Négoce de matières premières Du pétrole russe aux grains: l’étrange reconversion d’un trader genevois
Agathe Duparc et Silvie Lang, en collaboration avec Robert Bachmann, 13 décembre 2024
Vous n’en avez sans doute jamais entendu parler mais, sur les bords du Lac Léman, dans le monde feutré des négociants en matières premières, Almaz Alsenov n’est pas un inconnu. Ce riche homme d’affaires kazakh, résident suisse depuis près de neuf ans, dirige Harvest Group SA, une société de négoce de blé, maïs, soja et orge qui a implanté son siège social en Suisse Jen 2015. Elle est également prestataire de services logistiques et financiers.
En juin 2024, l’édition kazakhe du magazine étatsunien Forbes lui consacrait un long portrait, racontant la success story de celui qui fut dans sa jeunesse champion de judo, avant que des blessures ne viennent contrarier sa carrière. Almaz Alsenov s’est finalement tourné vers les affaires, désormais classé à la 53e place des plus grosses fortunes du Kazakhstan. D’abord actif dans le commerce de métaux, puis de viande, le judoka s’est lancé, dès 2008, dans le négoce de céréales depuis Dubaï, où son groupe a été enregistré.
Sept ans plus tard, il s’installe à Rolle, puis un an plus tard à Morges, en Suisse. Sa société est alors principalement «active sur les marchés de Russie, du Kazakhstan et d’Ukraine, achetant des céréales et des légumineuses, des graines et des huiles de tournesol et de carthame. La plupart des marchandises sont vendues à des pays du Moyen-Orient et d'Asie», comme l’indique Forbes. En 2023, Harvest Group SA affichait un chiffre d’affaires de 450 millions de dollars US, était présente dans 40 pays, avec 100 employé·e·s réparti·e·s dans 15 bureaux et un millier de personnes travaillant pour des sociétés annexes. Sans oublier une flotte de 28 navires que le groupe exploite, dont deux bateaux achetés en 2023.
La diplomatie du tatami
En 2023, l’homme d’affaires, en tandem avec sa sœur Anel Alsenova, qui co-dirige le groupe, a été nominé par le cabinet d’audit Ernst & Young Suisse pour le prix de l'Entrepreneur de l'Année, dans la catégorie «Services et Commerce». Switzerland Global Enterprise – une association de promotion des exportations et de la place économique suisses – a aussi publié une longue interview dans laquelle Alsenov détaillait les raisons qui l’ont poussé à s’installer en Suisse, un environnement favorable. Il y saluait, entre autres, son excellente collaboration avec le service de développement économique du canton de Vaud. Sa page Wikipedia a été créée en février dernier, ce qui n’est pas courant dans le monde opaque des négociants.
Lorsqu’il ne vante pas les mérites de son business, le trader de grains se consacre à son autre passion: le tatami. En 2022, il a fondé le premier club professionnel de judo au Kazakhstan, JENYS, devenant même, fin 2023, le conseiller personnel de Marius Vizer, le président de la Fédération internationale de judo (FIJ), un ami personnel de Vladimir Poutine. Un partenariat lie aujourd’hui cette organisation sportive, longtemps très proche de la Russie, à Harvest Group SA. Au sein de la FIJ, Alsenov a désormais le titre ronflant de commissaire aux partenariats commerciaux et à la promotion de la fédération, un poste créé en vue des Jeux olympiques de Paris 2024. C’est ainsi qu’on a pu le voir serrer la main du président français Emmanuel Macron cet été, alors qu’une médaille d’or venait d’être remportée par le Kazakhstan. Il a ensuite été décoré par le président kazakh Kassym-Jomart Tokaïev qui, comme nous l’avions raconté dans une précédente enquête, raffole lui aussi de la Suisse.
L’actionnaire caché de Harvest
Le parcours du judoka et le profil de son groupe, autour duquel gravitent une demi-douzaine de sociétés toutes basées en Suisse et la plupart liées à la Russie (voir notre infographie), ont piqué notre curiosité. C’est ainsi que nous avons découvert qu’Harvest Commodities SA, l’antenne à Genève de Harvest Group SA, avait comme actionnaire Niels Troost, un homme d’affaires néerlandais qui a fait toute sa carrière dans le commerce de pétrole russe depuis Genève et sur lequel Public Eye a déjà enquêté.
