Documents inédits Équateur: Comment Gunvor a mis en place une décennie de corruption
Adrià Budry Carbó & Agathe Duparc, 18 mars 2024
Le ton est badin et sans tabou. «Salut mon frère comment tu vas?» Pablo Celi connaît José Agusto Briones, qu’il appelle affectueusement Pepin, depuis des années. Sur WhatsApp, les deux compères, tous deux hauts fonctionnaires équatoriens, conversent régulièrement sur des sujets délicats en lien avec Petroecuador, la société pétrolière d’État dont ils sont censés garantir les intérêts ainsi que ceux de la nation. Ce 7 avril 2021, la conversation tourne pourtant autour de la répartition de commissions illicites: «Qui de chez Petro[ecuador] est, selon toi, mêlé à l’histoire de la répartition de l’argent de Gunbor (sic) quand tu étais ministre»? S’en suit une conversation offline dont on ne saura rien.
Pablo Celi orthographie mal le nom du négociant genevois, comme le ferait la plupart des hispanophones, pour qui la distinction entre le «v» et le «b» tend à disparaître. Mais pour cet ancien auditeur des comptes de Petroecuador, l’essentiel est ailleurs. Avec José Agusto Briones, qui a occupé les plus hautes fonctions du pays, dont celle de ministre de l’Énergie jusqu’en mars 2020, les deux hommes étaient un rouage clé de la corruption en Équateur. Ils ne le savent pas encore mais l’avenir leur réserve de mauvaises surprises…
José Agusto Briones est placé en détention préventive une semaine plus tard. Le 23 mai, il est retrouvé mort dans sa cellule, la thèse officielle retenant le suicide. Également arrêté, Pablo Celi est condamné, en février 2023, à 13 ans de prison dans le cadre du scandale Las Torres. Si cette vaste affaire de blanchiment d’argent ne concerne pas Gunvor, elle a, entre autres, fait remonter à la surface ces échanges de messages dont Public Eye a eu copie. Un bel aperçu de la corruption qui gangrène les institutions équatoriennes.
Trois ans seront pourtant nécessaires pour que les agissements illicites de Gunvor, apparemment un secret de polichinelle au sein de l’élite équatorienne, ne soient révélés au grand jour. Cerné par la justice étatsunienne et suisse, le négociant helvétique a finalement été contraint de passer aux aveux, admettant avoir versé, entre janvier 2013 et janvier 2020, environ 91,8 millions de dollars à des intermédiaires afin d’obtenir des barils de brut à des prix inférieurs à ceux du marché, tout en sachant qu’une partie de ces fonds servirait à arroser des fonctionnaires de Petroecuador. La distribution de ces pots-de-vin s’est en partie déroulée via la place financière suisse. Le Département de la justice des États-Unis a annoncé, le 1er mars dernier, avoir infligé une amende de 661 millions de dollars US au géant genevois du trading de pétrole.
Le Ministère public de la Confédération l’a reconnu coupable de «défaut d’organisation» (art. 102 CP),
le seul article du Code pénal suisse permettant de condamner une société plutôt qu’un individu.
Il a pu retracer 7,5 millions de dollars de paiements corruptifs. Le parquet fédéral réclame 4,3 millions de francs d’amende et 82,3 millions de créance compensatrice, soit une partie des 384 millions de dollars de profits réalisés par Gunvor grâce aux contrats entachés de corruption.
Pour Gunvor, il s’agit d’une récidive flagrante. Alors que la justice suisse menait l’enquête sur le versement de pots-de-vin en République du Congo et en Côte d’Ivoire liées à des marchés pétroliers (des faits qui ont abouti à une condamnation en octobre 2019), la maison de négoce s’adonnait à des pratiques très similaires en Équateur. Corruption de fonctionnaires étrangers: mode d’emploi.
Chapitre 1: Cibler un pays aux abois
Créée en 2000, Gunvor est à ses débuts perçue comme une société sous influence du Kremlin, s’approvisionnant essentiellement en pétrole russe et comptant l’oligarque Guennadi Timtchenko, un proche de Vladimir Poutine, parmi ses deux cofondateurs. En quête de diversification, le négociant se tourne progressivement vers d’autres continents, dont l’Amérique latine, où souffle un vent nouveau avec l’élection de chefs d’État résolument marqués à gauche. En Équateur, Rafael Correa prend la tête du pays en janvier 2007. Le jeune économiste promet de rompre avec l’impérialisme étatsunien et la mainmise de ses multinationales sur les ressources naturelles.
