Le discret procès de l’impunité et de la récidive chez Gunvor

Après la condamnation en 2018 d’un employé de Gunvor pour corruption dans le cadre d’un marché pétrolier au Congo-Brazzaville, puis celle pour «défaut d’organisation» en 2019 de la maison de négoce elle-même, c’était au tour de l’ancien responsable du financement transactionnel du géant du trading de passer sur le gril de la justice helvétique. Cette fois-ci, le prévenu, Bertrand G., était jugé devant le Tribunal pénal fédéral à Bellinzone, au Tessin. Public Eye a assisté à ce procès ouvert au public.

Autant l’avouer tout de suite: dans un blog précédent, nous nous étions pris à rêver d’un procès public attirant des dizaines de citoyens et citoyennes, et même susceptible d’inspirer l’écriture d’une pièce de théâtre. 

Mais c’est presque en catimini, dans une petite salle carrée aux murs de béton, que l’affaire a été jugée lundi 30 septembre et mardi 1er octobre. Une poignée de visiteurs extérieurs assistait aux débats, dont deux journalistes et quelques avocats. L’un d’entre eux avait fait le déplacement pour se familiariser avec les lieux, en préparation du procès de Trafigura (corruption dans le secteur pétrolier en Angola) qui, lui, devrait attirer beaucoup plus de monde.

Le spectacle n’en a pas moins été fascinant et instructif: procès de la banalité des pratiques corruptives au sein des maisons de négoce, de l’impunité et des discours quasiment orwelliens sur la «transparence» et les «zéro paiements corruptifs» répétés en boucle par le mis en cause. On ne s’en lasse pas!

«Mauvaise pièce de boulevard»

Bertrand G., l’ancien responsable du financement transactionnel chez Gunvor pour l’Europe, le Moyen Orient et l’Afrique, était jugé pour «corruption d’agents publics étrangers». Ce Français de 47 ans qui loue aujourd’hui des chambres d’hôtes près de Toulouse a, selon l’acte d’accusation, activement pris part, de juin 2010 à décembre 2011, à des versements corruptifs d’un total de 35,5 millions de dollars US (35 millions de francs) destinés à des officiels congolais, dans le cadre de marchés pétroliers au Congo-Brazzaville.

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Illustration tirée du reportage «Gunvor au Congo», Opak.cc

Et au printemps 2014, alors que le Ministère public de la Confédération (MPC) enquête depuis deux ans sur ce vaste scandale, le voilà qui récidive. Bertrand G. est alors filmé à son insu dans un hôtel parisien, en pleine tentative de relance d’un nouveau pacte corruptif. Très volubile, il promet à un émissaire de Denis-Christel Sassou Nguesso (le fils du président congolais au pouvoir depuis des décennies) un nouveau schéma de paiements de pots-de-vin qui passerait par la Russie, avec cette fois-ci «zéro emmerde», adressant même un bras d’honneur à un éventuel juge fouineur. Public Eye avait révélé en 2017 l’existence de cette vidéo dans une enquête exclusive: «Les aventures de Gunvor au Congo».

Comme il fallait s’y attendre, dès l’ouverture du procès, l’avocat du prévenu, Alec Reymond, a tout fait pour écarter du dossier cette vidéo accablante. Le pénaliste s’est égosillé à la qualifier de «pièce de boulevard dont le boulevard ne voudrait pas», fruit selon lui d’un «traquenard» tendu à son client par Pascal C. (le premier employé de Gunvor condamné en 2018). Ce dernier, animé par «l’énergie malfaisante du menteur aigri», aurait ainsi voulu entrainer dans sa chute ses collègues et toute la hiérarchie de Gunvor. Flegmatique, le président de la Cour Jean-Luc Bacher, assisté de deux autres juges, a rejeté cette demande, expliquant que si la vidéo était une preuve illicite, l’intérêt public de la produire l’emportait. 

