L'impôt heureux de la multinationale vaudoise
Adrià Budry Carbó, 19 février 2022
«Les défis macro-économiques et environnementaux ainsi que l’instabilité géopolitique ont bouleversé les fondamentaux de l’industrie du négoce de matières premières et de la trituration des oléagineux.»
C’est le constat fait par l’administration vaudoise dans sa correspondance confidentielle de juin 2020, mais plus si secrète, avec le géant du négoce agricole Archer Daniel Midlands (ADM) – que nous nous sommes procurée grâce à un spécialiste du DarkNet, tout comme Le Temps, RTS et 24 Heures. Si le registre lexical tient plus de la note d’un analyste financier que du patois d’un bureaucrate, c’est que le fonctionnaire vaudois a repris à son compte une bonne partie des arguments de la multinationale, venue quémander à la rue Caroline (siège du département de l’économie) pas moins de 75% de réduction fiscale.
Des contribuables heureux
Coté au New York Stock Exchange, ADM sortait pourtant d’une décennie d’exemption fiscale. Fondé en 1923 dans l’Etat du Delaware (également connu pour son climat fiscal tempéré), le groupe débarque en 2007 sur la Riviera lémanique, où il obtient trois cadeaux de bienvenue:
- Une exonération totale de l’impôt cantonal sur les bénéfices nets et le capital pendant dix ans (reconductible après cinq ans).
- Une exonération totale de l’impôt communal sur les bénéfices nets et le capital pendant dix ans (reconductible après cinq ans).
- Une exonération totale de l’impôt fédéral... Bref.
Du côté de la capitale vaudoise et de Rolle, il s’en trouve certainement pour jubiler. La venue d’une telle multinationale couvre de prestige celles et ceux qui ont négocié les conditions de cette implantation. La nouvelle filiale ADM International Sàrl s’engage à créer jusqu’à 117 postes dans ce qui sera son nouveau quartier général européen et son centre de négoce de céréales et produits oléagineux. En échange de ce traitement de faveur fiscal, la société s’engage à ne pas démembrer sa structure et à ne pas délocaliser jusqu’à cinq ans au moins après la fin de l’exonération, soit 2022.
Alors que le grand argentier Pascal Broulis théorise dans un ouvrage (2011) l’impôt heureux des contribuables vaudois, c’est la direction et les actionnaires d’ADM qui rigolent.
Sale temps pour les multinationales
La multinationale n’a en effet pas respecté les clauses de son contrat. Bien sûr, elle a dépassé les attentes en termes d’emploi, faisant gagner 184 contribuables au canton de Vaud (sur 815 000 habitant·e·s). Mais à mi-parcours, la multinationale s’est débarrassée de sa division cacao, et ses résultats imposables sur le canton (71,4 millions de francs) sont 3,5 fois inférieurs aux projections de 2012.
Cela n’a pas empêché ADM de revenir à la charge en janvier 2020, un an après la fin de sa décennie «heureuse».
Déjà lassée d’assumer sa charge fiscale, la multinationale souligne, dans sa demande d’exonération, avoir payé 45 millions de francs d’impôts sur le bénéfice et se préparer à payer encore 10 millions pour 2019. On serait tenté d’interrompre: «C’est bien pour cela que l’on est allé vous chercher», mais le fonctionnaire vaudois est plus compréhensif.
L’argumentaire corporatiste se poursuit, évoquant des temps difficiles pour les négociants en raison des guerres commerciales, l’accélération de la transmission des informations, la concurrence internationale et même une météo défavorable. Curieusement, les six milliards de dollars d’acquisitions effectuées par la multinationale entre 2014 et 2019, «principalement en Europe», servent d’argument pour illustrer ce besoin entrepreneurial de se réinventer en développant une «approche holistique de la nutrition». Vaud, et toute la région lémanique, se prennent de nouveau à rêver à leur food valley, créé autour de Nestlé, Givaudan/Firmenich, des foodtechs et des antennes des négociants étasuniens ou chinois.
Mais déjà ADM assène cet argument au parfum de menace: «l’obtention de l’exonération fiscale temporaire permettrait ainsi d’égaliser le coût total lié à l’implantation du projet dans ce canton par rapport à d’autres sites envisagés».