Une copie du registre des actionnaires que nous avons pu consulter montre qu’au 30 juillet 2022, Almaz Alsenov ne contrôlait que 51% du capital de Harvest Commodities SA une société qui faisait commerce «de produits agricoles, matières premières et autres produits, notamment l’huile de tournesol». Les parts restantes étaient détenues ainsi: 26% par une société inscrite à Tannay ; 4% par un gestionnaire genevois de sociétés spécialisées dans le négoce de matières premières avec les pays de l’ex-URSS; et 19% par une holding nommée Ezi-Diaroc Holding SA. Derrière cette entité installée à Carouge, dans le même bâtiment qu’une usine de fabrication d’outils de coupe pour métaux, se cache Niels Troost. Selon nos informations, en mai 2023, cette holding a récupéré les parts détenues par la société basée à Tannay, le Néerlandais contrôlait ainsi 45% de Harvest Commodities SA, à parts quasiment égales avec Almaz Alsenov. Contacté par Public Eye, Niels Troost confirme avoir détenu une participation dans cette coentreprise (joint-venture) de janvier 2021 à septembre 2023. Le but de la société était d’«acheter exclusivement des produits agricoles en provenance d’Ukraine en s'approvisionnant directement auprès des agriculteurs et des exportateurs ukrainiens». Après être sorti du capital de Harvest Commodities SA, il explique avoir toutefois continué à agir en tant que «financier extérieur» pour soutenir certains projets de la société genevoise.
Sanctions au Royaume-Uni
Les affaires peu transparentes de Niels Troost ont déjà fait l’objet de plusieurs publications. Au lendemain de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, en février 2022, Public Eye révélait que Paramount Energy & Commodities SA, la discrète société de négoce pétrolier enregistrée à Genève en 2017, se classait parmi les premiers acheteurs de pétrole brut russe au port de Kozmino, près de Vladivostok. Elle s’approvisionnait alors auprès de Concept Oil et Demex, deux sociétés jumelles liées à d’anciens dirigeants de Transneft, le géant étatique russe propriétaire de tous les pipelines en Russie, comme nous le racontions.
Prise sous les feux de l’actualité alors qu’un embargo sur le pétrole russe avait été décrété en décembre 2022 par les pays occidentaux (le G7, l’Union européenne et la Suisse), Paramount Energy & Commodities SA (aujourd’hui en liquidation) a transféré, à l’été 2022, ses lucratives activités à sa filiale de Dubaï, Paramount Energy & Commodities DMCC, comme l’ont documenté le Financial Times et l’ONG Global Witness. Le commerce de pétrole russe a pu se poursuivre jusqu’en août 2023 à partir des Émirats arabes unis, un pays qui n’a pas adopté de sanctions à l’encontre de la Russie.
Niels Troost et les deux entités Paramount sont aujourd’hui sous sanctions au Royaume-Uni, soupçonnés d’avoir contourné l’embargo en achetant du pétrole russe au-dessus de 60 dollars US le baril, le prix plafond fixé par les Occidentaux. En Suisse, le Secrétariat d’État à l’économie (SECO), l’organisme chargé de faire appliquer les sanctions, s’est saisi du dossier en avril 2023, comme l’a révélé le Financial Times. Selon nos informations, le cas a été transmis au Ministère public de la Confédération (MPC), qui a ouvert une enquête préliminaire sur ce contexte de faits.
En mars 2023, Paramount Genève et Paramount Dubaï ont expliqué au Financial Times que les deux entités étaient «exploitées et gérées de manière totalement indépendante» et que Niels Troost n’avait pas de participation directe dans la société à Dubaï et ne jouait aucun rôle dans sa gestion. En février 2022, les deux sociétés ont pourtant signé un «nominee agreement» (accord de nomination) qui semble dire le contraire. Dans ce document en notre possession, il apparaît que l’antenne dubaïote de Paramount est une filiale de la société basée à Genève, et que son «nominee director» (directeur désigné) – à l’époque un citoyen suisse – «agira selon les instructions de l'actionnaire [Paramount Genève, donc Niels Troost, n.d.l.r.], signera les documents et effectuera les paiements que l’actionnaire peut demander de temps à autre dans le cadre de toutes les activités commerciales de la société [Paramount Dubaï, n.d.l.r.]».