Un «diable sorti de sa boîte» et de belles factures

On a ainsi pu entrer dans le vif du sujet. En guise de mise en bouche, c’est Pascal C., qui s’est présenté à la barre, en qualité de témoin. Tout juste arrivé de Dubaï, où il vit désormais, l’ancien «business developer» de Gunvor est le premier à avoir été condamné, en 2018, dans le cadre d’une procédure simplifiée. Chose rarissime dans ce milieu, il avait plaidé coupable, racontant par le menu la corruption à tous les étages qui avait accompagné la conclusion, en 2010, d’un gigantesque contrat pétrolier au Congo-Brazzaville. Ces aveux ont permis au MPC de faire condamner la société Gunvor pour «défaut d’organisation» en 2019, avec à la clé des pénalités de 94 millions de francs, dont 4 millions d’amende. 

À Bellinzone, celui que la défense qualifie de «diable sorti de sa boîte», n’a fait que répéter ce qu’il avait déjà déclaré à plusieurs reprises devant la justice: «Au début, les factures n’étaient pas très belles à voir. Bertrand G. m’a sensibilisé sur cet aspect», a-t-il expliqué à la barre. Il s’agit des factures émises en 2010 et 2011 par les agents (des intermédiaires apporteurs d'affaires) de Gunvor pour justifier le paiement de commissions faramineuses, soit près de 35,5 millions de dollars. Sur cette somme, 30 millions ont atterri sur les comptes de sociétés offshore auprès de banques suisses, Clariden Leu Genève, et Swissquote Bank SA. Ces fonds étaient destinés à rémunérer des officiels congolais qui avaient facilité le marché pétrolier, selon l’acte d’accusation. Des courriels, ponctués de smileys complices, échangés entre les deux hommes attestent de cette petite cuisine. Dans l’un d’entre eux, daté de juin 2010, Bertrand G. qualifie les agents de «gusses» incapables de rédiger eux-mêmes une facture. «Ce n’est vraiment pas sérieux […] On cherche vraiment à s’attirer des problèmes», écrit-il, préconisant des améliorations pour ne pas attirer l’attention des banquiers et du service de compliance, estime l’accusation. 

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Entre 2010 et 2012, Gunvor obtient 22 cargaisons de pétrole brut, dont la valeur s’élève à 2,2 milliards de dollars. Illustration tirée du reportage «Gunvor au Congo», Opak.cc

De pur exécutant au faiseur de bras d’honneur à la justice suisse

Interrogé dans la foulée, Bertand G. a répliqué que son seul et unique but était que les factures soient «détaillées et transparentes», et puissent ainsi être payées sur les lignes de crédit obtenues par Gunvor auprès de plusieurs banques, plutôt qu’avec le cash de la société. Ne s’est-il pas inquiété que les «gusses» en question touchent de pareilles sommes? Et savait-il qu’il s’agissait de paiements illicites, lui a demandé le président de la Cour? L’ancien employé a farouchement nié, expliquant qu’il n’était pas dans ses fonctions de vérifier le bien-fondé des factures, pour autant qu’elles portent une double signature: celle du département trading et celle du département risque. 

De pur exécutant, Bertrand G. s’est ensuite métamorphosé en commercial agressif. À l’été 2014, l’ébouriffante vidéo dans laquelle on le voit proposer un nouveau schéma de corruption pour relancer le marché congolais tombe entre les mains de Gunvor.  Il est immédiatement licencié, avec pour «solde de tout compte» un chèque de 950'000 francs. En 2016, il vend ses actions dans la société pour 1,7 million de dollars US. Durant l’instruction, le procureur Gérard Sautebin en charge de cette enquête fleuve au MPC, lui avait demandé si cette généreuse indemnité de départ avait permis à Gunvor d’acheter son silence. L’employé avait alors préféré garder le silence. 

L’ombre de la hiérarchie de Gunvor 

Ce silence a continué à peser sur le procès de Bellinzone, Bertrand G. refusant de répondre à toutes les questions sur son escapade à Paris, – un «piège» qui lui aurait été tendu. Lors de deux auditions par le MPC, en 2015 et 2016, il avait été plus disert, qualifiant ce rendez-vous de «bêtise» à mettre sur son seul compte. «Je n’aurais pas dû jouer à ce jeu-là», déclarait-il.  

