Quand la Déclaration de Berne mettait le cap sur le travail d’investigation
Rudolf Strahm, 15 juin 2022
Les recherches historiques menées par Romeo Regenass pour son article «Quand Public Eye découvrait comment des multinationales suisses avaient infiltré l’ONU» dans l'édition de juin du magazine de Public Eye sont pertinentes et exactes – je peux le confirmer en tant que témoin direct à l’époque.
Les souvenirs me reviennent à la lecture de ce texte, 44 ans après les faits. Je me rappelle la pression intense à laquelle nous avons été soumis, à la Déclaration de Berne (DB), après la découverte des «Multi Papers» contenant des procès-verbaux et des correspondances secrètes. La DB, l’institut de l’université de Genève et moi-même, à titre personnel, avons dû faire face à des descentes de police et à la confiscation des «Multi Papers».
Le testament de Christoph Eckenstein, mort en 1974 à l’âge de 48 ans, ou «Maître Eckenstein», comme on appelait cet éminent diplomate à la Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement (CNUCED) et parmi les rangs de la bureaucratie onusienne genevoise, faisait de moi le dépositaire de sa succession. Les professeurs genevois Pierre Bungener et Roy Preiswerk figuraient tous deux également dans le testament, mais Bungener était déjà décédé, peu de temps après Eckenstein. Preiswerk, en tant que directeur de l’Institut universitaire d’études du développement (IUED), ne pouvait – ni ne souhaitait – s’impliquer, pour des raisons politiques.
J’étais habitué à travailler avec Christoph Eckenstein dans le cadre de dossiers liés à la diplomatie commerciale internationale et (par son biais) en tant que consultant de recherche à la CNUCED; je connaissais bien ses réseaux, j’ai donc tout de suite eu conscience de la portée de ce legs.
Pour moi, une chose était claire: ces documents devaient être rendus publics.
Ce n’était pas la première fois que mon travail d’investigation et le débat politique me forçaient à m’endurcir. J’ai dû m’asseoir sur le banc des accusés lors du Procès Nestlé de 1974-1976 après la parution de l’étude sur le lait en poudre intitulée «Nestlé tue des bébés». Bien plus tard, en 1991, nous avons constaté sur les fiches de la Police fédérale que nous avions été constamment observés et fichés par les services de «protection de l’État» lors des évènements que nous avons organisés pendant les années 1970, et ce même pour les ventes de café Ujamaa, pourtant politiquement inoffensives.
Le projet coordonné des multinationales suisses Nestlé, Sandoz, Hoffmann-LaRoche, Brown-Boveri et Sulzer visait à influencer et infiltrer un groupe de «personnalités éminentes» de l’ONU, chargées par l’organisation d’élaborer de nouvelles règles pour les multinationales. En tant que diplomate expérimenté, Christoph Eckenstein avait été choisi comme conseiller de ce groupe d’entreprises. Leur objectif, en accord avec la Berne fédérale, était d’introduire Hans Schaffner, ancien conseiller fédéral radical-démocrate, en tant qu’expert loyal au sein de ce comité de haut niveau de l’ONU, pour y provoquer une scission et manifester un désaccord. Et elles y sont bel et bien parvenues. Tous les procès-verbaux secrets du comité d’experts et toutes les instructions fournies à Schaffner étaient rassemblés dans les «Multi Papers» d’Eckenstein, notamment les instructions destinées à un journaliste de la NZZ, chargé de couvrir la question dans la presse alémanique.
Des pratiques néocoloniales – en toute bonne conscience
Aujourd’hui, avec le recul, les «Multi Papers» illustrent à quel point personne, nulle part et à aucun moment, n’a été gêné par la gravité des pratiques néocoloniales et brutales des entreprises suisses dans les pays en développement. Même le cosmopolite Christoph Eckenstein – pourtant un intellectuel indépendant et rebelle en Suisse – a joué le jeu en tant que conseiller.
L’élite économique est incapable de voir les injustices qu’elle commet: c’est un constat qui traverse toutes les décennies de la politique économique suisse de l’après-guerre. Dans les années 1980, les États-Unis ont forcé la Suisse à mettre en place des dispositions pénales pour lutter contre le blanchiment d’argent et les délits d’initiés.
Pendant toutes ces décennies, l’élite financière suisse était profondément convaincue que le secret bancaire et l’évasion fiscale étaient des droits humains.
L’initiative sur les banques, lancée en 1978 par le PS et plusieurs ONG, mais rejetée par la votation populaire de 1984, a mis en lumière à quel point les voix qui s’élevaient pour critiquer l’évasion fiscale étaient pour ainsi dire mises au ban. (Pour ma part, j’avais quitté la DB en 1978 après avoir été recruté pour le lancement de cette initiative par le légendaire président du PS Helmut Hubacher.)
La Suisse n’agit que sous la pression extérieure
Des années plus tard, après la crise financière mondiale de 2008, ce n’est que sous la pression extérieure que la Suisse a modifié son éthique économique égocentrique: elle a dû abandonner le secret bancaire sous la pression de l’OCDE, et mettre en place un échange automatique d’informations. En 2018, c’est encore sous la pression de la communauté internationale qu’elle s’est résolue à corriger le régime fiscal privilégié dont bénéficiaient les holdings étrangères et les entreprises de matières premières. L’incapacité des élites économiques suisses à voir les injustices dont elles se rendent coupables s’est à nouveau manifestée dans le cadre de l’initiative sur les multinationales responsables. Ce chapitre aussi nous hantera longtemps.
Quelle leçon ai-je pu tirer de plus d’un demi-siècle d’expérience dans la politique économique? La Suisse n’a jamais eu, seule, la force de mettre de l’ordre dans ses affaires. Une pression extérieure a toujours été nécessaire, qu’elle vienne des États-Unis, de l’OCDE ou de l’ONU, pour la pousser à respecter les règles du jeu au niveau mondial.
La mondialisation impose aussi une harmonisation des règles du jeu. Les recherches, les investigations et la capacité de résistance des ONG sont nécessaires à leur mise en œuvre. Selon moi, en choisissant de faire front et de publier les «Multi Papers», la Déclaration de Berne, aujourd’hui connue sous le nom de Public Eye, a pris un tournant décisif vers un difficile travail d’investigation.
«L’important, ce n’est pas la quantité d’informations obtenues, mais le nombre de personnes informées.»
Rudolf Strahm, 78 ans, a grandi dans l’Emmental. D’abord apprenti laborantin, il est devenu chimiste puis économiste. Il a été secrétaire de la Déclaration de Berne de 1974 à 1978, conseiller national de 1991 à 2004, puis surveillant fédéral des prix de 2004 à 2008. Après sa retraite, il est devenu professeur d’orientation professionnelle au sein des universités de Berne et de Fribourg. Il est également très présent aux côtés de ses petits-enfants.
Ce texte est une traduction de la version originale en allemand.
Le blog #RegardDePublicEye
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