Exploitation en Toscane Conflit social chez Montblanc: «Nous ne sommes pas des marchandises jetables»

Les travailleurs pakistanais d’un fournisseur italien du groupe de luxe suisse Richemont ont défendu avec succès leurs droits face à des conditions de travail inhumaines… avant d’être mis à la porte. Les syndicalistes qui les soutenaient sont aujourd’hui poursuivi·e·s en justice.

Il manque une note sophistiquée à votre tenue professionnelle? Le «porte-documents fin Sartorial» de Montblanc pourrait être la solution… à condition de ne pas reculer devant son prix: 1350 francs. L’objet est raffiné, à l’instar des «poignées dont la forme rend hommage à la beauté de l’écriture» et de «l’emblème Montblanc décliné dans un nouveau format, plus grand», tel que décrit dans la boutique en ligne de la marque. 

Ce prix conséquent laisse penser que l’accessoire peut être porté non seulement avec fierté, mais aussi avec bonne conscience. Après tout, ce sac est vendu par Montblanc, marque traditionnelle née à Hambourg, en Allemagne, et estampillé «Made in Italy», car il a été fabriqué à Florence, capitale historique de la maroquinerie européenne. Montblanc est une marque, ou plutôt une «maison», comme elle se décrit, appartenant à Richemont, deuxième plus grand groupe de luxe au monde. 

En 2024, l’entreprise, basée à Bellevue, à côté de Genève, a enregistré un chiffre d’affaires de 22,4 milliards de dollars US et 2,6 milliards de bénéfices. En janvier dernier, le groupe suisse a annoncé les meilleurs résultats trimestriels de son histoire. Selon ses propres déclarations, Richemont ne se soucie pas seulement de générer des profits pour ses actionnaires, mais aussi du respect des lois et des droits humains, y compris chez ses fournisseurs. C’est du moins ce qu’affirme son «Code de conduite fournisseurs», disponible sur le site internet du groupe.

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  • La Compagnie Financière Richemont SA

    Ce groupe de luxe, basée à Bellevue, à côté de Genève, affichait en 2024 un chiffre d’affaires de 22,4 milliards de dollars US et 2,6 milliards de bénéfices. C’est le numéro deux du secteur après le géant français LVMH (Louis Vuitton Moët Hennessy). Richemont est par ailleurs le numéro un de la joaillerie grâce à Cartier, sa marque phare et l’un des moteurs de son chiffre d’affaires. Son portefeuille contient aussi des marques de montres de luxe suisses, comme Piaget et IWC Schaffhausen.

    Son troisième secteur d’activité, désigné sous «Divers», est principalement constitué de marques de vêtements et d’accessoires de luxe, dont la marque Montblanc, basée à Hambourg et connue pour ses «instruments d’écriture» haut de gamme (à partir de 600 francs environ), ainsi que d’autres produits de luxe, comme des sacs à main en cuir et d’autres accessoires.

    L’entreprise est réputée très secrète. Elle a été créée en Afrique du Sud pendant l’Apartheid, dans les années 1940. Son fondateur, Anton Rupert, était alors l’un des hommes les plus riches du monde. Son fils, Johann Rupert, est aujourd’hui Président du Conseil d’administration de Richemont. Installé en Suisse et en Afrique du Sud, il est lui aussi multimilliardaire. Il est par ailleurs copropriétaire de Mediclinic, un groupe de 74 hôpitaux et cliniques, dont les 17 cliniques Hirslanden, avec la famille genevoise Aponte, qui détient aussi l’armateur genevois MSC.

Un sac haut de gamme aux origines obscures: des travailleurs sont exploités dans l’usine de Z Production pour produire le sac «Sartorial».

Misère dans le «Star department»

Un privilège, donc, d’avoir les moyens de s’acheter un sac en cuir vendu par le groupe Richemont, mais aussi de travailler à sa fabrication? Ce n’est pas l’avis de Muhammad Arslan et Hassan Ali, qui dénoncent des conditions de travail peu concevables en plein cœur de l’Europe. Nous avons rencontré ces ouvriers et anciens collègues, tous deux âgés de 27 ans et originaires du Pakistan, dans les bureaux du syndicat local Sudd Cobas, au centre de Prato, à une dizaine de kilomètres de Florence. Avant leur licenciement, ils travaillaient chez Z Production, un fournisseur de Richemont détenu et dirigé par des Chinois – comme c’est le cas de bon nombre des milliers d’usines textiles ou de maroquinerie de la région.