Tout en douceur, le juge Jean-Luc Bacher a cependant réussi à lui arracher une information de taille: en 2014, Torbjörn Törnqvist – le patron de Gunvor et grand absent de cette procédure – exerçait une forte pression sur ses équipes pour que le marché congolais, paralysé par l’enquête suisse, soit relancé. «Il considérait que c’était une opération politique. Il y avait eu des rencontres entre la présidence russe et congolaise», a expliqué Bertrand G. En 2017, notre enquête soulignait déjà le caractère géopolitique du marché pétrolier conclu en 2010 avec le Congo-Brazzaville. Gunvor, était alors sous influence russe. À cette époque 50% de son capital était détenu par Guennadi Timtchenko, un intime du président Poutine. En mars 2014, à la suite de l’annexion de la Crimée par la Russie, l’oligarque russe a précipitamment vendu ses actions à son partenaire Torbjörn Törnqvist.  

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Illustration tirée du reportage «Gunvor au Congo», Opak.cc

Loin de ces considérations de haute volée, Manon Pasquier, l’avocate de Bertrand G. s’est employée à démontrer l’innocence d’un homme qui a «fait son travail et l’a bien fait», dans l’ignorance totale de la nature corruptive des paiements effectués en 2010 et 2011. «La direction de Gunvor n’était étonnée ni par les montants ni par les paiements aux agents. Mais pourquoi Monsieur G. aurait-il dû s’étonner?», a -t-elle lancé, s’empressant d’ajouter que si «pas un seul membre de cette fameuse hiérarchie [de Gunvor] n’a été inquiétée, c’est parce que l’instruction n’a rien donné». Me Alec Reymond a quant à lui failli provoquer l’hilarité de la salle en parlant de Bertand G. comme d’un «petit d’entre les petits», réclamant également son acquittement. 

Retour sur terre avec le procureur Sautebin

Juste avant ces plaidoiries de la défense, le procureur Gérard Sautebin avait ouvert son réquisitoire sur un long soupir: «Dans quel monde vit-on!», a-t-il martelé à plusieurs reprises. Il déroulait alors les faits: un employé qui assiste à la perquisition chez Gunvor en janvier 2012 et témoigne devant la justice, puis qui, deux ans plus tard, se précipite à Paris pour promettre de nouveaux paiements corruptifs. «C’est exceptionnel! Jamais la justice n’a pu vivre en direct la manière dont cela se passe, et comment cela se passe de manière très décontractée», s’est exclamé le procureur. Sans cet enregistrement vidéo, Gunvor aurait probablement pu poursuivre ses affaires congolaises en toute tranquillité, en «outsourcant la corruption», estimait-il, rappelant aussi qu’en mars 2024, la société a été condamnée en Suisse et aux États-Unis «pour des pratiques en tout point similaires en Équateur de 2013 à 2017».  La veille, le procureur adjoint Serge Hussman avait estimé que les agissements de Bertrand G. étaient «un bras d’honneur à la justice et à tous ceux qui souffrent de la corruption au Congo-Brazzaville, un pays où une personne sur deux vit avec 2 dollars par jour». Au nom de cet «entêtement criminel», et de l’absence de «repentir sincère», l’accusation a réclamé une peine privative de liberté de 3 ans, dont 24 mois avec sursis, et le paiement des frais de justice.

La date du verdict n’est pas encore connue. En attendant, la procédure principale, déclenchée en 2011 par le MPC et dirigée contre inconnu, est toujours ouverte. De quoi donner quelques sueurs froides à ceux qui pourraient être les prochains sur la liste! 
 

«Les mots justes trouvés au bon moment sont de l’action» Hannah Arendt (La condition de l’homme moderne)

Agathe Duparc enquête depuis 2018 au sein du département «Matières premières» de Public Eye. Spécialiste de la Russie et de la criminalité financière, elle a travaillé comme journaliste pour différents médias français, dont Le Monde et Mediapart.

Contact: agathe.duparc@publiceye.ch
Twitter: @AgatheDuparc

Le blog #RegardDePublicEye

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