Adieu contre-pouvoir, bonjour langue de bois

Fin novembre, le magazine économique «Bilanz» publiait sa traditionnelle liste des 300 helvètes les plus riches. Public Eye est parvenue à glisser un encart en face de la page dorée annonçant cette fastidieuse énumération. Une manière de protester contre le journalisme économique suisse qui célèbre les chefs d’entreprise et leur richesse, plutôt que de remettre en question leurs modèles d’affaires et leurs méthodes commerciales. Dans cette catégorie figure aussi en bonne place la couverture annuelle du «WEF Live» qui (grâce à No Billag) ne sera plus diffusée sur SRF la semaine prochaine.

Comme toutes les bonnes choses, le CEO nous vient des États-Unis. Pas sa fonction en tant que chef d’entreprise, bien entendu, mais bien ces trois petites lettres, aussi élégantes qu’intimidantes. Le bon vieux Directeur Général, à côté, semble fort rigide et surtout totalement obsolète. En Suisse, cette abréviation a été utilisée pour la première fois, sans aucune explication, en 1991 dans le bien nommé journal économique «Cash» (le titre de cette parution, qui a fermé ses portes en 2007, était d’ailleurs un indicateur supplémentaire de l’américanisation de notre économie et de notre journalisme).

«La popularisation par la personnalisation» était, à l’époque, la recette du succès de ce produit des éditions Ringier, qui mettait en scène aussi bien d’honnêtes capitaines d’industrie (les femmes étant à l’époque inexistantes dans les directoires) que les stars de la pop les plus glamour. Si ce type de journalisme «people» est devenu acceptable chez nous, c’est d’ailleurs aussi par le biais du «Schweizer Illustrierte», issu de la même maison de presse, et qui montrait dès la fin des années 1980 des Miss en soirée mousse et des directeurs d’entreprise au sauna.

Ce genre de récits sur la vie privée des CEO est devenu la norme, et leur fortune est souvent l’unité de mesure de leur pertinence journalistique.

L’épais numéro du «Bilanz» à la couverture dorée, avec sa fameuse liste des 300 personnes et familles les plus riches du pays, se profile à la pointe de cette tendance. Le «Who’s who» helvétique des profiteurs de la mondialisation, des optimiseurs fiscaux et des oligarques est publié tous les ans fin novembre. Il gonfle le chiffre d’affaires de Noël de la maison de presse et indique au lectorat plus ou moins jaloux les personnalités dont il faudra emboîter le pas l’an prochain.

Entre ces pages en papier glacé, aucun doute ne subsiste: Vekselberg, Kamprad, Glasenberg & Co sont des modèles à suivre pour la société. C’est autour d’un apéro entre collègues que notre rédacteur Timo a eu l’idée de faire souffler un vent contraire à cette avidité sans âme. Et c’est ainsi qu’est né notre encart à moitié prix (vive les réductions pour les ONG!) invitant amicalement, mais fermement, les personnalités listées et les abonnés du «Bilanz» à récupérer quelques points de karma en faisant un don à Public Eye. Puisque, comme le dit clairement le texte de l'annonce (en allemand), leurs «carrières lucratives ont contribué à rendre le monde un petit peu plus injuste.»

Même si les gros chèques se font encore attendre, cette pique lancée aux super-riches et à leurs groupies à carte de presse a trouvé un bel écho dans les médias suisses alémaniques. Un nouveau sommet dans la mise en scène des rapports de richesse et de pouvoir de plus en plus injustes sera d’ailleurs atteint la semaine prochaine à Davos. Le «journalisme économique mondial», encore moins critique et encore plus inconsistant que le numéro doré du «Bilanz», y sera bien représenté. Le «WEF live» de la télévision suisse, qui couvrait jusqu’à l’an dernier la cour de Klaus Schwab, constituait d’ailleurs un exemple particulièrement peu glorieux: entre la rediffusion de débats futiles, les journalistes de la SRF interviewaient tous les quart d’heure tout ce qui ressemblait de près ou de (très) loin à un VIP.

En tant que coordinateur des «Public Eye Awards», j’en ai moi-même été l’invité à plusieurs reprises. Car pour une chaîne de télévision financée par l’État, il est bon de se mettre à l’abri en donnant aussi, de temps en temps, la parole à une voix critique. Et c’est justement cette source de financement – c’est-à-dire nous tous – qui a poussé la chaîne publique à se retirer. En 2019, la SRF devra réduire son budget de 30 millions de francs. À commencer (idée raisonnable) par l’arrêt de la couverture en continu des nouvelles de la Montagne Magique. S’il y a une raison de se réjouir des réductions budgétaires induites par une initiative aussi insensée que l’était «No Billag», c’est bien celle-ci. «CNN Money Switzerland» s’est engouffrée dans la brèche: elle diffusera le «WEF Live» dès la semaine prochaine. Après tout, les interviews inoffensives de CEO sont déjà la marque de fabrique de cette chaîne des États-Unis qui émet depuis le début de l’année et dont le financement est à 100% privé.

Son rédacteur en chef, Urs Gredig, vient d’ailleurs de la SRF et est lui-même Davossien. À ses anciens collègues de l’émission people «Glanz & Gloria», il avouait d’ailleurs qu’il avait, à 16 ans, travaillé au vestiaire du WEF. «L’ambiance était très détendue. J’ai même eu le droit de prendre le manteau de Nelson Mandela.» Pour Gredig, la boucle est donc bouclée en 2019. Reste à savoir si ce journaliste réussira à véritablement dépasser à Davos ce rôle de «Valet des puissants».

Oliver Classen

«Porte-parole, «spin doctor» et rédacteur, je sais que la vérité est une valeur approchée, et non une question de point de vue. C’est ce qui fait et ce que montre un bon journalisme.»

Oliver Classen est porte-parole de Public Eye depuis plus de dix ans. Il a contribué au livre de référence sur les matières premières et a coordonné plusieurs éditions des Public Eye Awards. Il a travaillé comme journaliste pour différents journaux, dont le Handelszeitung et le Tagesanzeiger.

Contact: oliver.classen@publiceye.ch
Twitter: @Oliver_Classen

Ce texte est une traduction de la version originale en allemand.

Le blog #RegardDePublicEye

Nos expert∙e∙s, journalistes et porte-parole commentent et analysent des faits surprenants, cocasses ou choquants, liés aux pratiques des multinationales et à la politique économique. Depuis les coulisses d’une ONG d’investigation, et en portant un regard critique sur le rôle de la Suisse.  

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