Au total, environ 70 personnes travaillaient dans cette usine, qui abrite également une entreprise sous-traitante, Eurotaglio. Selon le syndicat Sudd Cobas, celle-ci serait largement intégrée à la société Z Production et semblerait en fait appartenir au même propriétaire.  

La plupart des employé·e·s étaient originaires du Pakistan, d’Afghanistan ou de Chine. Ce site produisait exclusivement des articles en cuir pour Montblanc, selon les informations données par des travailleurs et le syndicat. Arslan et Ali faisaient partie du «Star Department», chargé d’apposer sur les sacs les emblèmes Montblanc.

© Sudd Cobas
Décidés à se battre: Hassan Ali (à gauche) et Muhammad Arslan (à droite) lors d’une action de protestation devant le portail de leur ancien employeur.

«Apprenti à temps partiel» dans l’usine

Comme des milliers d’autres travailleurs et travailleuses migrant·e·s, Arslan et Ali sont venus en Toscane pour subvenir à leurs besoins ainsi qu’à ceux de leur famille, restée dans leur pays d’origine. Les usines de cuir de la région produisent avec des marges très faibles. Public Eye a pu consulter des documents administratifs de l’affaire «Pelletteria Serena» (voir ci-dessous), obtenus par une journaliste de la télévision italienne Rai, Cecilia Bacci. On y découvre par exemple que la marque Chloé, également propriété de Richemont, paie environ 200 à 300 euros à son fournisseur pour un sac de luxe vendu 1 500 euros ou plus en boutique. Les principaux coûts de production sont liés aux matériaux. Les usines ne peuvent facturer que 50 à 70 euros pour la fabrication d’un sac. Dans le cas du «porte-documents fin Sartorial», cela correspond donc à environ 5% du prix de vente seulement. Interpellé par Public Eye, Richemont n’a pas souhaité donner des informations sur la composition des prix.

«Apprenti à temps partiel» sur le papier, mais plus de 70 heures de travail par semaine en réalité: le contrat de travail de Muhammad Arslan.

Muhammad Arlsan nous a montré son contrat de travail chez Z Production, daté du 12 juillet 2019, alors qu’il était déjà employé par l’usine depuis deux ans environ. La raison de ce nouveau contrat: un changement de nom de l’entreprise – une pratique habituelle en Italie en cas de problèmes avec les autorités. Selon ce contrat, d’une durée déterminée de trois ans, le jeune homme était employé en tant qu'«apprenti à temps partiel». Les horaires de travail y sont indiqués sous forme de tableau: du lundi au vendredi, de 8h à 14h, soit 30 heures par semaine. 

Mais selon Arslan, la réalité était toute autre: «On devait travailler jusqu’à huit heures du soir, soit douze heures par jour, avec une demi-heure de pause seulement et ce, six jours par semaine. On ne pouvait pas non plus prendre des vacances.» Les heures qui dépassaient celles prévues par le contrat étaient rémunérées à hauteur de quelques centaines d’euros en liquide, mais après d’autres déductions, son salaire s’élevait à 900-1000 euros par mois – soit environ 3 euros de l’heure. Arslan résume ainsi son quotidien: «Je ne vivais que pour travailler. Quand on passe autant de temps à l’usine, on arrive même plus à faire des courses ou à laver ses vêtements.»

Sit-ins sur les toits et fumigènes

À l’été 2022, Arslan, Ali et onze collègues de leur département décident de ne plus se laisser faire. D’autres travailleurs avec lesquels ils partagent un logement leur ont parlé d’un syndicat engagé dans des cas similaires. Le 31 août, ils poussent la porte du bureau de Sudd Cobas. Ce syndicat, plutôt récent, est actif dans la région de Prato depuis 2018 et compte aujourd’hui quelque 600 membres de différents secteurs. Il est organisé de manière démocratique et fait beaucoup parler de lui: grèves, actions de protestation devant le siège du gouvernement régional, devant ou sur le toit des usines, campements devant les magasins, chants revendicatifs, bannières et fumigènes… Le style de Sudd Cobas est inhabituel dans la région. Les activistes sont donc plus exposé·e·s aux représailles, et des piquets de grève ont déjà été attaqués avec des matraques. Mais ces actions sont souvent couronnées de succès car elles renforcent la pression.