Niels Troost répond ne pas avoir connaissance «d’une enquête menée par une quelconque autorité concernant une violation ou un contournement des sanctions par Paramount SA ou Paramount DMCC» et n’avoir «aucune raison de penser qu'une telle enquête est en cours».
Sauveur de l’Ukraine?
Désormais trop exposé dans ses affaires pétrolières en Russie, Niels Troost aurait-t-il décidé, à cette époque, de se tourner exclusivement vers le commerce de grains, en utilisant la coentreprise mise en place avec Almaz Alsenov?
Au lendemain de l’invasion russe, Harvest Commodities SA a beaucoup communiqué sur ses activités en faveur de l’Ukraine. En août 2022, la société genevoise se félicitait, dans un communiqué de presse traduit en dix langues, d’avoir affrété deux navires (le Riva Wind et l’Arizona) au départ des ports ukrainiens d’Odesa et de Tchornomorsk, dans le cadre d’un partenariat avec le groupe indonésien Arsari Group. Ces cargaisons, contenant au total 105 000 tonnes de maïs à destination de la Turquie, faisaient partie des premières expéditions commerciales en provenance d’Ukraine depuis le début de guerre, le 24 février 2022, dans le cadre de l’Initiative céréalière de la mer Noire. Pour le «négociant et distributeur international de produits agricoles», c’était une opération médiatique réussie puisque le Financial Times avait repris l’information, publiant même la photo du Riva Wind.
En juillet 2023, Moscou a finalement décidé de fermer ce corridor maritime, obligeant Kyiv à trouver des solutions alternatives. En janvier 2024, sur le site Eureporter, le ministre ukrainien chargé de la politique agraire saluait la reprise progressive des exportations de céréales via un corridor temporaire en mer Noire, rendu possible «grâce au soutien de nos forces armées et à la confiance de partenaires internationaux». Dans la foulée, le journal en ligne présentait Niels Troost, un «investisseur dans Harvest Commodities SA», comme l’un de ces partenaires. «Nous avions toute confiance dans ces projets et avons immédiatement accepté d’être parmi les premiers à travailler avec nos partenaires ukrainiens», déclarait ce dernier. On apprenait aussi que Harvest Commodities SA voulait construire des entrepôts à grains au port d’Izmaïl, non loin de l’embouchure du Danube.
«Nos investissements dans les infrastructures locales et la logistique permettent non seulement de créer des emplois et d’apporter des devises à la région, mais aussi de garantir que les céréales ukrainiennes continueront à jouer un rôle important dans la fourniture de denrées alimentaires aux consommateurs des pays du tiers monde, y compris en Afrique», s’enthousiasmait Troost. Le site ukrainien qui a rapporté ces propos précisait que, depuis 2021, Harvest Commodities SA avait exporté «plus de 350'000 tonnes de grains ukrainiens à destination de la Turquie, l’Égypte, la Chine, l’Italie, la Géorgie et la Croatie». Dans sa réponse, Niels Troost affirme que plus de 709'000 tonnes de grains auraient été achetées en Ukraine entre mai 2021 et janvier 2024.
Depuis, plus rien n’a filtré sur les activités en Ukraine de la société genevoise. Interrogé sur la réalité des investissements au port d’Izmaïl, une source ukrainienne explique que «Harvest Commodities avait bien une présence au port d’Izmaïl à cette époque, mais rien n’a été réalisé. Il y a eu beaucoup de discussions et de promesses en matière d’investissements, mais le projet ne s’est jamais concrétisé. Nous nous sommes demandé ce qui avait bien pu se passer.» De son côté, Niels Troost explique qu’il «avait l'intention de soutenir financièrement l'entreprise dans le projet [à Ismaïl n.d.l.r.] en tant que financier extérieur», mais que «ses intentions ont tourné court» après son placement sur la liste des sanctions du Royaume-Uni, en février 2024.
