montres ou des sacs à main, ou l’acquisition de biens rares et insolites comme des signatures (électroniques) de sportifs via la marque de vignettes Panini. Même l’Église catholique y réfléchirait pour enregistrer des sacrements religieux comme les baptêmes ou améliorer la transparence dans les donations et répondre aux allégations de blanchiment d’argent de la Banque du Vatican. Bloc-kchain: deux syllabes qui se doivent désormais de saupoudrer tout communiqué de presse digne de ce nom.
Un certain goût pour l’absurde
Et comme le journaliste est un mammifère doté d’une certaine propension au cynisme et d’un goût pour les situations absurdes, je tenais à ce que l’anecdote suivante ne tombe pas dans l’oubli. Direction l’État agricole de São Paulo (Brésil), lors d’un face-à-face tendu avec les sept communicants de Louis-Dreyfus Company (LDC). La multinationale, qui gère ses activités agricoles depuis Genève, refuse de révéler la liste de ses fournisseurs d’oranges pour des raisons «stratégiques». Elle renvoie pourtant le curieux reporter vers une vidéo de la BBC sur les efforts de transparence de l’industrie agricole pour «connecter le fermier au consommateur».
Et c’est parti pour 19,32 minutes de journalisme euphorique, bouteille de jus d’orange en main, d’images de drone et de mots qui sonnent creux. Traçabilité, transparence, durabilité, la multinationale du jus d’orange promet même à ses consommateurs néerlandais qu’ils peuvent envoyer, en scannant un code QR, des messages texte ou des photos d’eux-mêmes aux fermiers qui ont produit le contenu de leur bouteille. Bienvenue dans le monde du blockchain-washing.
Sur place, LDC n’a en réalité aucune envie de partager des informations ni de faciliter l’accès physique à ses fermes ou à ses cueilleurs d’oranges du Nordeste brésilien, qui vivent dans la peur de représailles. Sa solution numérique n’en est pas une non plus. Du moins pas du point de vue d’un système décentralisé.
De quoi blockchain est-il le nom?
Comme pour 98% des entreprises, la «blockchain» de Louis-Dreyfus est en réalité une plateforme basée sur la technologie blockchain. Ces initiatives privées, qui sont à la blockchain ce que le Fanta est au jus d’orange, pullulent désormais dans tous les secteurs économiques. Elles peuvent imiter le code de la version originale, avec l’alignement de «blocks» correspondant à des informations validées par une autorité, mais ne sont en aucun cas décentralisées ou accessibles au public pour vérification. Le système repose donc entièrement sur la crédibilité des acteurs qui sont censés vérifier et valider eux-mêmes les transactions qui les concernent.
Si cela n’en a ni l’odeur ni la saveur, pourquoi continuer à appeler ces initiatives privées «blockchain»? «Pour moi, l’idée est totalement contre-intuitive. À moins que la plateforme ne soit auditée, les banques et les multinationales ont tout loisir de modifier ou d’annuler des transactions sur leur blockchain», soutient Federico Paesano, un collaborateur d’Europol qui coordonne aussi le programme de cours Cryptomonnaies et lutte anti-blanchiment d’argent au Basel Institute. Pas étonnant que l’économie privilégie sa propre tuyauterie numérique plutôt que de parler de ses sources d’approvisionnement.
La lutte contre la criminalité en col blanc souffre également de ces lacunes.
«Les blockchains privées ou centralisées permettent aussi à des acteurs mal intentionnés de blanchir de l'argent ou de dissimuler d'autres délits financiers – contrairement à une blockchain publique où les informations sont validées par la communauté et donc en fait immuables», souligne Federico Paesano.
Une histoire d’étiquettes
La source de l’information, c’est l’autre grand problème. Admettons que notre donnée devienne infalsifiable une fois validée par la communauté ou une autorité, qu’est-ce qui prouve qu’elle n’était pas erronée dès l’origine ? Mon ancien chef de département se plaisait à comparer la blockchain à une étiquette. Celles-ci peuvent bien évoluer du carton au plastique puis au numérique, c’est le contenu du sac qui est important. Au final, si l’on venait à intervertir deux cargaisons de coltan (un minéral de conflit), l’une provenant d’une mine du Kivu (RDC) contrôlée par un groupe armé et l’autre d’une mine légale, vous véhiculerez une information d’autant plus fausse qu’elle sera inaltérable et s’appuiera sur toute la légitimité de la blockchain.
Vous en doutez ? Le blogueur spécialisé dans les nouvelles technologies Terence Eden est parvenu, en 2018 déjà, à s’authentifier comme l’auteur du tableau La Joconde grâce à un système de certification d’art basé sur la blockchain.
Celui-ci a dû rappeler sur son blog qu’il n’est pas le génie italien Leonard de Vinci, qui a peint Mona Lisa au début du XVIe siècle. Et qu’il est impossible de couvrir de technologie un problème social tel que la confiance. Que l’on pense aux multinationales de l’orange et des minerais ou aux grands bijoutiers, difficile de le contredire.
«En junior, mon entraîneur disait que pour gagner un match, il faut mettre la tête là où d’autres n’osent pas mettre le pied. Il avait peut-être raison.»
Membre de l’équipe d’investigation de Public Eye, Adrià Budry Carbó travaille sur le négoce de matières premières et sur son financement. Passé par Le Temps et le groupe Tamedia, il a aussi roulé sa bosse au Nuevo Diario du Nicaragua, dans une autre vie.
Contact: adria.budrycarbo@publiceye.ch
Twitter: @AdriaBudry
Le blog #RegardDePublicEye
Nos expert∙e∙s, journalistes et porte-parole commentent et analysent des faits surprenants, cocasses ou choquants, liés aux pratiques des multinationales et à la politique économique. Depuis les coulisses d’une ONG d’investigation, et en portant un regard critique sur le rôle de la Suisse.