Déconnecté de la réalité
Florian Blumer, 5 septembre 2023
Une fois de plus, la Suisse risque de passer à côté d’une évolution et d’accentuer son isolement au milieu de l'Europe. À propos des sanctions contre la Russie, de la régulation du négoce de matières premières? Aussi, oui. Mais l'évolution en question passe presque complètement inaperçue dans les milieux politiques et les médias suisses – or elle a pourtant le potentiel de s'attaquer aux causes de nombreux problèmes relatifs à l'environnement et aux droits humains.
En effet, non loin des côtes de notre beau petit îlot politique, des activistes, des responsables politiques et des scientifiques remettent en question l'une des croyances fondamentales de notre système économique: la théorie selon laquelle notre performance économique devrait sans cesse croître, et que cet objectif l’emporterait sur tous les autres, comme les enjeux sociaux et environnementaux.
Une mine sombre au téléjournal
L'indicateur utilisé pour mesurer cette performance, le PIB, est déjà très discutable. En effet, celui-ci n'a jamais été créé pour évaluer le bien-être social: par exemple, les catastrophes naturelles, la hausse de la criminalité ou l'augmentation des accidents de la route ont un impact potentiellement positif sur le PIB car ils occasionnent des prestations économiques telles que des travaux de nettoyage, des interventions de la police ou des traitements hospitaliers. Le PIB ne distingue pas non plus si les riches sont devenu·e·s plus riches et les pauvres plus pauvres, ou si tout le monde a plus d'argent. Mais la croyance selon laquelle une forte croissance économique entraînerait une augmentation constante de la prospérité et du bonheur de toutes et tous est profondément ancrée en nous.
Au téléjournal, tout recul de la croissance est systématiquement annoncé sur un ton sombre et grave. Nos assurances sociales et nos retraites sont effectivement liées à la croissance économique, et un gros gâteau est toujours plus facile à partager qu’un petit. Il est donc délicat de critiquer la croissance. Les responsables politiques de droite comme de gauche ne s’y risquent pas, par crainte de s'y brûler les doigts, et ce à juste titre.
Mais les choses bougent en Europe. Une conférence intitulée «Beyond Growth» (au-delà de la croissance) a eu lieu ce printemps dans les locaux du Parlement européen (les débats et interventions sont consultables en ligne), et a eu un effet euphorisant pour beaucoup de participant·e·s, souvent plutôt jeunes. L’optimisme était presque palpable, même sur la retransmission en ligne.
La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen (de l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne), est notamment intervenue lors de la conférence et a demandé au minimum «un nouveau modèle de croissance». Même l'OCDE, le cercle des économies les plus puissantes, parle aujourd'hui de la nécessité «d'une nouvelle approche économique» et d'un «nouveau récit économique». L’organisation n’en appelle pas encore à abolir le dogme de la croissance, mais elle constate tout de même qu’on ne peut pas continuer ainsi.
«Le grand charme de l'absence de raison»
Et qu’en est-il en Suisse? Aucun média helvétique n'a couvert l'événement à Bruxelles. Le sujet est tellement absent des débats politiques de notre pays que même des journaux conservateurs comme la Weltwoche ou le Nebelspalter n’ont même ressenti le besoin de critiquer la conférence de l’UE – comme l'a fait par exemple le magazine politique libéral-conservateur allemand Cicero, qui est allé jusqu’à citer l’Éloge de la folie d’Érasme en titrant «Le grand charme de l'absence de raison» (par lequel l'auteur ne voulait pas dire ignorer les effets négatifs d'une croissance économique éternelle, mais faisait référence au manque de confiance envers la capacité du marché à résoudre par lui-même les problèmes). En Suisse, la critique de la croissance est tout au plus mentionnée dans le journal de gauche WOZ.
En politique, la situation est similaire: au Palais fédéral, les «débats» sur le sujet se limitent à une interpellation de la conseillère nationale des Vert·e·s Franziska Ryser datant de juin 2022, dans laquelle elle pose la question de la pertinence de la croissance comme objectif ultime de la société, et attire l’attention sur le processus en cours au sein de l'OCDE. Puis elle demande au Conseil fédéral s’il réfléchit également à ce propos. La réponse du gouvernement en dit long: il affirme se soucier de l'environnement mais croit bon préciser que l'augmentation de la performance économique reste essentielle pour le bien-être de la population. L’important, selon lui, serait que l'impact environnemental soit «découplé» de la croissance économique, ce qu’il affirme être déjà le cas aujourd'hui dans la plupart des domaines.
Discussion repoussée
Pardon? Un découplage absolu signifierait que la croissance continue de l'économie pourrait se faire sans consommation supplémentaire d'énergie et de ressources. Ce qui ressemble à s'y méprendre à un tour de magie... En tout cas, les expériences passées ont montré depuis longtemps que le mythe de la «croissance verte» n’était qu’une fumisterie. Il serait donc intéressant de savoir comment le Conseil fédéral arrive à justifier son affirmation. Mais il ne prend même pas la peine de le faire dans sa réponse à l'interpellation. Et pourquoi le ferait-il si personne ne le lui demande? Dans la base de données des objets parlementaires de la Confédération, cette intervention est présentée comme une «discussion reportée».
Au vu de la direction que nous prenons, vers une augmentation catastrophique des températures de 2,7 degrés, avec un continent de plastique qui s’étend toujours plus dans les océans, une mode éphémère qui accélère sans cesse avec des conséquences dévastatrices pour les couturières et l'environnement... (la liste pourrait presque s'allonger à l'infini), il serait peut-être judicieux d’entamer vraiment la discussion, en Suisse aussi, et de se demander si ces dérives ne sont pas les corollaires d’une économie condamnée à une croissance éternelle – et s'il n'y aurait pas des alternatives à cette approche.
«J'aurais bien voulu aimer mais je n'ai pas assez confiance en moi pour me le permettre.» Karl Valentin
Florian Blumer réalise des enquêtes et écrit des reportages pour Public Eye. À l’école primaire, il était le plus petit de sa classe et souhaitait vivement la croissance. Mais aujourd'hui, il est tout de même heureux que celle-ci ait une fin et qu'il n'ait pas continué à grandir indéfiniment et de manière exponentielle.
Contact: florian.blumer@publiceye.ch
Ce texte est une traduction de la version originale en allemand.
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