La braderie des grands principes : une décennie d’accord de libre-échange entre la Suisse et la Chine

Le 1er juillet 2024 marquera les dix ans de l’accord de libre-échange (ALE) entre la Suisse et la Chine. Pour fêter ça, la Suisse souhaite moderniser cet ALE, et étendre les avantages douaniers accordés à d’autres secteurs. Le fait que l’Empire du milieu se soit montré de plus en plus répressif ces dix dernières années ne semble déranger personne… et la Suisse fait soudain la sourde oreille lorsqu’on lui rappelle sa « Stratégie Chine ».

Le 19 mars 2021, le conseiller fédéral Ignazio Cassis présentait avec tambours et trompettes sa très attendue Stratégie Chine 2021-2024 aux médias. Au-delà des questions liées aux intérêts économiques (après l’UE et les États-Unis, la Chine est le troisième plus grand partenaire commercial de la Suisse), la stratégie indiquait explicitement que des valeurs comme la démocratie, l’État de droit et les droits humains faisaient aussi partie des intérêts de la Suisse. Il était ainsi clairement établi que la relation entre les deux États reposait sur le respect des droits fondamentaux individuels, et que les droits humains seraient un thème important pour toutes les relations bilatérales et multilatérales avec la Chine. Berne était prête à « évoquer la détérioration de la situation des dissident·e·s et des minorités en Chine », assurait alors Ignazio Cassis aux médias: « La Suisse n’hésite pas à émettre des critiques si la situation l’exige ». Cette stratégie aura entraîné au moins une conséquence directe: l’organisation immédiate d’une conférence de presse par l’ambassadeur chinois, pour exprimer de sévères critiques. Une première. 

La Suisse affiche une grande confiance en soi… pendant trois jours 

Le début d’une nouvelle ère pour les relations sino-helvétiques ? Absolument pas. Trois jours plus tard, la Stratégie Chine était déjà mise à l’épreuve. Le 22 mars 2021, l’Union européenne décidait en effet d’imposer des sanctions contre les responsables de la répression de la minorité Ouïghoure dans la région chinoise du Xinjiang. C’est la première fois que l’UE décidait d’une telle mesure à l’encontre de la République populaire depuis le massacre de Tian’anmen. Le même jour, les États-Unis, le Canada et le Royaume-Uni suivaient le mouvement, avant d’être rejoints par la Norvège une semaine plus tard. Dépassée par les évènements, la Suisse décida quant à elle d’opter pour une tactique éprouvée : ne rien faire. 

En public, elle affirmait que ces sanctions étaient en cours d’analyse. En interne, cependant, il était clair que l’objectif principal était de jouer la montre. En décembre 2022, le Conseil fédéral a décidé en catimini de ne pas reprendre ces sanctions. La population ne l’a su que grâce à la loi sur la transparence et au travail d’un journaliste opiniâtre de la NZZ am Sonntag. Est-ce vraiment à cela que ressemble une politique indépendante et souveraine vis-à-vis de la Chine, telle qu’annoncée fièrement dans la Stratégie ? La belle confiance affichée par la Suisse aura donc survécu trois jours. Le DFAE n’a ensuite plus voulu entendre parler d’une évaluation de la Stratégie Chine. Celle-ci arrivera à échéance à la fin de l’année. Pour le moment, il est impossible de dire ce qui lui succèdera. 

L’accord de libre-échange 2.0 en bonne voie 

La visite du Premier ministre chinois Li Quiang en Janvier 2024 et la signature d’une déclaration commune à l’issue d’une étude sur l’expansion de l’ALE Suisse-Chine a ouvert la voie à des négociations pour un éventuel ALE 2.0. Le contenu exact de cette étude demeure strictement confidentiel et n’est pas concerné par la Loi sur la transparence. 

© Bundeskanzlei / Béatrice Devènes
La déclaration secrète représente une étape importante en vue de l'ouverture d'éventuelles négociations. Le Premier ministre Li Qiang et le vice-ministre du MofCom Wang Shouwen avec Guy Parmelin et Viola Amherd.

A l’évidence, la Chine ne fera pas de concessions sur un chapitre obligatoire sur la durabilité, qui inclurait également les droits humains. La Suisse va donc à nouveau à l’encontre des normes en vigueur pour l’AELE et l’UE

Faire du neuf avec du vieux ? 

La position de la Suisse en la matière n’a visiblement guère évolué ces dix dernières années, et ce malgré les rapports alarmants du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme sur la situation au Xinjiang et au Tibet. Le Conseil fédéral répète comme un mantra que l’ALE Suisse-Chine prévoit un accord complémentaire et un dialogue institutionnel sur les questions liées au travail et à l’emploi, dans le cadre duquel des questions liées au respect des normes de travail et des droits humains peuvent être évoquées dans le contexte des échanges commerciaux avec la Chine. Malheureusement, la répétition ne transforme pas un mensonge en vérité... Public Eye a demandé la rédaction d’un avis de droit pour faire la lumière sur les possibilités de sanctions en matière de politique commerciale. Cet avis confirme nos craintes : l’accord de libre-échange en vigueur entre la Chine et la Suisse ne garantit en rien que des produits issus de travail forcé ne soient pas mis sur le marché en Suisse. Bien au contraire : ces produits sont même susceptibles de bénéficier d’allègements douaniers. 

Un référendum facultatif pourrait changer les règles du jeu 

Cette triste histoire va-t-elle se répéter ? La Suisse va-t-elle étendre son ALE avec la Chine, et fermer à nouveau les yeux sur le travail forcé, l’oppression et la répression massive des minorités ?  

La situation n’est pas tout à fait la même qu’en 2014. En 2019, le Conseil fédéral a décidé que les ALE pouvaient en principe être soumis à un référendum facultatif. L’ALE entre la Suisse et l’Indonésie a été le premier à être adopté de justesse dans ce cadre. Il est le premier des 40 accords de ce type signés par la Suisse à avoir été soumis à une votation populaire. 

La société civile dispose donc désormais d’un nouvel instrument : en obtenant un vote, il est possible d’engager un débat plus large sur l’ALE et les interactions économique avec la Chine. Pour l’heure, le Conseil fédéral a la possibilité de prendre le contrepied de la modernisation annoncée de l’ALE et de faire en sorte que les nouvelles dispositions imposent le respect des droits humains. Dans le cas contraire, il appartiendra à la population de prendre une décision. 

« Fight for the things that you care about, but do it in a way that will lead others to join you. » Ruth Bader Ginsburg, ancienne Juge de la Cour suprême des États-Unis

Angela Mattli est membre de la direction de Public Eye et responsable du département thématique Matières premières, commerce et finance.

Contact: angela.mattli@publiceye.ch
Twitter: @AngelaMattli

Ce texte est une traduction de la version originale en allemand.

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