© Banoy Paganini Toroucly
Des fumigènes contre l’exploitation: action de protestation de Sudd Cobas devant les bâtiments de l’usine de Z Production, le 20 septembre 2024.

«Les gens retrouvent leur vie»

La lutte pour des conditions de travail conformes aux normes légales et habituelles s’organise dans le cadre d’une campagne appelée «8 x 5». Francesca Ciuffi est «organisatrice» à Sudd Cobas, et déléguée du personnel chez son employeur, une maison d’édition de Florence. Aux côtés des autres coordonnateurs, Luca Toscano et Sarah Caudiero, elle est devenue l’un des principaux visages du syndicat. Elle a eu l’idée de cette campagne fin 2020, lorsqu’elle a constaté que les conditions de travail décrites étaient similaires pour tous les travailleurs qui rejoignaient le syndicat. Elle explique: «Tous pouvaient rapidement s’identifier.» La campagne exprime l’essentiel du combat de Sudd Cobas:

«Les personnes retrouvent leur vie. Elles apprennent l’italien pour devenir plus autonomes, peuvent à nouveau avoir une vie sociale, et trouvent une communauté au sein du syndicat.» 

Au départ, les réunions avaient toujours lieu à 22h, explique Francesca Ciuffi, parce que c’est à cette heure que les travailleurs et travailleuses terminaient leur journée. «Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Beaucoup de nos membres ont maintenant des horaires de travail normaux.» Cette campagne porte la «marque de fabrique» de Sudd Cobas:

«Alors que l’objectif principal des grands syndicats est de soutenir les travailleurs et travailleuses pour leur permettre d’obtenir des versements compensatoires a posteriori, notre principal objectif est d’améliorer les conditions de travail et de garantir aux personnes qu’elles ne perdront pas leur emploi.»

La grève et ses conséquences

Les 13 travailleurs pakistanais de Z Production et du sous-traitant Eurotaglio ont rejoint le syndicat peu après avoir visité ses bureaux pour la première fois. Après plusieurs rencontres, ils décident d’entreprendre une «grève des heures supplémentaires», soit s’en tenir désormais à ce qui est prévu par leur contrat et également prescrit par la loi. Ils s’arrêtent donc après avoir effectué les heures de travail régulières et ne viennent plus à l’usine le week-end. Parallèlement, le syndicat envoie un courriel au directeur de Z Production exigeant un emploi conforme à la législation pour les 13 employés ainsi qu’un dédommagement pour les heures travaillées qui n’ont pas été payées.

© Banoy Paganini Toroucly
«Exploités pour le luxe»: des travailleurs et travailleuses licencié·e·s par Z Production manifestent devant la boutique Montblanc, à Florence, le 26 octobre 2024.

Le résultat ne se fait pas attendre. À l’évidence, le prix payé par Richemont à Z Production pour la marchandise est trop faible pour permettre au fournisseur de livrer les volumes prévus sans recourir aux heures supplémentaires. C’est en tous les cas ce qu’aurait expliqué le propriétaire de l’usine, présent sur place au moment de la grève, à des membres du syndicat, comme le raconte Francesca Ciuffi. 

Des horaires réguliers, mais plus de travail

Les deux parties organisent alors une table ronde, et les discussions sont fructueuses: le 9 février 2023, Muhammad Arslan, Hassan Ali et leurs onze collègues signent un accord avec Z Production/Eurotaglio. Si les détails sont couverts par un accord de confidentialité, on sait que les 13 employés ne seront désormais plus tenus de travailler au-delà du maximum prévu par la loi. Ils pourront également faire valoir leur droit à des vacances et à des congés maladie. «Le salaire aussi était bon, dit Arslan, environ 1500 euros par mois».