La souplesse extensive de l’État vaudois
Si la multinationale aux 64,4 milliards de dollars de chiffre d’affaires est si offensive, c’est peut-être parce que son nouveau «projet» ne remplit pas non plus les critères de l’allègement fiscal. Il prévoit la création, d’ici 2025, de 35 postes (plus 12 laborantin·e·s chipé·e·s à Genève) et un investissement de six millions de francs (dont cinq de loyer) dans l’aménagement d’un centre de recherche et développement.
Deux conditions insuffisantes, selon la grille d’analyse des fiscalistes vaudois·e·s. Mais pas de quoi se laisser démonter. Osant reprendre à son compte l’argument des fondamentaux qui vacillent et des nécessaires «synergies opérationnelles et commerciales», l’administration est déjà séduite par l’idée que la réorientation du modèle d’affaires du groupe aux 39 000 employé·e·s se fasse autour de ces 35 nouveaux employé·e·s «rollois».
A deux reprises, elle laisse ainsi entendre que le Conseil d’ État peut «faire preuve de souplesse», à condition qu’ADM fasse une donation de 500 000 francs en faveur de la recherche vaudoise. Et ce sera finalement 50% d’allègement sur dix ans, au lieu des 75% demandés. Pas chiche le Conseil d’État.
Une affaire qui roule malgré la pression internationale
Ces petits arrangements administratifs peuvent surprendre. Sous la pression de l’OCDE, la Suisse a dû mettre fin, au 1er janvier 2020, à ses statuts spéciaux dans le cadre de sa réforme fiscale RFFA. Comprenez par-là: sa capacité à courtiser un groupe international en lui attribuant de manière pérenne (c’est le mot-clé), en échange de l’implantation d’une filiale, des privilèges fiscaux par rapport aux entreprises indigènes. La loi laisse pourtant encore une très large marge de manœuvre aux autorités cantonales en ce qui concerne des exemptions temporaires visant à appâter le chaland.
Un système tout sauf transparent, avec ses négociations secrètes et des critères qui ne répondent à aucune logique objective.
La pratique des exemptions fiscales «inféode les politiciens aux sociétés qu’ils tentent désespérément de faire venir. Le Parlement n’a aucun contrôle sur ces procédures.» Samuel Bendahan, conseiller national (PS/VD)
Monsanto a pourtant été condamné, en décembre dernier, à s’acquitter de 35 millions de francs pour ne pas avoir respecté les clauses de sa convention d’exonération fiscale. La multinationale de l’agrochimie avait domicilié en 2004 son siège européen à Morges mais s’est fait racheter, en 2016, par le groupe allemand Bayer pour 63 milliards de dollars. Un peu trop pressés de «rationnaliser» leur structure, les nouveaux propriétaires sont partis en 2020, soit cinq ans avant la fin de leurs obligations. C’est ce qu’a estimé le Tribunal fédéral, suite à une procédure initiée en 2019 par un désormais ex-député vaudois.
L’harmonisation de la fiscalité des multinationales, poussée par l’OCDE avec son taux à 15%, pourrait mettre fin à ces pratiques à l’horizon 2024. Mais la Suisse et d’autres destinations fiscales se sont déjà aménagées des exceptions, notamment celle pour les entreprises avec moins de 10% de marge. Bonne nouvelle pour ADM: malgré ses dizaines de milliards de ventes, la sienne – comme celle de tous les négociants de matières premières – se situe en-dessous, à 4,027%. Un chiffre en progression quasi constante depuis cinq ans. Alors répétez après moi: «Les défis macro-économiques et environnementaux…»
«En junior, mon entraîneur disait que pour gagner un match, il faut mettre la tête là où d’autres n’osent pas mettre le pied. Il avait peut-être raison.»
Membre de l’équipe d’investigation de Public Eye, Adrià Budry Carbó travaille sur le négoce de matières premières et sur son financement. Passé par Le Temps et le groupe Tamedia, il a aussi roulé sa bosse au Nuevo Diario du Nicaragua, dans une autre vie.
Contact: adria.budrycarbo@publiceye.ch
Twitter: @AdriaBudry
Le blog #RegardDePublicEye
Nos expert∙e∙s, journalistes et porte-parole commentent et analysent des faits surprenants, cocasses ou choquants, liés aux pratiques des multinationales et à la politique économique. Depuis les coulisses d’une ONG d’investigation, et en portant un regard critique sur le rôle de la Suisse.