Dix ans après le drame du Rana Plaza, l’industrie textile a bien peu évolué

Le 24 avril 2023, nous commémorons les dix ans de l’effondrement de l’usine textile du Rana Plaza. Ce drame a mis en évidence les conditions scandaleuses dans lesquelles nos vêtements sont fabriqués. Si la situation a pu un peu s’améliorer depuis lors, l’industrie textile est toujours empreinte d’une forte concurrence qui entraîne un nivellement par le bas: toujours plus, pour toujours moins cher. Pour mettre un terme à cette fuite en avant, il faut que des mesures politiques soient prises – en Suisse aussi.

Sur le lieu de la tragédie qui a coûté la vie à 1138 personnes il y a dix ans, le quotidien a repris ses droits: des vendeurs de rue proposent des bananes et de petits mets, la verdure prolifère sur le site de l’usine effondrée du Rana Plaza à Savar, dans la banlieue de la capitale bangladaise, Dhaka. Après le drame, les autorités ont déblayé des tonnes de gravats et de tissus et les ont déversées dans une gigantesque décharge à ciel ouvert. Mais cacher la poussière sous le tapis ne suffit pas à faire oublier la tragédie: à Savar, le Rana Plaza a profondément marqué les esprits et la mémoire collective. Les décombres ont certes été balayés, mais les cicatrices sont encore béantes.

Plus de 2000 blessé·e·s ont survécu au drame du 24 avril 2013, mais souffrent encore aujourd'hui des conséquences sociales de l’effondrement, tout comme les familles des 1138 défunt·e·s, qui ne passent pas un seul jour sans penser à la tragédie.

L'accord sur la sécurité des bâtiments au Bangladesh

Le chapitre le plus sombre de l’histoire de l’industrie textile a entraîné en mai 2013 la signature de l’Accord sur la protection contre les incendies et la sécurité des bâtiments au Bangladesh. La Campagne Clean Clothes (CCC), portée en Suisse par Public Eye, a participé de manière déterminante à son élaboration, l’a signé en tant que témoin et surveille sa mise en œuvre d’un œil critique.

L’accord a nettement amélioré la sécurité dans les fabriques bangladaises. En 2018, il a été prolongé de trois ans puis est arrivé à expiration fin mai 2021. Grâce à l’engagement de fédérations syndicales internationales et d’organisations signataires comme la CCC, un nouvel accord international est en vigueur depuis le 1er septembre 2021.

© Taslima Akhter
Selon le ministre bangladais de l'Intérieur, trois des huit étages avaient été construits illégalement et un neuvième était en cours de construction.

Des indemnisations nettement insuffisantes

Immédiatement après l’annonce de l’effondrement du Rana Plaza, la Campagne Clean Clothes et d’autres organisations de la société civile ont lancé une campagne pour réclamer une indemnisation complète et juste des familles concernées par le drame. La campagne a constamment demandé aux enseignes de la mode et détaillants d’aller au-delà d’une approche caritative et de prendre des mesures concrètes pour garantir que les familles des défunt·e·s ne se retrouvent pas dans une situation financière encore plus critique et que les milliers de personnes blessées puissent bénéficier des soins médicaux nécessaires.

Grâce à cette campagne et à la pression exercée par des gouvernements et organisations internationales, des négociations ont pu avoir lieu et ont débouché sur l’accord d’indemnisation du Rana Plaza.

Les montants versés aux survivant·e·s étaient toutefois insuffisants, et ce même dans le contexte local.

Les frais de traitements médicaux n’ont pas été couverts et ne le sont toujours pas entièrement. C’est pourquoi les survivant·e·s, qui sont en grande majorité des femmes, souffrent toujours des conséquences du drame (voir portraits et vidéo ci-après). La somme totale versée ces dix dernières années aux survivant·e·s et aux familles des défunt·e·s s’élève, selon le quotidien local Dhaka Tribune, à moins de 40 millions de dollars US. 

Cela est notamment dû au fait que la convention internationale qui régit la procédure d’indemnisation ne tient compte que des pertes de revenus et ne prévoit pas d’indemnités pour préjudice. En outre, le calcul des indemnités se base sur le niveau des salaires en vigueur dans l’industrie textile. Il est donc d'autant plus important de lutter pour revendiquer un salaire vital.