Le bastion de la rue de Villereuse
Le soutien affiché de Niels Troost en faveur de l’Ukraine peut surprendre. Jusqu’ici, l’homme d’affaires néerlandais avait presque exclusivement orienté ses affaires vers la Russie, bénéficiant de connexions en haut lieu dans le pétrole.
Le trader, qui est toujours résident suisse, propriétaire d’une maison à Conches (son autre villa à Thônex ayant été vendue pour 4,4 millions de francs en mars 2023, selon des informations disponibles au registre foncier), a pu compter sur le même réseau genevois que celui actionné pour le négoce de pétrole russe. Paramount Energy & Commodities SA et Harvest Commodities SA sont inscrites à la même adresse, rue de Villereuse, le fief de Maurice T. C’est cet ancien banquier, spécialiste reconnu des conseils liés au négoce de matières premières en lien avec les pays de l’ex-URSS (Russie en tête), qui les a enregistrées et administrées – jusqu’en juin 2024 pour la première, en mars 2024 pour la seconde. En juillet 2022, le gestionnaire détenait même, à titre personnel, 4% du capital de Harvest Commodities SA, comme l’indique le registre des actionnaires mentionné plus haut. De juillet 2018 à juin 2024, il était aussi l’administrateur de Harvest Group SA à Morges; et d’avril 2019 à septembre 2024, celui de Agrofood Holding SA, aux côtés de l’ancien judoka Almaz Alsenov. Sollicité par Public Eye, Maurice T. n’a pas souhaité répondre à nos questions.
Le passé de Harvest Commodities SA a de quoi intriguer. Présidée par Almaz Alsenov et administrée par Maurice T., de sa création en avril 2018 jusqu’en mars 2020, la société s’appelait Sun Oil SA. Elle comptait, jusqu’en mars 2019, deux administrateurs russes: Aleksandr B. et Elena A., les deux ayant fait carrière dans le négoce d’hydrocarbures russes. Le premier, aujourd’hui naturalisé suisse, était, de 2012 à 2013, l’un des responsables du département des ressources matérielles et techniques de Rosneft, le géant pétrolier étatique russe. Puis, de 2016 à 2018, il a dirigé Areti Energy SA, la filiale genevoise du groupe du même nom, spécialisée dans le commerce de gaz. Son profil LinkedIn ne mentionne pas son passage à Sun Oil SA/Harvest Commodities SA.
Quant à la seconde, aujourd’hui citoyenne israélienne installée à Vienne, elle a occupé de hautes fonctions au sein de Rosneft, en tant que responsable du département chargé du négoce de pétrole brut et de produits raffinés. En février 2022, quelques jours avant l’invasion russe en Ukraine, le duo a enregistré à Genève une société de négoce pétrolier, Astra Energy Group SA, dont la filiale à Dubaï est aujourd’hui aussi active dans le commerce de céréales.
Dès le début de sa carrière, Almaz Alsenov a navigué lui aussi en eaux russes. Outre la nébuleuse Harvest, il est depuis 2016 le président-administrateur de AR Ascent Resources SA, inscrite à Morges à la même adresse qu’Harvest Group SA. Jusqu’en avril 2019, cette société de négoce comptait parmi ses administrateurs Rashid Karsakov, fondateur de l’une des plus grosses maisons de négoce de grain russe de la région de Volgograd.
Commerce à hauts risques avec la Russie
Si Harvest Commodities SA a préféré mettre en avant ses actions en faveur de l’Ukraine, le business avec la Russie ne s’est apparemment pas complétement tari. Dans son communiqué de presse d’août 2022 sur sa participation à l’Initiative céréalière de la mer Noire, la maison de négoce genevoise disait aussi avoir affrété deux navires chargés de «collecter des céréales (…) à Novorossiïsk en Russie: le Shark avec 25'000 tonnes de grains et le Bronco avec 10'000 tonnes». Dans une brochure destinée à sa clientèle («Corporate Profile Harvest Commodities SA»), dont nous avons eu copie, Harvest Commodities SA se présentait comme «l’un des plus gros acheteurs de produits agricoles russes et ukrainiens». La société donnait par ailleurs la liste de sept terminaux portuaires céréaliers avec lesquels elle commerçait, dont 4 étaient basés en Russie.