Tout est bien qui finit bien? Malheureusement, non. Quelques semaines plus tard, le directeur de Z Production leur annonce (ainsi qu’à la majorité du personnel) qu’il n’y a plus de travail pour eux. La Pelletteria Richemont (Maroquinerie Richemont), la branche locale du groupe, basée à Scandicci, près de Florence, a, selon ses dires, réduit drastiquement le volume de production et annoncé, le 28 février, la résiliation du contrat avec Z Production pour la fin de l’année. 

En réponse à Public Eye et au réseau Clean Clothes Campaign (CCC), le groupe de luxe justifie la résiliation du contrat en expliquant que Z Production avait à plusieurs reprises enfreint le code de conduite de Richemont pour les fournisseurs. La décision aurait été prise « après des violations persistantes ayant conduit à une perte de confiance irréversible dans la volonté de la direction de respecter les règles. La sous-traitance non autorisée de commandes à un sous-traitant début 2023 aurait été déterminante dans la décision de rompre le contrat.»

Richemont cite d’autres violations concrètes que des audits réalisés entre novembre 2019 et février 2023 par neuf entreprises indépendantes auraient relevées: «des infractions aux règles de santé et de sécurité, telles que l’absence de mesures de protection contre les incendies, l'absence de contrat de travail et de permis de séjour, ainsi que l’absence de système électronique de pointage des heures de travail». Quid des violations du droit du travail? Richemont indique à Public Eye que des manquements persistants, comme l’absence d’un système de pointage des heures, avaient certes «éveillé des soupçons», mais que tous ces audits «n’avaient pas fourni de preuves concluantes de violations des conditions d'emploi» ou de «violations de droits humains». Le groupe a rejeté notre demande d'accéder aux documents d'audit.

Richemont n’était-elle au courant de rien?

Richemont considère comme «inexacte» l’hypothèse selon laquelle la syndicalisation et l'accord du 9 février étaient à l’origine de la rupture du contrat. Le groupe n’aurait été contacté par Sudd Cobas que le 31 mars 2023 et n’aurait pas été au courant de la situation avant cette date. Francesca Ciuffi s’étonne de cet argument. Elle estime «impossible» que le donneur d’ordre de Z Production n’ait rien su de tout cela avant fin mars, compte tenu de la grève des heures supplémentaires et de ses conséquences sur la production. Elle ajoute: «Nous savons que, dès le début, un employé de Pelletteria Richemont était présent presque tous les jours dans l’usine.»

Francesca Ciuffi fait référence à l’homme que tout le monde appelait Alessandro, à l’époque identifié par Sudd Cobas comme un employé de Richemont. Arslan se souvient: «Il donnait des directives de production au directeur de l’usine et, parfois des instructions directes à certains ouvriers.» Public Eye a pu s’entretenir, sans l’intervention de Sudd Cobas, avec un ouvrier italien chargé du transport, qui était à l'époque employé sous des conditions de travail normales chez Z Production. Il confirme lui aussi la présence régulière à l’usine de cet employé de Pelletteria Richemont. Francesca Ciuffi indique également l’avoir rencontré plusieurs fois lors d’actions de protestation devant l’usine. Richemont n'a pas répondu à nos questions sur ce point.

© Banoy Paganini Toroucly
Décidée à se faire entendre, Francesca Ciuffi, de Sudd Cobas, ne se laisse pas intimider.

Interruption des négociations pourtant à bout touchant

Après la baisse de la production et la résiliation du contrat, Sudd Cobas organise avec les travailleurs de nouvelles actions de protestation devant l’usine. Ils font également entendre leurs revendications sur le dernier maillon de la chaîne, par exemple devant la boutique Montblanc de la très chic Via De’ Tornabuoni, au centre de Florence. Plusieurs tables rondes sont ensuite organisées avec toutes les parties prenantes. Résultat : après environ un mois, une bonne partie des contrats sont, dans un premier temps, de nouveau attribués à Z Production.

Les représentants et représentantes de Sudd Cobas négocient par ailleurs avec Pelletteria Richemont afin que les travailleurs syndiqués puissent obtenir un poste chez le fournisseur qu’elle choisira après la fin de son contrat avec Z Production, et y soient employés sous les mêmes conditions que celles obtenues grâce à leurs actions. Francesca Ciuffi se souvient: «Durant les négociations, les représentants de Richemont ont dit être prêts à un accord de ce type. Nous avons ensuite formulé une proposition écrite. Mais au dernier moment, ils se sont retractés.» Le syndicat travaille toujours à une reprise des négociations… en vain, à ce jour.