© Taslima Akhter
Bien que les ouvrières et ouvriers aient signalé des fissures dans les murs avant l'effondrement, tout le monde a reçu l'ordre de continuer à travailler. Lorsque le bâtiment s'est finalement effondré le 24 avril 2013, de l'aide est arrivée trop tard pour beaucoup.

Les propriétaires des usines toujours pas jugés

Selon l’organisation Business & Human Rights Resource Centre, les survivant·e·s de l’effondrement du Rana Plaza ont manifesté en avril 2022 à Savar pour tenter de faire entendre leurs revendications, dont l’indemnisation à vie des blessé·e·s. Parmi leurs demandes figurent également une réinsertion des travailleuses et travailleurs, des possibilités de traitement à vie, la garantie d’une punition maximale et la saisie des biens de toutes les personnes responsables du drame, et enfin que le 24 avril soit proclamé «journée du meurtre des travailleuses et travailleurs».

Le pire pour les victimes du Rana Plaza, c'est que les personnes inculpées de meurtre pour avoir forcé les employé·e·s à rester dans le bâtiment n’ont toujours pas été jugées. La veille de l’effondrement, les propriétaires du Rana Plaza avaient reçu des autorités l’ordre de fermer la fabrique. Les entreprises locataires du bâtiment et une banque ont immédiatement obtempéré, tandis que les propriétaires des ateliers de textile des étages supérieurs ont forcé les employé·e·s à continuer leur travail. Quelques heures plus tard, le bâtiment s’effondrait.

Entretiens sur place

Dix ans plus tard, comment se portent les travailleuses et travailleurs qui ont survécu à l'effondrement de l'usine? Quels sont leurs messages et ceux des activistes sur place à l'attention des marques de mode en Europe et en Suisse?

Plus d'informations

  • Nilufa

    © Rainbow Collective & Cinema Gang

    «Le Rana Plaza a détruit ma vie et ma famille»

    Pour Nilufa, couturière au Bangladesh, tout allait pour le mieux avant l’effondrement du Rana Plaza. Depuis, sa vie est devenue un enfer. Elle estime que les enseignes de la mode qui faisaient produire leurs articles au Rana Plaza devraient s’engager pour la bonne santé des travailleuses et travailleurs blessé·e·s, et pour des conditions de travail sûres.

    «J’ai travaillé pendant plus de six ans dans le bâtiment du Rana Plaza. Tout allait bien à l’époque. Ma mère s’occupait de mon fils, mon mari contribuait aussi aux revenus du ménage mais l’essentiel provenait de mon travail. Je subvenais aux besoins de deux foyers, le nôtre et celui de ma mère. Et je ­payais pour l’éducation de mon fils.

    Le Rana Plaza a tout chamboulé. De nombreuses personnes ont trouvé la mort et celles qui ont survécu n’ont plus de perspectives. Regardez-moi: j’ai perdu une jambe. D’autres ont perdu une main, un pied – et beaucoup sont traumatisé·e·s.

    Quelques années plus tard, mon mari m’a quittée. Il était bien content tant que je rapportais de l’argent à la maison. Mais quand j’ai perdu mon emploi, il est parti. J’ai alors aussi perdu le respect de mon fils; il a 16 ans et ne veut plus me rendre visite. Je ne peux plus payer pour ses études. Maintenant, j’ai peur; je n’ose même plus parler à mon fils. Ma famille a aussi perdu tout respect envers moi depuis que mon mari m’a quittée.

    Le Rana Plaza a détruit ma vie et ma famille. C’est dur. J’avais une famille et je l’ai perdue. Certains me disent parfois que j’aurais mieux fait de mourir. Pour les personnes comme moi, qui ont survécu à l’effondrement, on se sent parfois comme mortes. Je ne tiens pas à continuer à vivre dans de telles conditions.

    De nombreuses personnes ici pensent que l’indemnisation que nous avons reçue nous a rendues riches, mais ce n’est pas le cas. J’ai travaillé au Rana Plaza de 18 à 25 ans et j’ai seulement reçu l’équivalent de 423 dollars US d’indemnisation. J’ai perdu ma jambe, je ne trouve donc plus de travail, alors que j’ai pourtant beaucoup cherché: quand on voit qu’il me manque une jambe, on me rejette tout de suite.