L’ONG néerlandaise SOMO et son service d’aide aux investigations The Counter nous ont permis d’accéder gracieusement à des données de GlobalWits, qui regroupe des informations commerciales obtenues, entre autres, auprès des douanes. Dans celles-ci, ainsi que dans une seconde base de données consultée, le nom d’Harvest Commodities SA n’apparaît pas, contrairement à Harvest Group SA et son entité aux Émirats arabes unis.
Dans GlobalWits, on voit ainsi qu’entre mai 2022 et janvier 2024, Harvest Group SA a acheté plus d’une soixantaine de cargaisons de grains russes. Ses deux principaux fournisseurs sont le géant Demetra Trading et Grain Gates, des sociétés qui, selon les médias russes, ont un lien de parenté. Jusqu’à l’été 2023, la première était détenue majoritairement par la banque étatique VTB, mise sous sanctions au printemps 2022 aux États-Unis, dans l’Union européenne et en Suisse. Demetra comptait aussi jusqu’à cette date parmi ses actionnaires le milliardaire Alexandre Vinokourov, (le gendre de Sergueï Lavrov, ministre russe des Affaires étrangères), lui aussi sanctionné. La seconde, dirigée par un ancien haut cadre de Demetra Trading, a surgi dans le paysage au lendemain de l’invasion russe. Elle est désormais le numéro 1 des exportations de grains russes.
En juillet et août 2023, une des filiales de Harvest Group SA – ME Harvest Trading FZE à Sharjah (Émirats arabes unis) – a aussi réalisé environ 30 transactions avec la Russie. Ce qui fait un total d’environ 90 cargaisons, soit quelque 3 millions de tonnes de grains, selon nos estimations. Des volumes supérieurs à ceux acquis au Kazakhstan, qui est le second marché où s’approvisionne Harvest Group SA.
Une autre entité a attiré notre attention: Harvest Trading SPC. De janvier à juillet 2024, cette société inscrite à Oman a acheté plus d’une quarantaine de cargaisons de maïs et d’orge russes. Elle a commencé à être active au moment où Harvest Group SA a cessé ses transactions avec la Russie, et elle s’approvisionnait presque exclusivement auprès de Grain Gates, l’un des deux fournisseurs du groupe morgien. Des éléments qui nous permettent de penser qu’il pourrait s’agir d’une structure proche de Harvest Group SA.
Depuis le déclenchement de la guerre d’agression de Moscou contre l’Ukraine, le commerce de grains russes est une activité périlleuse, comme nous l’avons raconté dans une précédente enquête. Si le négoce agricole n’est pas visé par les sanctions, il est établi que des pillages systématiques de céréales ont lieu dans les territoires occupés par les forces armées russes, en particulier dans les régions de Louhansk et Zaporijjia. La plupart des marchandises spoliées se retrouvent sur les marchés internationaux, grâce à plusieurs tours de passe-passe destinés à dissimuler leur origine ukrainienne. Les céréales sont, par exemple, acheminées vers la Russie, puis mélangées à des grains russes dans les ports de la mer Noire. La technique du transfert de navire à navire est également utilisée.
Les plus grands négociants de produits agricoles ont été contraints de cesser de s'approvisionner eux-mêmes en Russie. L’État russe a repris le contrôle de ses exportations de céréales, notamment en rendant toujours plus difficile l’obtention, par les sociétés étrangères, des documents leur permettant de procéder elles-mêmes à ces transactions. Moscou a par ailleurs menacé de nationaliser les filiales étrangères des entreprises, si ces dernières n'étaient pas prêtes à les céder à des acheteurs locaux (souvent à perte). Résultat: elles ont été remplacées par des acteurs au profil plus opaque.
