Cadeaux fiscaux: vol direct Bermudes-Genève pour un négociant agricole

La Suisse officielle aime choyer l’attractivité de sa place économique, affirmant à qui veut l’entendre que les négociants en matières premières domiciliés sur notre sol fuiraient immédiatement s’ils n’étaient pas inondés de cadeaux fiscaux comme le projet de «taxe au tonnage». Au vu de la récente décision de Bunge, l’un des plus grands négociants agricoles au monde, de quitter les Bermudes pour s’installer à Genève, cette menace semble plus qu’absurde. Au contraire, l’aveuglement politico-financier que représente la taxe au tonnage devrait susciter la peur au sein du Parlement et du Conseil fédéral.

Bunge possède depuis longtemps déjà un bureau commercial à Genève. Fondée au début du XIXe siècle, cette maison de négoce d’origine néerlandaise s’est implantée en Suisse romande comme ses concurrentes Cargill, COFCO et ADM. Désormais, Bunge prévoit une relocation totale: la domiciliation («incorporation») du groupe est transférée d’un paradis fiscal à un autre – des Bermudes à la Suisse. Cela fera donc de Bunge, à partir de 2024, une entreprise suisse soumise à la loi suisse. De plus, le siège social opérationnel («principal executive office») déménage à Genève, ce qui renforce considérablement la présence sur notre sol de ce géant des céréales et du soja.

«Bunge, l'un des principaux négociants en matières premières, s'installe dans le paradis fiscal suisse», titre Bloomberg en décembre 2022. L'entreprise agricole leader rejoint ainsi une série de négociants en matières premières.

Par ailleurs, Bunge veut acquérir l’entreprise Viterra. Anciennement connue sous le nom de Glencore Agriculture, Viterra était jusqu’en 2016 entièrement détenue par le groupe de matières premières zougois, qui en possède actuellement encore 49,9%. Glencore est en train d’assainir son portefeuille et, après cette acquisition, le groupe ne détiendra plus que 15% de l’entreprise. Il est intéressant de rappeler qu’en 2017, c’est le géant zougois qui avait tenté d’acquérir Bunge. Aujourd’hui, la situation s’est inversée et la présence de Glencore dans le commerce agricole s’est réduite à peau de chagrin.

La place suisse du négoce agricole toujours plus importante

Bunge, en revanche, réussit avec cette manœuvre «une affaire d’une ampleur sans précédent», selon Reuters. Avec cette acquisition, le groupe double son chiffre d’affaires qui atteindra à l’avenir 140 milliards de dollars US et devient ainsi, depuis Genève, le nouveau numéro 2 mondial du négoce agricole. La place helvétique des matières premières est ainsi renforcée, et un nouveau négociant vient s’ajouter à la liste des plus gros chiffre d’affaires de Suisse, qui est déjà dominée par ce secteur.

Avec l'acquisition de Viterra, le chiffre d'affaires de Bunge passera de 67 à 140 MMT. US$, et la quantité de biens échangés à plus de 230 MMT. (extrait de la "investor presentation" du 13 juin 2023, investors.bunge.com)

Il est donc d’autant plus absurde que la Suisse cherche à se lier encore plus étroitement à cette industrie à risque: la taxe au tonnage – une demande du secteur et une volonté politique – risque de devenir une échappatoire pour les négociants en matières premières. Cet «instrument de promotion de la navigation en haute mer», très répandu au niveau international, prévoit que les sociétés de transport maritime ne soient plus taxées en fonction de leurs bénéfices, mais de manière forfaitaire en fonction de la capacité de chargement (le tonnage) de leurs navires. Dans les pays qui appliquent cet impôt, celui-ci a entraîné une forte réduction des recettes fiscales. L’impôt minimum de l’OCDE, récemment adopté en Suisse, n’y change rien puisque le transport maritime en est exclu.

© André Penner / Keystone

En Suisse, ce sont surtout les négociants en matières premières qui exploitent de grandes flottes. À lui seul, Cargill gère près de 700 navires. Bunge et Viterra en comptent 200 chacun. Ensemble, les 10 plus grands négociants suisses en matières premières totalisent plus de 2600 bateaux, dont une partie considérable est vraisemblablement gérée depuis notre sol.

Des transferts de bénéfices écrits d’avance

Ces négociants pourraient bien être tentés à l’avenir de réduire ainsi leur charge fiscale en déclarant leurs bénéfices comme provenant du transport maritime. Même le Conseil fédéral l’a lui-même reconnu à demi-mot dans son message concernant le projet de loi en 2022: «En transposant les activités entrepreneuriales à l’exploitation de navires (transport des matières premières), on établit un lien avec la taxe au tonnage, le transport de matières premières relevant du champ d’application de cette dernière.» 

Aucune autorité, ni même le Conseil fédéral, ne peut connaître l’ampleur de ces transferts, et donc de la baisse à prévoir dans les recettes fiscales. En effet, il n’existe pas de chiffres fiables sur la place suisse du transport maritime. Il serait pourtant nécessaire d’en avoir une idée pour éviter l’aveuglement politico-financier qui s’annonce avec la taxe au tonnage. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que ce n’est pas la perspective d’une éventuelle taxe au tonnage qui a attiré Bunge, mais un autre vecteur d’optimisation: l’impôt minimum de l’OCDE.

 

D’un paradis fiscal à l’autre

Les Bermudes, où Bunge est toujours enregistré pour l’instant, n’ont pas (encore) adopté cet impôt. Si le groupe laissait son siège sur cette île paradisiaque, d’autres pays appliquant l’impôt de l’OCDE de 15% pourraient faire valoir la différence avec le taux d’imposition plus faible de Bunge aux Bermudes. En revanche, après le déménagement à Genève, c’est la Suisse qui prélèvera ces 15%. Cela montre bien que l’impôt minimum de l’OCDE ne conduit pas à un système fiscal international plus équitable et les pays riches en matières premières en font encore les frais. Ce mécanisme favorise tout au plus le transfert des bénéfices d’un paradis fiscal à un autre: dans ce cas, des Bermudes à la Suisse. 

L’exemple de Bunge réfute donc la nécessité d’une taxe au tonnage tout en démontrant les faiblesses de l’impôt minimum de l’OCDE. La Suisse devrait renoncer à proposer de nouveaux instruments de transfert des bénéfices, mais ferait bien mieux de s’engager pour une plus grande justice fiscale mondiale.

«There is a crack, a crack in everything. That’s how the light gets in.» (Leonard Cohen)

Silvie Lang travaille pour Public Eye depuis dix ans. Quand elle ne se penche pas sur le rôle de la Suisse dans le secteur du négoce agricole, elle se passionne pour la pâtisserie et mange des biscuits.

Contact: silvie.lang@publiceye.ch
Twitter: @silvielang

Ce texte est une traduction de la version originale en allemand.

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Nos expert∙e∙s, journalistes et porte-parole commentent et analysent des faits surprenants, cocasses ou choquants, liés aux pratiques des multinationales et à la politique économique. Depuis les coulisses d’une ONG d’investigation, et en portant un regard critique sur le rôle de la Suisse.  

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