    Je demande au Gouvernement de nous verser plus d’indemnisation. Il nous le doit. J’aimerais qu’on nous aide, au Bangladesh et depuis l’étranger, à faire pression sur le Gouvernement.

    Il y a quelque temps, j’ai emprunté 18 dollars et j’ai ouvert un petit kiosque à tabac dans la rue. Mais la police me persécute et je dois constamment changer d’emplacement. En plus, je me sens souvent tellement mal que je ne peux même pas ouvrir le kiosque.

    Dix ans se sont écoulés depuis le drame, et les personnes blessées ne reçoivent toujours pas les soins médicaux dont elles ont besoin. J’ai douze collègues qui ont perdu la vie depuis l’effondrement par faute de traitement adéquat.

    Pendant sept ans, j’ai dû aller dans plus de vingt hôpitaux pour ma jambe et j’ai été opérée onze fois. La dernière intervention a coûté 4203 dollars. Je ne sais pas qui a payé certaines de mes opérations: le Gouvernement ou une organisation d’entraide. Mais depuis quelque temps, je dois les payer moi-même. La prochaine que je dois subir coûte 7000 dollars. Comment suis-je censée trouver une telle somme ? On devrait payer les traitements médicaux de toutes les personnes qui ont été blessées dans l’effondrement.

    Je souhaite de tout mon cœur qu’une telle tragédie ne se reproduise jamais. J’aimerais que les normes de sécurité soient améliorées et que les fabriques de textile deviennent plus sûres.

    Les enseignes de la mode qui faisaient produire leurs articles au Rana Plaza devraient s’engager pour la bonne santé des travailleuses et travailleurs blessé·e·s. C’est grâce à nous qu’elles peuvent gagner autant d’argent. Elles doivent assumer leurs responsabilités et mieux nous soutenir.

    Toutes les marques n’ont malheureusement pas contribué aux indemnisations. Si elles l’avaient fait, nous n’aurions pas besoin de demander l’aide du Gouvernement.

    J’aimerais tellement pouvoir parler à un ministre. Je pourrais lui expliquer comment fonctionne le secteur du textile. Je ne comprends pas que les autorités n’entendent pas notre détresse. Tout est en ligne, sur Facebook. Nous souffrons mais ils sont aveugles.

    Je ne peux plus aller sur le site du Rana Plaza. J’entends encore les cris des gens qui essayaient de sauver leur vie pendant l’effondrement.»


    Les interviews à l’origine de ces trois portraits ont été réalisées par Rainbow Collective & Cinema Gang.

  • Shila

    © Rainbow Collective & Cinema Gang

    «Personne ne comprend notre détresse»

    La couturière Shila ne souhaite à personne de vivre ce que traversent les survivant·e·s du Rana Plaza. Elle ne peut plus travailler et dépend de ses voisins pour manger. Elle demande aux enseignes de la mode qui faisaient produire leurs articles au Rana Plaza d’assumer leurs responsabilités.

    «Depuis le Rana Plaza, ma vie n’a fait qu’empirer. Nous, les survivant·e·s, nous devons sans cesse lutter pour nos droits et notre survie. En ce moment, j’ai juste envie de me suicider. J’ai une tumeur à l’estomac et je souffre de diabète. Je suis blessée à la moelle épinière et je dois porter une sonde urinaire. Je ne peux donc pas travailler, je ne suis pas employable.

    Depuis dix ans, les médias exploitent la détresse des victimes du Rana Plaza; nous sommes utilisées comme des produits. Mais les gens ne voient pas que nous souffrons. Personne ne nous comprend. Les gens ne peuvent pas voir à quel point nous souffrons à l’intérieur.

    Je ne peux plus travailler et je dois me nourrir auprès de mes voisins. J’ai un fils dont je ne peux plus m’occuper. Il vit chez ma sœur. C’était un élève modèle qui a remporté de nombreux prix, mais il a dû arrêter ses études parce que je ne pouvais plus les payer. En tant que mère, c’est un sentiment insoutenable.

    Je n’ai pas reçu une indemnisation adéquate, on ne m’a pas tout versé: j’ai seulement eu l’équivalent de 336 dollars US. On s’est fait escroquer sur notre indemnisation.

    Si les fonds que le Gouvernement a reçus avaient été distribués équitablement, je n’aurais pas eu besoin de confier mon fils à ma sœur. Et il aurait pu continuer ses études.