Les mystérieux voyages en Iran du Harvest Legacy
Dans les données commerciales que nous avons consultées, il n’est pas toujours possible de connaître le pays où la marchandise russe a été livrée par Harvest Group SA. Sur la base des informations disponibles, la Turquie et les Émirats arabes unis arrivent en tête, suivis par plusieurs pays d’Afrique et du Moyen-Orient. Mais l’Iran n’est pas inclus.
Parmi la flotte de bateaux affrétés par Harvest Group SA, deux navires lui appartiennent en propre, dont le Harvest Legacy. Grâce à plusieurs instruments de tracking de navires, nous avons pu établir que ce vraquier, qui navigue sous pavillon panaméen, a fait des voyages réguliers entre la Russie et l’Iran, entre janvier et juin 2024. À trois reprises, il a fait escale au terminal céréalier du port de Bandar-e Emam Khomeyni, une ville iranienne située dans le golfe Persique. Il s’était approvisionné en grains russes au terminal de Taman, situé dans le détroit de Kertch, qui relie la Crimée annexée au continent russe.
Comme nous l’avions souligné dans notre précédente enquête, Moscou utilise ce port non seulement pour ses exportations régulières, mais aussi pour celles de céréales ukrainiennes pillées. Opérer dans ce lieu comporte donc de nombreux risques.
Sur le site de Harvest Group SA, le commerce avec l’Iran n’a jamais été mentionné. Nous avons identifié sur Internet une société nommée Harvest Pars Middle East, enregistrée en 2016 à Téhéran. Un document que nous avons pu consulter indiquent que parmi ses ayants droit économiques figure un certain «Olmaz Alsnof» – un nom qui ressemble à la transcription littérale d’Almaz Alsenov.
Cachez ce pétrole que je ne saurais voir
Bien d’autres mystères entourent le groupe installé à Morges. Ainsi, jusqu’à l’été dernier, le site internet d’Harvest Group SA listait aussi parmi ses activités le commerce de pétrole brut et de produits raffinés «en provenance et à destination de l’Afrique, de l’Europe et de l’Asie centrale». Sur le moteur de recherche russe Yandex, on trouve trace d’une URL qui mentionne ce négoce pétrolier. Mais lorsqu’on clique sur le lien, la page est indisponible.
Grâce à la fonction «cache», nous avons pu récupérer une copie datée du 6 août 2024. C’est la photo d’un tanker pétrolier qui s’affiche avec un texte en anglais indiquant: «Le pétrole brut et les produits pétroliers jouent un rôle essentiel dans l’économie mondiale. Ils sont essentiels au transport, à la production d'énergie, à la production d’électricité et à l’alimentation des processus industriels. La société se concentre sur les livraisons en provenance et à destination de l’Afrique, de l’Europe et de l’Asie centrale, en concluant des partenariats avec une sélection de fournisseurs directs et d’utilisateurs finaux. La société exerce ses activités dans le strict respect des sanctions internationales relatives au pétrole et aux produits pétroliers.»
Nous ne pouvons donc que poser des questions et échafauder des hypothèses. En devenant actionnaire de Harvest Commodities SA aux côtés d’Almaz Alsenov, Niels Troost a-t-il vraiment tourné la page du négoce pétrolier? Dans les données d’exportation dont nous disposons, l’entreprise genevoise Harvest Commodities SA n’apparaît nulle part en tant qu’acheteuse de pétrole ou de produits raffinés, ni en Russie ni dans d’autres pays. Même chose pour Harvest Group SA, ou d’autres entités affiliées.
Niels Troost, nous répond que «Harvest Commodities n’a jamais fait commerce de pétrole».
Autre source d’interrogation: la constance avec laquelle Harvest Group SA continue à épurer son site internet sur d’autres points pour le rendre désormais minimaliste. Fin octobre, sous la rubrique «Contacts», on pouvait encore consulter la liste et l’adresse des bureaux en Suisse, au Kazakhstan, aux Émirats arabes unies, en Serbie et en Pologne. Ne restent désormais que le Kazakhstan et la Serbie. L’historique du groupe a aussi été amputé d’une date: 2008, année de sa création à Dubaï.