Dans sa déclaration à Public Eye, Richemont ne précise pas pourquoi elle a interrompu les négociations. Elle se contente de souligner qu’elle a informé Z Production de la résiliation du contrat plus tôt que ne l’exige la loi, donnant ainsi à l'entreprise suffisamment de temps pour chercher de nouveaux clients. De plus, Richemont se dégage de toute responsabilité quant au sort des travailleurs, arguant que les fournisseurs sont des «entreprises indépendantes» et qu’il leur revient «entièrement de décider qui ils veulent embaucher ou licencier».

«Made in Italy? Shame in Italy!»

En septembre 2023, le volume de commandes de Montblanc chez Z Production diminue à nouveau drastiquement. En octobre, l'ensemble du département «Star Department» est fermé. Une fois le contrat avec Richemont arrivé à échéance, en fin d’année, l’entreprise continue de travailler pour d’autres marques, avec moins de main d’œuvre et un volume de production réduit. Sudd Cobas négocie alors un «contrat de solidarité» avec le gouvernement régional, Regione Toscana, qui garantit aux travailleurs concernés un nombre défini d’heures de travail et le maintien partiel de leur salaire.

© Sudd Cobas
Solidarité internationale: des membres du syndicat IGA avec Francesca Ciuffi (avec le mégaphone) devant la boutique Montblanc à Bâle, avril 2024.

En 2024, le syndicat maintient toujours la pression grâce à des actions de protestation organisées avec les travailleurs. En octobre 2024, le contrat de solidarité arrivant à échéance, Z Production licencie l’ensemble des travailleurs syndiqués. Sudd Cobas décide de s’allier à d’autres syndicats et aux membres du réseau international Clean Clothes Campaign (CCC) – dont Public Eye fait partie —pour organiser une journée de protestation internationale. Au programme: des actions devant les boutiques Montblanc de plusieurs villes italiennes, mais aussi à Berlin, Lyon, Zurich, Genève et Bâle. Leur slogan: «Made in Italy? Shame in Italy!» («Fabriqué en Italie? Honte sur l’Italie!»)

Montblanc exige une interdiction des manifestations

Ces actions n’ont pas manqué d’attirer l’attention, notamment des médias. Pour Montblanc, c’est trop. En janvier 2025, Sudd Cobas apprend que l’entreprise a engagé des poursuites judiciaires à son encontre. La marque de luxe demande à un tribunal civil local de prononcer une injonction afin d’interdire sur le champ aux syndicalistes de Sudd Cobas de manifester devant leurs magasins. Francesca Ciuffi est indignée, selon elle:

«Cette requête est anticonstitutionnelle, et aucune instance privée n'avait tenté d'obtenir ce type de décision de justice en Italie depuis les années 1970. L’entreprise exige ainsi que le droit de faire des profits prime sur le droit de manifester.» 

Parallèlement, trois militant·e·s de Sudd Cobas, Francesca Ciuffi, Sarah Caudiero et Luca Toscano, sont aussi poursuivi·e·s pour diffamation et coercition. Comme l'indique la plainte, Montblanc s’offusque que son nom soit associé aux conditions de travail imposées par l’un de ses fournisseurs. En Italie, la coercition est un délit souvent invoqué par les entreprises pour essayer de contrer une grève.

Si Montblanc annule sa demande d’interdiction de manifester après un appel public lancé, le 29 janvier, par Abiti Puliti (vêtements propres), la branche italienne de la CCC, l’entreprise ne retire pas sa plainte pénale contre les membres de Sudd Cobas. En réponse à Public Eye, Richemont se justifie en affirmant que «ces personnes mènent une campagne de diffamation contre Montblanc», basée sur les déclarations «d’un tout petit nombre d’anciens travailleurs». Elles exploiteraient la fin de la relation commerciale avec Z Production pour «nuire à la réputation de Montblanc, tant en Italie qu’au niveau international».