    Je n’ai pas assez d’argent pour faire les opérations dont j’ai besoin. Ce n’est pas une vie. Pour l’instant, une fondation paie une partie de nos traitements, mais on ne reçoit pas les médicaments dont on a besoin. On nous envoie toujours dans différents hôpitaux et on doit tout payer nous-mêmes. J’ai dû faire un scan qui a coûté 121 dollars. J’ai dû demander à la mosquée locale de payer la facture.

    Sur le papier, le fonds de soutien devrait couvrir nos frais de traitement mais, en réalité, on voit bien la corruption qui sévit ici.

    À cause de ce que nous avons vécu et de l’impact du drame sur nos vies, nous aurons constamment besoin d’un soutien jusqu’à notre mort. Il devrait donc y avoir un fonds qui puisse nous verser ne serait-ce que 46 dollars par mois.

    Nous ne demandons pas beaucoup, nous voulons juste pouvoir vivre normalement. Tout le monde a profité de notre travail. Maintenant il faut que les responsabilités soient assumées.

    Et nos enfants ont besoin de soutien pour leur éducation. Si nous pouvions travailler comme avant, nous pourrions le leur offrir. Mais maintenant, ce n’est plus possible. Si j’étais en bonne santé, je pourrais travailler comme avant, j’aurais un poste à responsabilités dans la fabrique. Je pourrais avoir un bon salaire. Mais au lieu de ça, je dois constamment demander de l’aide.

    Quand je parle de mes blessures, on me dit que j’en fais tout un cirque et que je suis devenue millionnaire grâce à l’indemnisation. Personne ne comprend notre détresse. Combien de jours devrais-je encore vivre comme ça? Je ne souhaite à personne de vivre ce que traversent les survivant·e·s du Rana Plaza.

    Nous voulons que les entreprises qui achetaient les vêtements que nous fabriquions nous soutiennent, nous et nos familles. Nous voulons qu’elles financent l’éducation de nos enfants et qu’elles nous permettent de nous nourrir par nous-mêmes. C’est tout ce que nous demandons.»


    Les interviews à l’origine de ces trois portraits ont été réalisées par Rainbow Collective & Cinema Gang.

  • Kalpona Akter

    © Rainbow Collective & Cinema Gang

    «Les couturières et couturiers gagnent toujours un salaire de misère»

    Selon Kalpona Akter, directrice du Bangladesh Center for Workers Solidarity (BCWS), les personnes blessées dans l’effondrement du Rana Plaza n’ont pas été suffisamment indemnisées. La sécurité au travail a certes été améliorée depuis le drame, mais les enseignes de la mode doivent signer l'Accord international pour la santé et la sécurité dans l’industrie textile et s’assurer que leurs employé·e·s perçoivent enfin un salaire vital.

    Les enseignes de la mode qui faisaient produire leurs articles au Rana Plaza ont-elles assumé leurs responsabilités après l’effondrement du bâtiment?

    Pas vraiment. Ce n'est qu’en réaction à notre pression que certaines d’entre elles ont signé l’Accord sur la protection contre les incendies et la sécurité des bâtiments au Bangladesh. Certaines se sont contentées de verser une certaine somme sur le fonds d’indemnisation, mais aucune n’a pris les devants et déclaré: «Je m’approvisionnais au Rana Plaza et je prends donc mes responsabilités.»

    Les indemnisations ont-elles été suffisantes pour permettre aux personnes blessées et aux familles des victimes de vivre dans la dignité?

    Au Bangladesh, la loi ne prévoit pas d’indemnisation adéquate pour les travailleuses et travailleurs ou leur famille. C'est pourquoi nous avons dû mener une campagne. Le calcul de l’indemnisation a été fait selon la Convention 121 de l’OIT, mais il n’a malheureusement pris en compte que les pertes de revenus et des indemnités pour préjudice n’ont jamais été envisagées. Les montants versés n’ont donc pas été suffisants pour les familles.

    À quels montants faites-vous référence?

    Il est difficile de compenser une vie humaine par de l’argent. Mais les personnes blessées doivent pouvoir vivre dans la dignité, ce qui leur est impossible avec l’indemnisation qu'elles ont reçue. Elles n’ont même pas de quoi se nourrir pendant quelques années, sans parler de financer leur éducation ou celle de leurs enfants.

