Les cigarettes suisses font toujours un tabac à l’étranger
Romeo Regenass, 4 février 2022
En 2019, la journaliste indépendante Marie Maurisse révélait, dans une enquête soutenue par le Prix d’investigation de Public Eye, que les cigarettes que les multinationales suisses du tabac exportent en Afrique sont beaucoup plus toxiques que celles qu’elles commercialisent sur les marchés helvétique et européen: les clopes fabriquées dans des usines suisses mais vendues par exemple au Maroc sont beaucoup plus fortes, plus nocives et plus addictives que celles vendues ici.
Ce scandale est le résultat de l’une des manœuvres à l’aide desquelles la Confédération – main dans la main avec la place économique suisse et ses lobbyistes – se présente comme un îlot de liberté dès qu’il y a de l’argent à faire. La Suisse n’a par exemple toujours pas repris la directive de l’Union européenne sur le tabac qui est entrée en vigueur en 2014 et interdit entre autres la production de tabacs manufacturés à fort dosage: dans l’UE, il est interdit de fabriquer des cigarettes dont les niveaux d’émission peuvent excéder 10 milligrammes de goudron, 1 milligramme de nicotine et 10 milligrammes de monoxyde de carbone.
Un lobbyiste du tabac au Conseil des États
Mais pas chez nous: les Suisses et Suissesses sont libres et ne laissent pas l’UE gâcher leurs affaires. C’est ce qu’avait à l’esprit le Neuchâtelois Laurent Favre quand il a demandé, dans sa motion de 2010, «d'exclure le chapitre tabac des négociations en cours avec l'UE visant un accord sur la santé publique». Selon lui, il ne s’agirait pas là d’une question de santé publique mais plutôt du «core business des entreprises installées en Suisse: Philip Morris International (PMI) sur Neuchâtel et Vaud, British American Tobacco (BAT) au Jura et sur Vaud, Japan Tobacco International (JTI) à Lucerne et sur Genève». Et d’ajouter: «La problématique est donc particulièrement sensible pour ces 5 cantons en matière d'emplois (5000 postes directs) mais aussi pour ce qui est des centaines de millions francs de rentrées fiscales issues de l'export».
L’élu PLR savait très bien de quoi il parlait: un an avant le dépôt de sa motion, Philip Morris avait investi 120 millions de francs dans la construction d’un centre de recherche et de développement à Neuchâtel, qui avait créé 400 nouveaux emplois dans le canton. Le Conseil national et le Conseil des États ont approuvé la motion de Favre en 2012. Et les électeurs et électrices de Neuchâtel ont su le remercier: depuis 2014, le lobbyiste de la cigarette est conseiller aux États.
Le Maroc, premier marché étranger
Grâce à Laurent Favre, les exportations sont restées la principale source de revenus des trois multinationales suisses du tabac; 75% environ de leur production sur notre sol est exportée. C’était il y a déjà trois ans, quand Public Eye avait couvert le sujet. Mais aujourd’hui, le Maroc a détrôné le Japon en tant que premier pays importateur. De janvier à novembre 2021, plus de 4 milliards de cigarettes ont été exportées vers ce pays d’Afrique du Nord, soit plus que le total de l’année 2018 ou 2019. L’Afrique du Sud et l’Arabie saoudite se partagent la deuxième place du classement avec 3,4 milliards d’unités.
L’Afrique et le Moyen-Orient sont particulièrement importants pour nos dealers de nicotine: si l’on fume (de manière conventionnelle) de moins en moins en Europe et aux États-Unis, la tendance est contraire au sud et à l’est de la Méditerranée, comme le montrent les chiffres de l’Organisation mondiale de la Santé. L’industrie suisse du tabac exporte donc sans scrupules son modèle d'affaires toxique dans des pays à faible réglementation, où elle cible principalement les jeunes, une clientèle qui fume et paie plus longtemps.
Il n'est dès lors pas surprenant que les multinationales suisses montent au créneau pour s’opposer à l’initiative «Enfants sans tabac». Et qu’elles fassent notamment le forcing auprès de celles et ceux qui jouent un rôle central pour la formation d’opinion dans notre démocratie: les journalistes. Japan Tobacco International (JTI) s’est particulièrement adonné à l’exercice: la multinationale, dont le siège est domicilié à Carouge (GE) et qui détient un site de production à Dagmersellen (LU), est sponsor Gold du Prix des journalistes zurichois et soutient depuis des années le Swiss Media Forum, comme l’indiquait Medienwoche en 2021. Mais le milieu de la presse reste néanmoins critique: même la NZZ, notoirement favorable aux milieux économiques, qualifie aujourd'hui la Suisse de «paradis pour les multinationales du tabac».
Tous les cantons qui abritent des multinationales sont bien sûr fortement représentés dans le comité contre l’initiative, la palme revenant à Lucerne (où JTI détient un site de production) avec cinq des neuf membres de son Conseil national et un conseiller aux États. Le canton de Vaud, nettement plus grand et siège de BAT et PMI, compte quand même dans le comité pas moins de cinq membres de son Conseil national.
Mais il n'est pas question d’argent ici, seulement de liberté...
«Je crois que chacun de nous devrait être jugé pour ce qu’il a fait. Si l’on devait croire tous les discours, nous serions tous bons et irréprochables.» Giovanni Falcone, juge antimafia italien, assassiné en 1992
Au cours de sa longue carrière de journaliste économique,
Romeo Regenass a pu constater que, pour les entreprises, la fin justifie souvent les moyens. Après un passage éminemment instructif dans la communication, il est heureux de retrouver le journalisme en tant que rédacteur du Magazine de Public Eye.
Contact : romeo.regenass@publiceye.ch
Twitter: @romeorainwet
Ce texte est une traduction de la version originale en allemand.
Le blog #RegardDePublicEye
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