Le fait qu’une entreprise faisant partie de la galaxie Richemont porte plainte contre les personnes qui s’engagent en faveur des droits de travailleurs qui ont été exploités pendant des années dans la fabrication de leurs produits, plutôt que de les soutenir et trouver une solution, détonne avec l’image d’entreprise socialement responsable que le groupe cherche à se donner. On pourrait aussi s’attendre à ce que, après avoir pris connaissance des abus commis par Z Production, l’entreprise surveille de près l’application du code de conduite par ses nouveaux fournisseurs. Un point difficile à vérifier, car Montblanc, contrairement à la marque Chloé, qui appartient aussi au groupe Richemont, ne publie pas la liste de ses fournisseurs. Sudd Cobas a demandé à Richemont où la production a été relocalisée, mais n’a pas obtenu de réponse.

Une préférence pour les ouvriers chinois

En novembre 2024, un reportage d’Al-Jazeera révèle un secret bien gardé, en tout cas en partie. Il s’agit d’une découverte fortuite. Se faisant passer pour des investisseurs chinois, les journalistes ont visité, en juin 2024, l’usine de maroquinerie Pelletteria A&S, en mains chinoises et située à environ cinq kilomètres du site de Z Production. La directrice de l’entreprise, qui se présente sous le nom de «Sofia», explique alors ouvertement à ces «hommes d’affaires» le système bien rôdé qui lui permet de produire à bas coût. Elle propose à ses employé·e·s des contrats de quatre heures par jour, alors qu’ils travaillent quotidiennement onze à douze heures. Elle convient ensuite d’un tarif avec eux, et les paie de main à main, pour économiser sur les primes d’assurance. L’équipe parvient aussi à filmer des manquements aux règles de sécurité. Elle est même témoin d’un accident à peine évité, lorsqu’un travailleur glisse en utilisant une ponceuse. La directrice déclare aussi avoir licencié la main-d’œuvre originaire du Bangladesh, qui s’était rebellée contre les conditions de travail. Elle n’emploie désormais plus que du personnel chinois, plus obéissant et qui ne fait pas ce genre de choses. Confrontée plus tard par Al Jazeera, Sofia aurait nié toutes les accusations et déclaré que son usine avait depuis fermé ses portes.

La main dans le sac : en juin 2024, Al Jazeera a filmé incognito dans une usine chinoise, non loin de Z Production, produisant également pour Montblanc. Son personnel travaillait dans des conditions indignes (Cliquez sur l’image pour voir la vidéo sur YouTube).

Lorsque la journaliste montre à Luca Toscano et Francesca Ciuffi de Sudd Cobas les images tournées dans l’usine, ils constatent que l’étoile Montblanc est clairement visible sur certains sacs en cuir. La directrice explique face caméra que la marque est l’un de ses nouveaux clients. Impossible de savoir où et dans quelles conditions Richemont fait aujourd’hui produire ses articles. Selon la vidéo de juin 2024 et les déclarations faites par la propriétaire de l’usine, il semble toutefois qu’une nouvelle usine ait donc signé un contrat pour la fabrication des sacs en cuir Montblanc via un sous-traitant. Le droit du travail – et le code de conduite de Richemont – ont à nouveau été violés de manière flagrante.

Des pratiques similaires à celles de la fast fashion

En restant prudents, on peut dire que Richemont devait avoir conscience dès le départ du risque élevé de violation du droit du travail chez son fournisseur Z Production. Le groupe de luxe aurait donc dû se montrer vigilant. En effet, les cas d’exploitation de la main-d’œuvre, comme Arslan et Ali l’ont vécue, sont très répandus en Italie, en particulier dans l’industrie textile et la maroquinerie. La région de Prato/Florence est un centre européen de production pour ces secteurs. Il suffit de poser la question à la population locale pour se rendre compte qu’il s’agit d’un secret de polichinelle. 

Un rapport d’Abiti Puliti sur le secteur de la mode et du luxe en Italie dénonçait déjà en 2014 une pratique très répandue en Toscane et ailleurs: conclure des contrats d’apprentissage avec les employé·e·s, alors que ces personnes travaillent en réalité des semaines complètes, lesquelles ne sont pas rémunérées comme le prévoit la loi. Deborah Lucchetti, l’une des auteures de ce rapport, a également participé à une étude de la CCC de 2023 sur l’industrie de la mode en Europe. Elle raconte: «Lors de nos recherches, nous avons pu constater que le secteur du luxe recourt aux mêmes pratiques que la fast fashion.»