    L’objectif de notre campagne était d’obtenir 71 millions de dollars US pour les travailleuses et travailleurs du Rana Plaza, ainsi que pour celles et ceux de l’usine Tazreen. Mais en fin de compte, nous n’avons reçu que 30 millions. Les 41 millions manquants correspondent aux indemnités pour préjudice que nous avions réclamées. Si nous les avions reçues, les couturières et couturiers blessé·e·s auraient pu vivre dans la dignité. Mais la somme finalement versée n'est pas du tout suffisante.

    Comment cela se traduit-il concrètement?

    En cas de décès d’une travailleuse ou d’un travailleur, la famille reçoit 200'000 takas, soit environ 2000 dollars US. L’année dernière, un système d’assurance contre les accidents du travail a été lancé en tant que projet pilote sur cinq ans, et nous voulons qu’il devienne une obligation légale. Ce serait la voie à suivre pour pouvoir réclamer une indemnisation adéquate en cas d'accident. Même si j'espère bien sûr que des accidents ne surviendront plus.

    Toutes les personnes grièvement blessées reçoivent-elles les soins médicaux dont elles besoin?

    Il reste un peu d’argent et un fonds spécial a été constitué. Mais il n'est pas suffisant pour couvrir tous les traitements médicaux nécessaires.

    De plus, certain·e·s travailleuses et travailleurs souffrent par exemple de maux de tête mais ne savent pas qu’ils sont dus à un problème à la colonne vertébrale des suites de l'accident. Dix ans plus tard, beaucoup souffrent encore des conséquences de l’effondrement et ne savent pas à qui s’adresser.

    Est-ce que ces personnes se sentent au moins prises au sérieux dans leur détresse?

    Beaucoup ont l’impression d’être traitées comme des produits. Elles disent que les médias se sont seulement intéressés à elles à l’approche de la commémoration de l’effondrement du Rana Plaza, pour avoir des images et des déclarations sensationnelles à publier et pour capitaliser sur leurs émotions. Je comprends leur malaise, car les interviews ravivent les souffrances qu’elles ont connues lors de l’effondrement, parce qu’elles ont perdu un·e proche ou ont elles-mêmes été ensevelies sous les décombres. Il faut donc être prudent·e quand on leur parle. Et il faut bien expliquer pourquoi il est important que leur voix soit entendue, pour permettre des améliorations pour les autres travailleuses et travailleurs.

    Les conditions de travail se sont-elles améliorées au Bangladesh depuis le Rana Plaza?

    Il y a eu quelques améliorations mais les conditions de travail restent globalement les mêmes. La sécurité sur les lieux de production de l’industrie textile est aujourd'hui nettement meilleure qu’il y a dix ans. L’accord du Bangladesh y a grandement contribué. En matière de protection contre les incendies, des inspections ont été réalisées sur la structure et le système électrique des bâtiments. Sur les plus de 150'000 risques constatés, environ 93'000 ont été atténués. Aujourd’hui, on peut dire que plus de deux millions de personnes travaillent dans 1600 usines qui sont sûres. Mais le Bangladesh compte au total 3000 fabriques, alors il reste beaucoup à faire.

    Toutes les enseignes de la mode ont-elles signé l’accord?

    Non, il y a beaucoup de marques sans scrupules qui ne l’ont pas signé, comme Levi’s, Gap, JC Penney, Fruit of the Loom, Canadian Tire, ainsi que Ikea, qui vend aussi du textile.

    Au total, il y a plus d’une dizaine de marques que nous dénonçons parce qu’elles n’ont pas signé l’accord et ne font rien pour garantir un lieu de travail sûr pour les personnes qui fabriquent leurs articles.

    Comment les salaires ont-ils évolué depuis le Rana Plaza?

    Les couturières et couturiers gagnent toujours un salaire de misère. Le minimum légal dans l’industrie textile est de 8000 takas, soit environ 76 dollars US par mois. Ce n'est pas suffisant pour survivre, et encore moins si l’on a des enfants. C'est pourquoi nous demandons aux enseignes de la mode de garantir un salaire vital et de prendre leurs responsabilités.

    Qu’en est-il de la liberté d’association?

    Sur le papier, cette liberté nous est garantie, tout comme le droit de négocier nos conditions de travail. Mais quand des personnes s’organisent, elles sont menacées et violentées. Et elles sont parfois contraintes de quitter leur village et leur communauté.