Nous avons adressé des questions à Harvest Group SA. La société nous a répondu qu’elle ne souhaitait faire aucun commentaire.
Une curieuse liquidation sur fond d’histoire rocambolesque
Dernier point et non des moindres : le registre du commerce genevois indique qu’Harvest Commodities SA a été mise en liquidation le 14 octobre dernier. Ce grand ménage pourrait avoir un lien avec les ennuis persistants de Niels Troost. Outre ses soucis liés aux sanctions ainsi qu’à l’ouverture d’une enquête préliminaire par le MPC en Suisse, le trader néerlandais se débat dans une affaire rocambolesque rendue publique il y a plusieurs mois. En mai 2024, il a porté plainte en Californie contre le cabinet d’avocat·e·s de son ancien partenaire, comme l’avait révélé l’agence Reuters. À l’été 2022, cet homme d’affaires d’origine indienne, domicilié aux États-Unis, était devenu actionnaire à 50% de Paramount Energy & Commodities SA pour la somme de 50'000 CHF. Il contrôlait alors aussi 26% du capital de Harvest Commodities SA (via la société inscrite à Tannay mentionnée plus haut). Mais ce changement d’actionnariat a finalement été annulé en mai 2023. Troost explique désormais que son éphémère colistier s’était fait passer pour un agent de la CIA agissant sous couverture – les fameux NOC, non official cover –, lui promettant les meilleures protections aux États-Unis, alors qu’il n’était qu’un escroc. Cette histoire, tout droit sortie d’une mauvaise série télévisée, a fait l’objet d’un article dans le Wall Street Journal et Gotham City, la revue en ligne suisse spécialisée dans la criminalité économique.
Selon nos informations, l’ancien partenaire, qui a une lecture bien différente de l’histoire, a déposé plusieurs plaintes au civil en Suisse pour récupérer ses actions dans ces entreprises, poursuivant aussi Niels Troost au pénal pour calomnie et diffamation. Ses avocats auraient également transmis de nombreux documents internes émanant de Paramount Energy & Commodities à Genève et à Dubaï, à plusieurs instances dont l’OFAC (l’organisme du Trésor des États-Unis chargé de faire appliquer les sanctions), le SECO, les autorités de poursuites pénales suisses ainsi que le bureau anti-blanchiment néerlandais. Parmi ces documents: les livres de comptes des deux sociétés de négoce, qui détaillent tous les paiements faits entre juillet 2022 à mai 2023. Cette mine d’informations pourrait mettre à jour les liens que les sociétés de Niels Troost entretenaient alors avec différentes entités en Russie, et révéler bien des secrets.
*Ajout après publication
Le 16 décembre 2024, l’Union Européenne a inscrit Niels Troost sur la liste des personnes sanctionnées, ainsi que plusieurs des entités qui lui sont liées : Paramount Energy & Commodities SA (PECSA), Paramount Energy & Commodities DMCC, Livna Shipping, BAP LTD et Cesco Holding SA. Les explications données sont les suivantes : « En juin 2022, Paramount DMCC a repris et poursuivi sans interruption les activités pétrolières de PECSA avec de la Russie, montrant ainsi que PECSA exerçait un contrôle opérationnel et stratégique étroit et direct sur sa filiale, Paramount DMCC. Paramount DMCC a négocié de manière répétée du pétrole brut russe au-dessus du plafond des prix du pétrole après son introduction. En outre, Niels Troost est lié à Livna Shipping Ltd, qui a négocié du pétrole brut au-dessus du plafond des prix du pétrole après son introduction». Dans le document européen figure aussi le nom de Maurice T., le conseiller et gestionnaire genevois de Niel Troost, en qualité « d’individu associé ».
* Public Eye a choisi de privilégier la transcription ukrainienne pour les noms de localités en Ukraine, au lieu de la transcription russe souvent utilisée (par exemple Odesa au lieu d'Odessa).
** Nous tenons à remercier l’ONG SOMO et son service d’aide aux investigations The Counter pour les données et les informations qu'ils nous ont fournies pour cette enquête. La responsabilité du contenu incombe exclusivement aux autrices et auteurs.