Son constat: «Les fournisseurs sont mis sous pression, encouragés à violer la loi et les conventions collectives de travail pour faire baisser les coûts. Comme ils ne touchent pas assez d'argent pour pouvoir couvrir tous les frais – à commencer par les coûts de travail et de sécurité – ils ont recours à des sous-traitants. Cette situation est d’autant plus révoltante au vu des prix exorbitants des articles de luxe. C’est exactement ce que nous avons constaté avec Montblanc.»

Battu à cause du travail jugé insuffisant

Or, Richemont est au courant depuis au moins 2020 de cas d’exploitation de la main-d’œuvre sur sa chaîne d’approvisionnement. À l’époque, une plainte avait été déposée contre un couple, à la direction d’une usine appelée «Pelletteria Serena», qui fabriquait notamment des sacs en cuir pour la marque Chloé, propriété de Richemont. Le cas avait fait des vagues en Italie, révélant que des travailleurs avaient été frappés. Public Eye a pu consulter le dossier judiciaire. Le jugement fait état de graves violations du droit du travail et de conditions qui rappellent les témoignages du personnel de Z Production: horaires de travail pouvant dépasser 78 heures par semaine, «soit deux, voire quatre fois ce qui était prévu par les contrats de travail à temps plein ou partiel»; un salaire horaire de 3 euros en moyenne, ou encore des pauses quotidiennes «limitées à quelques minutes, le temps de manger». Un ouvrier ivoirien, cité nommément, aurait même été frappé à la nuque et aux mains avec une ceinture en raison d’un travail jugé insuffisant.

© Florian Blumer
La part d’ombre de Florence: la Via Gettinella, dans le quartier industriel de Campi Bisenzio. À gauche, le bâtiment de l’usine Z Production.

La motivation du jugement revient sur la situation précaire du personnel, qui «doit travailler à tout prix pour assurer ses revenus», ensuite partagés avec la famille restée dans le pays d’origine. Lors de son enquête sur place, Public Eye s’est entretenue avec des ouvriers pakistanais qui prenaient part à un piquet de grève de Sudd Cobas devant le bâtiment d’une entreprise de logistique. Ils nous ont expliqué qu’ils envoyaient jusqu’à 80% de leur salaire à leurs proches au Pakistan.

La directrice chinoise de l’entreprise a été condamnée pour exploitation du personnel et fraude fiscale. Ni le donneur d’ordre direct ni Richemont n’a été inquiété.

«Un phénomène qui n’est pas rare», selon le tribunal

En 2024, à Milan, trois procès très médiatisés ont focalisé l’attention sur des entreprises du luxe. Une filiale de la marque Dior, qui appartient au groupe LVMH, incontestable numéro un parisien du secteur, a notamment été placée sous administration judiciaire. Le tribunal a en effet considéré qu'il était prouvé que l'entreprise avait confié du travail à des sous-traitants chinois chez lesquels les ouvriers et ouvrière étaient maltraité·e·s.

Là encore, les personnes qui ont tenté de mettre en lumière les abus des entreprises sous-traitantes ont été poursuivi·e·s en justice, alors que Dior n’a pas été inquiétée. Le tribunal a toutefois constaté, comme l’indique Reuters dans un article de juin 2024, que la marque n’avait «pas vérifié les conditions de travail effectives ni les ressources en personnel de ses fournisseurs». Elle a omis de procéder à des audits réguliers au fil des ans. Le tribunal conclut ainsi: «Ce n’est pas un phénomène isolé qui ne concernerait que quelques sites de production. Bien au contraire: il s’agit d’un système très répandu et consolidé.» Outre la filiale de Dior, deux autres entreprises employant des travailleurs et travailleuses dans des conditions inacceptables, Alviero Martini et une filiale d'Armani, ont elles aussi été placées sous administration judiciaire.