    Dès que des travailleuses et travailleurs élèvent leur voix, l’État et les propriétaires d’usines les criminalisent. Ces deux groupes sont étroitement liés et ont les pleins pouvoirs pour cibler les employé·e·s de l’industrie textile. Depuis le Rana Plaza, il y a un plus grand nombre de syndicats, mais ils n’ont pas plus de pouvoir. Les travailleuses et travailleurs n’ont donc pas le droit de s’exprimer.

    Les propriétaires de l’usine qui sont responsables de la tragédie ont-ils été jugés?

    Nous attendons toujours que la justice fasse son travail et qu’un procès ait lieu. Je ne comprends pas pourquoi cela prend tant de temps. Cela doit être dû aux pouvoirs politiques. Les preuves sont là, toutes les télévisions ont montré les images des fissures dans le bâtiment.

    Les propriétaires sont responsables de ce crime. Ils auraient pu éviter la mort des employé·e·s, mais ils n’ont rien fait. Il y a des preuves. Alors je ne comprends pas pourquoi il faut attendre dix ans pour juger ces personnes. Nous attendons vivement que justice soit faite. Personne n'a encore été inculpé jusqu’à présent.

    Pourrait-il y avoir un deuxième Rana Plaza?

    En tant que militante syndicaliste, je suis de nature optimiste. L’effondrement d’un immeuble de neuf étages, entraînant la mort de plus de mille personnes, c’est un véritable cauchemar et je préfère ne pas y penser. L’accord a permis beaucoup d’améliorations ces dix dernières années et je ne crois pas que l’une des usines inspectées va s’effondrer comme le Rana Plaza. Mais il y a encore des fabriques qui n’ont pas été contrôlées dans le cadre de l'accord. Alors qui sait ce qui peut encore arriver?

    Avez-vous un message à envoyer aux consommateurs et consommatrices en Europe?

    Les personnes qui achètent les vêtements sont celles qui ont le plus de poids sur la chaîne d’approvisionnement à travers leur pouvoir d’achat. Les enseignes de la mode le savent et elles soignent leur image pour pouvoir vendre leurs produits.

    Les consommateurs et consommatrices ont le pouvoir de faire vraiment changer les choses. Quand on entend parler de drames comme celui du Rana Plaza, on ne devrait pas se sentir coupable, mais plutôt en colère. La prochaine fois qu’on achète des vêtements en ligne ou dans un magasin, il ne faut pas seulement considérer la couleur, la taille, le style et le prix, mais aussi réfléchir aux conditions de travail et de production. Il faut poser des questions pour en savoir plus sur les personnes qui fabriquent les vêtements.

    Quelles questions?

    Quelles sont les conditions de travail des personnes qui ont confectionné les vêtements? Perçoivent-elles un salaire vital? Travaillent-elles dans un lieu sûr? L’usine qui les emploie n’est-elle pas coupable de violences envers les femmes? Respecte-t-elle la liberté syndicale? Tout cela se retrouve finalement dans le prix que l’on paie pour ses vêtements.

    Ne rien acheter n'est pas une solution. Nous vivons dans un monde civilisé et devons nous vêtir. Mais nous devrions connaître les conditions de travail dans les pays producteurs. Peu importe qu’il s'agisse du Bangladesh, de l’Inde, du Sri Lanka, du Pakistan, de la Jordanie, du Salvador ou de l’Europe de l’Est: les conditions de travail sont très similaires dans tous ces pays et régions.

    Est-il suffisant de poser des questions?

    Non, il faut bien sûr aussi des mesures législatives. Dans l’UE et ailleurs, on commence à parler de droits humains et d’une obligation légale de diligence raisonnable en matière de droits humains. C’est un grand pas en avant. Mais il ne suffit pas de réglementer les activités des enseignes de la mode, celles-ci doivent aussi contribuer au financement des améliorations nécessaires pour les travailleuses et travailleurs.

    Car quand on parle de salaire vital, de sécurité, d’égalité des genres et de liberté d’association, tout cela a un coût.

    On ne peut pas laisser les marques continuer de s’approvisionner dans notre pays en payant le moins cher possible, cela ne résoudra jamais le problème.

    En tant que travailleuses et travailleurs, nous devrions aussi pouvoir revendiquer nos droits. Quand une entreprise ne respecte pas la loi, nous devrions pouvoir la traduire en justice pour la contraindre à payer des indemnités. Cela doit aussi être prévu par la loi.