Pour opérer, Gunvor n’a pas les coudées franches. Le négociant incarne le type d’intermédiaires dont Rafael Correa entend s’affranchir. De plus, pour décrocher des contrats pétroliers, les entreprises privées doivent passer par des appels d’offres mis en place par Petroecuador. Ces procédures compétitives sont ouvertes à toutes les maisons de négoce et visent à garantir le meilleur prix de vente possible pour le pétrole extrait dans la forêt amazonienne équatorienne, les variétés Napo et Oriente. Gunvor ne tarde pas à trouver la parade, comme Public Eye le dévoilait dans une enquête publiée en juin 2021.
Lire l'enquête de Public Eye (2021): «En Amazonie, un prédateur nommé Gunvor»
Étranglé par le manque de capitaux, placé sur la liste rouge des grands créanciers internationaux, l’Équateur se rapproche de la Chine pour obtenir un ballon d’oxygène financier. Le 27 janvier 2009 est signé le premier contrat de préfinancement avec la société pétrolière d’État PetroChina. Celle-ci s’engage à verser 1 milliard de dollars à Petroecuador, en échange de barils de brut à livrer sur les 24 suivants. Taux d’intérêt: 7,25%, un montant bien supérieur à ce que propose le Fonds monétaire international ou la Banque mondiale, mais qui a l’avantage de n’être adossé à aucune exigence relative à d’éventuelles réformes structurelles.
Établi dans le cadre d’une «alliance stratégique» entre pays amis, ce type d’accord sera reconduit à 16 reprises sous les gouvernements de Rafael Correa et de son successeur Lenín Moreno, avec les sociétés étatiques chinoises PetroChina et Unipec, ou leur homologue thaïlandaise PTT International Trading (basée à Singapour). Entre 2009 et 2016, l’Équateur reçoit des prêts pour la somme astronomique de 18,47 milliards de dollars, s’engageant à livrer, jusqu’en 2024, 1325 millions de barils de pétrole brut à ces sociétés asiatiques. Mais en réalité, cette relation particulière entre États non alignés est un triangle amoureux.
En coulisses, c’est Gunvor, mais aussi d’autres négociants comme Vitol et Trafigura, qui pilotent les opérations.
Faisant ainsi main basse sur ces barils de brut, cédés à «prix d’ami», et accordant parfois lui-même les préfinancements à l’Équateur.
Chapitre 2: Miser sur le capital humain
Pour pénétrer le marché équatorien, Gunvor s’assure d’abord l’expertise d’un homme de terrain doté d’un carnet d’adresses bien rempli: Raymond K., un baroudeur canadien qui semble avoir ses réseaux dans toute l’Amérique latine. Travaillant en Équateur depuis des années, il a été responsable des relations avec les communautés locales pour le consortium OCP, qui exploite un oléoduc pour le compte des grands producteurs pétroliers, ou pour la société étasunienne Occidental Petroleum Corporation, dont Rafael Correa a retiré la concession.
Raymond K. est chez lui en Équateur et rejoint officiellement Gunvor en 2009. Il y restera jusqu’en avril 2018, puis sera consultant pour le géant du négoce jusqu’en août 2020. Dans ses petits papiers: les noms d’Antonio et Enrique Peré, deux frères équato-espagnols reconvertis dans le «consulting» pétrolier, et qui mènent grand train à Miami.
C’est par l’entremise de ces deux intermédiaires, qui ont eu des rapports contractuels avec Gunvor dès 2012, que le versement de pots-de-vin à des fonctionnaires équatoriens va prendre une dimension industrielle.
Chapitre 3: Utiliser des paravents étatiques
Mais c’est surtout pour contourner les appels d’offres que Gunvor va faire preuve de créativité. Afin d’obtenir des barils à meilleur prix, la maison de négoce parvient à faire alliance avec les filiales commerciales de sociétés pétrolières d’État asiatiques qui, après avoir signé des contrats avec Petroecuador, lui cèdent, au moyen d’un nouveau contrat, la marchandise à des conditions similaires (mêmes volumes et même prix), lui laissant le soin d’organiser le transport. Dans le jargon, c’est ce qu’on appelle des contrats back-to-back (contrats annexes). Plutôt que d’être acheminé en Asie pour y être raffiné, le brut est transporté par Gunvor vers des ports aux États-Unis ou au Pérou.
Public Eye a pu obtenir une copie des Bills of Lading (un document délivré par le transporteur maritime à l’expéditeur, qui précise le type, la quantité et la destination des marchandises) concernant les livraisons de pétrole équatorien au Pérou entre 2011 et 2020. Sur cette période, Gunvor a récupéré au moins 74 cargaisons en mains d’Unipec ou, plus tard, de PTT International Trading. La branche genevoise de la banque ING Belgium a financé des cargaisons dans près de la moitié des cas. Contactée ING répond ne pas pouvoir faire de « commentaires sur des situations particulières ou des clients potentiels ».
