Une politique de développement multilatérale plutôt qu'une politique suisse bilatérale

Depuis quelques années, la Suisse essaie d’engager les pays en développement à libéraliser leurs marchés par des accords de libre-échange.

Ces accords, qui vont bien au-delà de ce que prévoit l’OMC, sont négociés bilatéralement ou dans le cadre de l’AELE, organisation dont la Suisse fait partie avec le Lichtenstein, la Norvège et l’Islande. Ainsi, dans son message relatif à l’accord de libre-échange AELE-Chili du 19 septembre 2003, le Conseil fédéral souligne que ces accords bilatéraux devraient jouer un rôle pionnier dans l’évolution (c'est-à-dire le renforcement) des règles de l’OMC. Outre des règles «OMC-plus» sur la propriété intellectuelle, la Suisse négocie avec les pays en développement des domaines qui sont très contestés au sein de cette même organisation: les services, les investissements, les marchés publics ainsi que les règles de concurrence. Ces trois derniers secteurs sont également appelés «New Issues».

Services: le bilatéralisme quand l’OMC ne suffit pas
Les membres de l’OMC avaient jusqu'à fin mars 2003 pour soumettre à l’organisation une liste des secteurs de services qu’ils étaient prêts à libéraliser ou à déréglementer. Ils se seraient ainsi engagés à assurer aux investisseurs étrangers l’ouverture de leur marché et à abolir des mécanismes de régulation considérés comme des barrières commerciales. Jusqu'à présent, seuls 42 membres de l’OMC, dont une poignée de pays en développement, ont satisfait à cette requête. Connaissant les principes stricts de l’OMC, ceux-ci craignent ainsi de perdre une flexibilité politique qui leur assure l’usage de stratégies de développement propres, car un engagement de libéralisation de l'OMC est une obligation en droit international public qui ne peut presque plus être retirée. En outre, les recherches prévues en 1994 pour déterminer les implications de la libéralisation des services pour chaque pays n’ont jamais été réalisées. Le nombre minime d’offres de libéralisation reçues a contraint l’ambassadeur Alejandro Jara, président des négociations sur les services menées à l’OMC, à adopter des mesures draconiennes: en mars 2004, il a donc engagé l’industrie des services à presser les pays retardataires à présenter leurs offres de libéralisation dans les plus brefs délais, afin d’avoir un seuil critique d'offres de libéralisation. Ainsi, c’est à l'industrie des services qu’il incombe de vaincre les hésitations des pays en développement et de leurs délégués commerciaux en les convainquant qu’une ouverture du marché des services est synonyme de prospérité et de développement.

Alors que les pays en développement doutent de l’utilité d’ouvrir leurs marchés des services encore fragiles, la Suisse s'est donné comme objectif entre autres la libéralisation des marchés financiers et des mouvements des capitaux dans les pays en développement qu'elle estime stratégiquement importants. La Suisse ne défend ici que ses propres intérêts économiques, alors que les aspects de politique de développement ne jouent aucun rôle. Car contrairement à l’avis réitéré des associations économiques, la concurrence que suscite l’arrivée de banques étrangères dans un pays en développement n’implique pas forcément une consolidation de son secteur bancaire. Une conséquence tout aussi probable peut être que le secteur bancaire national soit affaibli et plus sensible aux crises. De plus, la présence de banques étrangères n’est pas nécessairement un vecteur d’investissements plus importants ou de facilités de crédits pour les petites et les moyennes entreprises, les femmes ou la population rurale. La fuite des capitaux (aussi pour échapper au fisc) et leur reflux vers les marchés financiers internationaux sont les conséquences bien plus vraisemblables d’une ouverture du marché. Si le Chili est parvenu à préserver ses intérêts en la matière dans l’accord conclu avec l’AELE en été 2003, le pays sera à nouveau sous pression dans deux ans: en effet, les importantes réserves qu’il a émises devraient faire à nouveau l’objet de négociations.


Investisseurs: des droits, mais pas d’obligations
Les règles d’investissement fixées dans les accords bilatéraux ou ceux de l’AELE doivent assurer aux investisseurs suisses l’accès au marché d’un pays donné et l’égalité de traitement avec les investisseurs locaux. L’adoption de telles dispositions au sein de l’OMC a été rejetée par la quasi-unanimité des pays en développement. Ces derniers estiment que les trois principes de l’accès au marché, du traitement national et du traitement de la nation la plus favorisée ne sont nullement appropriés pour réglementer les investissements afin qu'ils respectent leur développement. Les accords bilatéraux manquent d’énoncer quelles obligations équilibrent les droits des investisseurs. Ils omettent de prescrire aux investisseurs le respect des conventions fondamentales de l’OIT (Organisation internationale du travail) et leur responsabilité pour le développement environnemental et social du pays d’accueil.

Actuellement on assiste actuellement à l’émergence chez les organisations non gouvernementales, d’un front mondial de résistance contre les accords de commerce ou d’investissement bilatéral qui dépassent en partie largement les dispositions actuelles de l'OMC.

La Déclaration de Berne et la Communauté de travail Swissaid/Action de Carême/Pain pour le prochain/Helvetas/Caritas/Eper émettent les revendications suivantes au Conseil fédéral:

Au lieu de poursuivre, par voie bilatérale, des intérêts économiques qui ne profitent qu’à elle seule, la Suisse doit

  • viser à un véritable «cycle du développement» dans le cadre de l’OMC, qui confère à chaque pays la plus grande marge de manœuvre à la mesure de son niveau de développement;
  • informer sur ses desseins de manière transparente et suffisamment tôt.

Lors de la conclusion, avec les pays en développement, d’arrangements bilatéraux ou établis dans le cadre de l’AELE, la Suisse doit

  • ne pas introduire des règles qui dépassent les dispositions de l’OMC en matière de propriété intellectuelle (pas de règles «ADPIC-plus»);
  • ne pas faire pression sur les pays en développement pour qu’ils libéralisent leurs services, en particulier leurs marchés financiers et leurs mouvements de capitaux;
  • ne pas imposer des thèmes qui pour l'heure ne sont pas sur la table des négociations à l’OMC, comme les investissements, les marchés publics ou les règles de concurrence.