    Quel message adressez-vous aux marques suisses et européennes?

    1. Signez l’accord international si vous ne l'avez pas encore fait ! Cela vaut également pour l’accord du Pakistan. L’accord sauve des vies !
    2. Assurez-vous que les personnes qui fabriquent vos articles puissent vivre dans la dignité. Payez suffisamment pour garantir que les travailleuses et travailleurs reçoivent un salaire vital.

    Les interviews à l’origine de ces trois portraits ont été réalisées par Rainbow Collective & Cinema Gang.

Les conséquences du Rana Plaza pour l’industrie

Le Rana Plaza a aussi éveillé les consciences dans l’industrie et les pouvoirs politiques: le G7 a par exemple réagi à l’effondrement en réclamant de meilleures conditions de travail et un fonds d’indemnisation pour les accidents d’usines. Mais les déclarations faites à l’époque ont eu bien peu de conséquences concrètes, l’industrie est retombée dans ses travers et il n’y a pas eu à l’international d’interventions politiques globales sur le sujet.

Le modèle d’affaires de l’industrie textile n’a quasiment pas changé, le secteur étant toujours empreint d’une forte concurrence qui entraîne un nivellement par le bas: toujours plus, pour toujours moins cher.

Le textile est de loin le secteur économique le plus important au Bangladesh, deuxième exportateur mondial après la Chine. L’industrie vestimentaire représente 90% de ses exportations et le pays est donc fortement dépendant des commandes des grandes enseignes internationales de la mode.

En 2018, le Gouvernement a certes augmenté le salaire minimum, qui n'avait pas évolué depuis cinq ans, de 5300 à 8000 takas (soit environ 70 francs au taux de change de mi-mars 2023). Mais cette augmentation était nettement inférieure aux revendications des syndicats, qui demandaient 16'000 takas, et c'est pourquoi, après l’annonce du nouveau salaire minimum, des milliers de travailleuses et travailleurs sont descendu·e·s dans la rue début 2019 pour réclamer un minimum de 16'000 takas. De violentes altercations avec les forces de l’ordre ont éclaté, la police a fait usage de gaz lacrymogène, de balles en caoutchouc et de canons à eau pour disperser la foule: selon l’organisation Business & Human Rights Resource Centre, une personne a été tuée et 50 blessées. 

© Taslima Akhter
Les travailleuses et travailleurs exigent une indemnisation adéquate des survivant·e·s et de leurs proches ainsi que des possibilités de traitement à vie.

Un nouveau cycle de négociations est prévu à l’automne 2023. Les syndicats réclament désormais 22'000 à 25'000 takas. L’organisation non gouvernementale Asian Floor Wage a calculé en 2022 qu’un salaire vital devrait même s’élever  à environ 53'000 takas. Les propriétaires de fabriques estiment ne pas pouvoir financer un tel montant, mais les grandes enseignes de la mode ont les moyens et devraient s’engager à travers une déclaration commune à soutenir l’augmentation et à adapter leurs pratiques d’achat en conséquence. Par ailleurs, le délai de cinq ans entre les révisions du salaire minimum est bien trop long au vu de l’inflation. Les salaires devraient être réexaminés plus régulièrement.

Depuis plus de 20 ans, il existe de nombreuses initiatives sectorielles, programmes et standards volontaires qui se veulent axés sur une plus grande durabilité. Mais le bilan est décevant: des initiatives ambitieuses s’enferment dans des niches, tandis que d’autres ne parviennent même pas à mettre effectivement en œuvre des standards pourtant peu ambitieux. Pour les enseignes de la mode, ces initiatives sont avant tout une nouvelle occasion d’améliorer leur réputation, plutôt que de prendre de véritables mesures sur d’importantes questions comme celles des salaires et de la répression des syndicats. Dans l’Indice des droits dans le monde de la fédération syndicale internationale ITUC, le Bangladesh figure parmi les dix pires pays au monde pour les travailleuses et travailleurs.

L’amélioration des conditions de travail sur les chaînes d’approvisionnement internationales demande des décisions politiques et l’application de mesures contraignantes afin que toutes les entreprises respectent les droits humains, dont le droit à un salaire vital, sur l’ensemble de leurs chaînes d’approvisionnement.

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