Même sous sanctions, le charbon russe reste dans l’angle mort de la Suisse
Lausanne / Zurich, 13 juin 2022
Base-arrière des oligarques et leur fortune, plaque tournante du négoce de pétrole et de céréales russes: la Suisse entretient depuis des décennies des liens étroits avec le régime de Vladimir Poutine, que la guerre en Ukraine a mis en exergue. Mais un autre secteur stratégique, synonyme d’ascensions fulgurantes et de liaisons dangereuses avec le pouvoir, est jusqu’ici resté dans l’ombre: le charbon. Depuis le 27 avril, l’importation, la vente et la prestation de services financiers autour du charbon russe sont interdites en Suisse, et les dispositions transitoires arriveront à terme à la fin août. Chargé de faire respecter cet embargo, repris de l’Union européenne, le Secrétariat d’État à l’économie (SECO) ne dispose même pas d’une liste de sociétés actives dans ce secteur particulièrement opaque.
Public Eye a enquêté sur cet autre angle mort de la place suisse du négoce de matières premières. Nous avons écumé les registres du commerce cantonaux et utilisé des données publiques afin de cartographier la vallée charbonnière helvétique, constituée de 240 sociétés, dont Zoug est l’axe russe. Connue pour ses largesses fiscales, la ville accueille 52 sociétés actives dans le charbon, parmi lesquelles 12 au moins sont directement contrôlées par des citoyens russes. Comme nous l’avons découvert, les neuf plus gros extracteurs de charbon russe se sont implantés à Zoug ou dans le Nord-Est de la Suisse depuis le début des années 2000, et seul l’un d’entre eux a depuis plié bagage. Représentées par un simple bureau ou une plaque dans une allée de boîtes aux lettres, ces sociétés – dont nous avons dressé les portraits – rivalisent avec Glencore sur le marché du charbon et négocient, depuis le territoire helvétique, environ 75% du charbon russe exporté.
Parmi ces entreprises en mains d’oligarques ou de riches hommes d’affaires russes figure la Société d’énergie et du charbon de Sibérie (SUEK), plus gros producteur de Russie, dont la filiale de négoce est domiciliée à Zoug depuis 2004. La veille de l’imposition des sanctions par l’UE, Andreï Melnichenko s'était empressé de faire de sa femme la bénéficiaire du trust qui détient SUEK, un stratagème légal approuvé par le SECO. La Suisse a toutefois décidé, le 10 juin, de reprendre le sixième paquet de sanctions de l’UE, plaçant ainsi Aleksandra Melnichenko sur liste noire, aux côtés de son mari.
Alors que la Suisse est sous le feu des critiques pour sa mise en œuvre inefficace des sanctions, le Conseil national n’a pas hésité, le 9 juin, à rejeter par 103 voix contre 80 une motion demandant la création d’une autorité de surveillance du secteur des matières premières. Une telle autorité sectorielle, cousine de la Finma, permettrait pourtant de garantir davantage de transparence, en octroyant des licences aux sociétés et en vérifiant que les conditions d’octroi soient bien respectées, notamment concernant l’identification des ayants droit économiques. Si la Rohma imaginée en 2014 par Public Eye existait, le SECO saurait aujourd’hui quelles sociétés actives dans le charbon sont installées en Suisse et par qui elles sont détenues. Il serait aussi bien mieux équipé pour faire respecter l’embargo sur le pétrole russe que le Conseil fédéral vient d’adopter dans le sillage de l’UE.
Plus d’informations auprès de:
Adrià Budry Carbó, enquêteur matières premières, +41 78 738 64 48, adria.budrycarbo@publiceye.ch
Géraldine Viret, responsable médias, +41 78 768 56 92, geraldine.viret@publiceye.ch