PTT International Trading, enregistrée à Singapour dans les années 2000, a de quoi intriguer. Officiellement, c’est la filiale de la société étatique pétrolière thaïlandaise PTT. Mais officieusement, elle joue le rôle de simple intermédiaire. La justice étasunienne est formelle: dans le cadre de l’accord de reconnaissance de culpabilité passé avec Gunvor, PTT International Trading a été identifiée comme un front, une société paravent utilisée par le trader pour contourner les procédures d’appel d’offres et faciliter ainsi la corruption. «Il s’agit d’une pratique assez courante, témoigne un professionnel du secteur. Il arrive souvent qu’un négociant privé ait besoin d’une boîte de ce type pour conclure un deal spécifique dans certains pays qui privilégient la signature de contrats avec des structures étatiques. Ou pour éviter les appels d’offres.»
Selon nos informations, cette petite société entretenait d’excellentes relations avec un haut cadre de Gunvor.
Public Eye est en possession d’une lettre officielle de Gunvor, adressée le 2 février 2015 à Petroecuador, signée par Stéphane D., alors responsable du brut pour la zone Asie-Pacifique. Le manager, qui est aujourd’hui l’un des plus hauts cadres de Gunvor SA à Genève, recommande le sérieux et l’expérience de PTT International Trading. Dans ce document intitulé «Trade Reference», on peut lire:
«Dans ses relations avec nous, la société s’est montrée fiable et a, durant cette période, obtenu un bon bilan en matière de transactions de vente et d’achat de pétrole brut. Gunvor connaît la gestion quotidienne de la société depuis six ans.»
Stéphane D. a été engagé par Gunvor en 2007. Une source ajoute que, du temps où il travaillait pour la société de négoce Addax à Genève, le futur cadre de Gunvor avait, avec l’un de ses collaborateurs, déjà noué de bons contacts avec cette entité. Le tandem aurait amené dans ses bagages ce précieux contact.
Parrainée par Gunvor, PTT International Trading est finalement intégrée au pool des acheteurs de Petroecuador. Fin juin 2015, elle signe un premier contrat avec l’entreprise pétrolière équatorienne, puis un second, dont nous avons eu copie, le 1er décembre 2016. La petite structure singapourienne se voit alors accorder le droit de lever plus de 122 millions de barils de brut, entre 2017 et 2021, soit 341 cargos. Au final, c’est Gunvor qui recevra la totalité du pétrole et le commercialisera, récupérant la marchandise grâce à la signature le même jour d’un contrat back-to-back.
Chapitre 4: Payer la tournée
Contractuellement, ces millions de barils doivent être livrés pour rembourser, sur cinq ans, un prêt de 600 millions de dollars accordé à Petroecuador. Qui est le généreux bailleur de fonds? Dans l’ordonnance pénale du Ministère public de la Confédération que nous avons consultée, on découvre qu’il s’agit du négociant Gunvor, mobilisant probablement ses banques pour avancer une telle somme. L’enquête étasunienne a pu établir, qu’entre 2009 et 2020, Gunvor s’est démené en coulisses pour que Petroecuador obtienne 5,4 milliards de dollars de préfinancements en échange de millions de barils.
L’ordonnance pénale contre Gunvor indique que Nilsen Arias, responsable du commerce international chez Petroecuador, qui a récemment témoigné lors d’un retentissant procès à New York, a été directement impliqué dans la négociation et l’adjudication des deux contrats Petroecuador-PTT International Trading. Comme il l’était pour les trois autres contrats signés avec Unipec, qui ont eux aussi permis à Gunvor de récupérer intégralement les barils de brut. Selon la justice suisse, Nilsen Arias a transmis des informations confidentielles au groupe Gunvor durant la phase de négociations entre Petroecuador et les deux sociétés asiatiques. Le fonctionnaire équatorien a été chaleureusement remercié, empochant au total 7,4 millions de dollars entre février 2013 et février 2017.
Les frères Peré se sont chargés de distribuer les pots-de-vin, agissant comme une courroie de transmission entre Raymond K. et tous les fonctionnaires qui se dressent sur le chemin du pétrole équatorien. Leurs deux sociétés offshore, Energy Intelligence & Consulting Corp. et Oil Intelligence Corp., ont signé plusieurs Services Agreements (contrats d’apporteurs d’affaires) avec Gunvor Singapore, la filiale du négociant à Singapour. Entre janvier 2013 à janvier 2020, ces deux entités offshore, enregistrées dans les Iles Vierges Britanniques, ont reçu la somme astronomique de 91,8 millions de dollars mentionnée plus haut. Leurs services consistaient à faciliter la conclusion de contrats pétroliers, en utilisant une partie de cet argent pour corrompre des fonctionnaires équatoriens.