Luca Toscano de Sudd Cobas affirme que les conclusions du tribunal confirment ce qu’observe le syndicat: «Les marques de luxe veulent capitaliser sur l’image positive du Made in Italy, et ne délocalisent donc pas leur production dans des pays asiatiques, où la main-d’œuvre serait encore moins chère. Ils choisissent plutôt d’importer en Italie les conditions de travail qui prévalent en Chine, au Pakistan ou au Bangladesh afin d’exploiter leurs travailleurs et travailleuses plus près de chez nous.»

© Banoy Paganini Toroucly
Le coordinateur de Sudd-Cobas, Luca Toscano, ne mâche pas non plus ses mots lors d'une manifestation avec des travailleurs pakistanais.

Du point de vue du tribunal milanais, sa mesure a été efficace: fin février 2025, l’administration judiciaire est levée avant la date prévue pour les trois entreprises, qui ont, selon lui, mis un terme «extrêmement rapidement» à leurs relations avec des «sous-traitants à risque». Ils auraient également pris d’autres mesures, qui ont convaincu la cour. Une bonne nouvelle, à première vue, mais pour Deborah Lucchetti de la CCC, «l’exploitation de la main-d’œuvre sur la chaîne d’approvisionnement de l’industrie textile est un phénomène systémique qui ne peut pas être résolu en mettant simplement fin à des relations commerciales avec des fournisseurs à risque. Les travailleurs et travailleuses les plus vulnérables se retrouvent alors sans emploi et sans protection sociale.» 

Selon elle, il est impératif de s’attaquer à la cause première de l’exploitation: les pratiques commerciales inéquitables des enseignes de mode. « Nous avons besoin de lois obligeant les entreprises à respecter les droits humains sur l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement, comme le prévoit la directive sur le devoir de diligence adoptée par l’Union européenne ou comme le demande l'initiative pour des multinationales responsables en Suisse», ajoute-t-elle. 

Un précédent pour toute la région ?

Luca Toscano, Francesca Ciuffi et leurs collègues de Sudd Cobas espèrent néanmoins que les conclusions du tribunal, qui a estimé que les entreprises et leurs marques sont également tenues de respecter leurs obligations, enverra un signal clair, jusqu’à Prato et Florence. Les syndicalistes ont également décidé de porter plainte pour contester les licenciements au nom d’Arslan, d’Ali et de quatre de leurs anciens collègues. La plainte ne vise pas seulement Z Production, mais aussi l‘entreprise suisse pour qui les articles étaient produits: Richemont.

Le groupe considère toujours que son fournisseur porte l'entière responsabilité, comme il l'a clairement réaffirmé dans sa prise de position transmise en réponse aux questions de Public Eye: «Votre attention devrait se porter sur le non-respect persistant des règles par Z Production plutôt que de cibler injustement Montblanc, qui a agi en toute bonne conscience pour assurer le respect des règles». Z Production n'a pas répondu à notre demande de commentaires.

© Sudd Cobas
«Nous ne sommes pas des marchandises jetables – les travailleurs contractuels de Montblanc»: Luca Toscano (à gauche) et d’autres membres de Sudd Cobas présentent leur message devant le bâtiment du gouvernement à Florence

Obtenir gain de cause serait une immense victoire pour Sudd Cobas. Si un tribunal concluait que le groupe est directement responsable des conditions de travail en vigueur chez ses fournisseurs, cela créerait un précédent pour l’ensemble de la région de production de Prato/Florence et au-delà. Mais la procédure pourrait durer des années, ce qui assombrit les perspectives pour Muhammad Arslan, Hassan Ali et leurs collègues, qui ne pourront sans doute pas réintégrer rapidement leurs postes. En recherche d’emploi, ils vivent actuellement de l’indemnité de chômage allouée par l‘État. Sans succès pour l’instant: obtenir un poste offrant des conditions de travail normales semble presque impossible.

Le groupe de luxe suisse respectera-t-il les valeurs dont il se targue? Pour cela, il devrait s’assurer que Muhammad Arslan, Ali Hassan et leurs quatre collègues ne soient pas punis pour les manquements de leur employeur. Et que leur vœu se réalise: pouvoir à nouveau travailler dans la production de ses articles de luxe, mais dans des conditions dignes.

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