Procédures-bâillons: la Suisse doit mieux protéger la liberté de la presse
Angela Mattli, 25 août 2022
Depuis que j’ai commencé à travailler pour Public Eye, en novembre 2021, nous avons fait l’objet de quatre menaces de poursuites. Quand j’ai demandé à mes collègues comment faire face à ces tentatives d’intimidation, on m’a répondu : « Il faut s’y habituer. Ça fait partie de notre quotidien. » Les courriers d’avocat·e·s en réaction à nos enquêtes critiques sur des multinationales ou des oligarques font malheureusement partie de notre travail depuis longtemps. Ils peuvent déboucher sur de lourdes procédures judiciaires qui doivent être prises en considération dans nos calculs de budgets pour la planification et la mise en œuvre de nos enquêtes.
Ces cinq dernières années, Public Eye a dû faire face à quatre actions en justice, aucune d’entre elles n’ayant mené à une condamnation. C'est beaucoup pour une organisation de notre taille ! Je pense aux innombrables heures de travail, aux nuits blanches et aux ressources financières que ces procédures ont demandées pour défendre un principe si fondamental mais malheureusement menacé : le droit pour notre association de faire son travail en tant que représentante vigilante de la société civile. Les derniers rebondissements de l’affaire du Bruno Manser Fonds (BMF) montrent que nous ne sommes pas seul·e·s et que cette pratique est en fait systématique. En juillet dernier, le BMF a remporté un important succès d’étape dans le combat qu’il mène depuis des années pour se défendre face à la famille Taib : le Ministère public de Bâle a classé la procédure pénale engagée contre le directeur Lukas Straumann. Mais une procédure civile est encore en cours. La famille Taib réclame la suppression de 250 documents critiques. Ce combat a déjà coûté à l’ONG « une somme avoisinant les 500 000 francs ». Pour un résultat encore incertain.
Une question se pose alors : de telles procédures-bâillons sont-elles des phénomènes isolés ou sont-elles la manifestation d’une volonté croissante de museler la société civile ? Que prévoit actuellement la législation suisse pour protéger les journalistes et ONG ?
Dans les postes que j’ai occupés par le passé, j’ai régulièrement été confrontée à des attaques envers la société civile et les personnes qui défendent les droits humains dans diverses régions du monde. La dynamique et les conséquences de ces actions sont dévastatrices. L’autocensure est souvent le dernier moyen de se protéger de ces attaques.
Mieux protéger les lanceurs et lanceuses d’alerte
De tels scénarios menacent de se produire aussi en Suisse, où les journalistes d’investigation et les lanceurs et lanceuses d’alerte ne bénéficient que d’une maigre protection. Et ce à dessein. La stabilité est le cœur de notre système politique et le pilier central du modèle d’affaires sur lequel repose notre prospérité. Et s’il y a bien une chose que ce système veut éviter à tout prix, ce sont les perturbations. Si les informateurs et informatrices bénéficient désormais d’une protection particulière dans l’Union européenne grâce à une législation spécifique, la dernière proposition du Conseil fédéral a été rejetée pour la deuxième fois par le Parlement en 2020. Elle est donc désormais enterrée. Le Conseil fédéral semble avoir du mal à se remettre de cet échec et il ne prévoit pas de repasser à l’offensive. Mais il reste une lueur d’espoir : le canton de Genève a approuvé une loi sur la protection des lanceurs d’alerte qui est entrée en vigueur fin mars 2022. D’autres cantons pourraient – et devraient enfin – lui emboiter le pas.
L'article 47
Après la publication des « Suisse Secrets » en février 2022, l’article 47 de la loi suisse sur les banques (violation du secret bancaire) a bénéficié d’une grande attention : le texte prévoit une lourde amende ou même une peine d’emprisonnement pour toute transmission de certaines informations bancaires, que ces données aient ou non un grand intérêt public (comme c’était le cas des « Suisse Secrets » et d’autres fuites d’informations). Cela a notamment eu pour conséquence que la cellule enquête de Tamedia a renoncé à collaborer avec le consortium international de journalistes qui a analysé et publié les données fuitées sur Credit Suisse.
Ce qui est valable pour les journalistes l’est aussi pour les ONG: depuis le renforcement de l'article 47 de la loi sur les banques en 2015, toute personne qui publie des données bancaires volées se rend coupable de violation du secret bancaire. Depuis lors, nous devons aussi constamment nous demander comment nous y prendre avec les fuites de données de banques suisses. Les récentes discussions sur le gel des avoirs d’oligarques montrent toute l’importance de telles informations internes sur les comportements immoraux ou illégaux d’entreprises. Grâce aux « Suisse Secrets », l’Union européenne (UE) a pu étendre ses sanctions à d’autres membres de la famille d’oligarques russes. Ces sanctions ont ensuite été reprises en Suisse. La boucle était ainsi bouclée.
Malgré la critique internationale qui ne cesse de croître, le Conseil fédéral tient dur comme fer à limiter la liberté de la presse à travers le secret bancaire. Sa réponse à la critique d’Irene Khan, Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la liberté d’opinion et d’expression, paraît bien lacunaire : il affirme n'avoir connaissance d’aucune procédure judiciaire en la matière. Un bel exemple d’autocensure.
Des attaques contre l’exonération fiscale des ONG
Troisième élément visant à dissuader et à intimider la société civile suisse : les attaques orchestrées au Parlement contre des ONG pendant la campagne de votation sur l’initiative pour des multinationales responsables. Le lobbyiste de Glencore Ruedi Noser a par exemple déposé une motion visant à mettre un terme à l’exonération fiscale des organisations d’utilité publique quand celles-ci sont (trop) actives sur le plan politique. Ces attaques envers un droit démocratique fondamental ont heureusement pu être déjouées.
Le travail d’enquête des ONG et des médias se heurte actuellement à de nombreux obstacles en Suisse.
Les procédures-bâillons ne sont que la pointe de l’iceberg qui se dresse devant les efforts de recherche de la société civile et des journalistes d’investigation.
Plutôt que de simplifier le recours à des mesures superprovisionnelles et d’encourager ainsi les procédures-bâillons, comme c’est le cas avec la révision du Code de procédure civile de mai 2022, le Parlement doit prendre exemple sur l’UE et édicter lui aussi une loi contre les « poursuites stratégiques altérant le débat public ». Il faut en outre immédiatement revoir le secret bancaire afin de protéger la liberté de la presse et relancer le processus parlementaire pour permettre une loi nationale solide sur les lanceurs et lanceuses d’alerte.
« L’important, c’est l’information, pas ce que l’on en pense. » (Anna Politkovskaya)
Angela Mattli est membre de la direction de Public Eye et responsable du département thématique Matières premières, commerce et finance. Un poste qui lui a rapidement valu de se familiariser (un peu trop à son goût) avec les registres cantonaux des avocat·e·s.
Contact: angela.mattli@publiceye.ch
Twitter: @AngelaMattli
Ce texte est une traduction de la version originale en allemand.
Le blog #RegardDePublicEye
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