Ils disposaient, entre autres, d’un compte en Suisse à UBS SA Zürich, ouvert au nom de Energy Intelligence & Consulting Corp. De janvier 2013 à août 2014, près de 11 millions de dollars y ont été versés par Gunvor Singapore, en 23 transferts. Sur cette somme, 1,7 millions de dollars a été transféré, en dix versements, sur le compte à Curaçao d’une société liée à Nilsen Arias. Le haut fonctionnaire de Petroecuador a reçu sur ce même compte 562'000 dollars en 7 versement partis d’UBS Zurich, et qui ont transité par une société panaméenne détenue par les frères Peré. Son épouse s’est vue gratifier de près de 230'000 dollars également au Panama, envoyés directement depuis la Suisse. Ces payements corruptifs se sont déroulés entre février 2013 et octobre 2014.
Contactée par Public Eye, UBS a refusé de commenter.
Sur son carnet, Antonio Peré note scrupuleusement tous les versements de pot-de-vin. Des virements bancaires via Panama aux livraisons de cash dans les grands hôtels de la place, en passant par une montre Patek Philippe d’une valeur de 70'000 dollars offerte au nom d’un employé de Gunvor à Nilsen Arias. Saisi par la justice, ce carnet constitue une véritable radiographie de la corruption en Équateur. Lors de son audition devant la justice étasunienne, on lui a demandé s’il avait déjà aidé un client à obtenir un contrat avec le gouvernement sans verser de pot-de-vin: «Je n’en suis pas sûr, a-t-il répondu. Je ne me souviens pas d’une seule fois.» À lui seul, Nilsen Arias – qu’Antonio surnomme affectueusement «Mi gordo» (mon gros) – déclare avoir reçu 13,5 millions de dollars de Gunvor et de ses concurrents Vitol ou Trafigura. Car les concurrents de Gunvor auraient recours aux mêmes réseaux et schémas corruptifs en Équateur.
Chapitre 5: Se méfier des journalistes
Alertés par Fernando Villavicencio, un ancien syndicaliste de Petroecuador devenu journaliste d’investigation, les procureurs du Département de la justice des États-Unis enquêtaient depuis 2012 sur Gunvor et ses réseaux. Mais ce n’est que des années plus tard, en février 2018, qu’ils parviennent à piéger Raymond K., par l’entremise des frères Peré, qui collaborent déjà avec la justice étasunienne. Enregistré par le FBI dans un restaurant chic de Miami, l’intermédiaire de Gunvor se laisse aller à quelques indiscrétions sur les pots-de-vin équatoriens. Il passe aux aveux deux ans plus tard.
Contacté par Public Eye, Gunvor n’a pas répondu à une liste détaillée de 33 questions, invoquant des délais trop courts et renvoyant vers ses communiqués de presse. Le négociant évoque son entière collaboration avec les autorités de poursuite ainsi que les progrès réalisés par son département de mise en conformité (compliance). Il rappelle qu’il a cessé de collaborer avec des agents externes depuis 2020 et affirme qu’aucun des individus mentionnés par la justice étasunienne ne travaille actuellement pour Gunvor. Concernant la lettre de recommandation envoyée par son haut cadre, le négociant nous a envoyé la prise de position suivante: «le ministère de la Justice n'a jamais déclaré que M. {Stéphane D.} était ou avait été une cible de son enquête. Affirmer ou insinuer le contraire serait faux et, une fois encore, fera l'objet de poursuites judiciaires».
Pour l’Équateur, les contrats de Gunvor sont une catastrophe.
La dette du pays n’a fait que se creuser depuis l’arrivée de Rafael Correa, alors que le brut est foré toujours plus profondément dans la forêt amazonienne. Entre 2009 et 2016, pour rembourser ses 18,47 milliards de dollars de prêts, l’Équateur s’est saigné. «Le volume convenu montre que cinq fois plus de pétrole a été engagé que ce qui était nécessaire pour couvrir la dette», indique un rapport de la Commission d’audit du Congrès de l’Équateur menée par Fernando Villavicencio. Estimation du manque à gagner par rapport au prix de marché: près de 5 milliards de dollars.
Le journaliste s’est finalement lancé en politique, devenant sénateur entre 2021 et 2023, puis candidat à la présidence équatorienne. Durant un meeting politique, le 9 août 2023, Fernando Villavicencio a été assassiné en pleine rue par des tueurs à gages, laissant tout un pays en état de choc. L’accès à son téléphone portable a fait l’objet d’une intense lutte de pouvoir en Équateur, où il dérangeait beaucoup de monde. Des personnages plus ou moins bien intentionnés se sont battus pour mettre la main sur ses secrets, et une copie des données a finalement été transférée au FBI étasunien. L’opportunité, peut-être, de voir ressurgir d’autres affaires du même type de celle de «Gunbor».