Les banques suisses engluées dans le cambouis pétrolier
Adrià Budry Carbó, 8 mars 2021
2020: année bénie pour les grandes maisons de négoce de matières premières. Alors que les cours du brut frôlent (ou même percent) le plancher des courbes statistiques pendant cette année pandémique où toute l'économie mondiale s’est arrêtée, les traders profitent de leurs capacités de stockage pour vendre au bon moment et au meilleur prix. Dommage que les banques suisses qui les financent n’aient pas fait preuve du même niveau de clairvoyance.
Un document judiciaire obtenu par Public Eye révèle que les plus grandes banques de Suisse pourraient perdre jusqu’à 273,1 millions de dollars dans la restructuration du négociant de pétrole dubaïote GP Global, et sa filiale genevoise GP Global Suisse SA.
Le cœur de l’affaire a beau se situer à quelque 6000 kilomètres de Genève, c’est bien principalement depuis le bout du lac qu’une part substantielle des crédits lui ont été octroyés. Les établissements financiers y trustent le top 20 des créanciers les plus exposés, selon la déclaration sous serment (affidavit) du «Chief Restructuring Officer» de GP Global, datée du 8 février 2021.
Créances en déshérence
On retrouve Credit Suisse (Switzerland) et UBS (Switzerland) au sommet du podium avec, à elles seules, plus de la moitié des créances en déshérence. Les banques cantonales vaudoises (5e) et genevoises (13e), toutes deux en mains publiques, se retrouvent également exposées sur ce lointain marché. Y figure également le discret établissement genevois Banque de Commerce et de Placements (34,3 millions), déjà en mauvaise posture lors de la faillite singapourienne du trader ZenRock qui lui avait laissé une ardoise de 19,2 millions de dollars. Ou des filiales helvétiques de groupes internationaux comme le russe Gazprom, le français CA Indosuez (Switzerland) ou le jordanien Arab Bank (Switzerland).
Total: 273,1 millions de dollars engagés, comme on dit dans le jargon, en «unsecured». Soit sans filet de sécurité.
Ce classement regroupe donc les créditeurs qui n’avaient, lors de l’octroi des contrats, pas pris le soin de gager leurs prêts sur la marchandise dont ils finançaient l’échange, le collatéral. Du côté de ce «compliance officer» de la place, c’est l’incrédulité : «Je n’ai jamais eu confiance dans GP Global. Sa réputation laisse à désirer et la société est mal située géographiquement, des doutes persistant quant à des opérations avec du pétrole iranien, sous sanction.»
Dans le petit milieu du financement du négoce, on voit dans ces créances un vestige d’une opération de facilité de crédit renouvelable – lorsque les banques se syndiquent pour offrir des lignes de crédit à leur client – lancée en 2018. D’après nos informations, ce RCF (selon l’acronyme anglosaxon) peinait encore en février 2020 à trouver des banques partenaires. Des sources internes de GP Global soutiennent que le processus n’a jamais abouti et que ces créances sont, au contraire, liées à de «l’open account» entaché par des documents frauduleux, soit des livraisons de marchandise sans garantie bancaire (lettre de crédit ou crédit documentaire) avec la seule assurance d’être payé 30 jours plus tard.
Surtout, ces pratiques contredisent le discours ambiant qui veut que le «trade finance» soit un secteur sûr puisque tout est gagé sur le collatéral.
Fin février 2020, le Conseil fédéral a encore écarté l’idée de le réglementer en Suisse, considérant que les banques savent ce qu’elles font et qu’elles «supervisent indirectement» les activités de leurs clients les négociants.
Notre réaction Rapport contradictoire sur les matières premières: aucune mesure malgré la nécessité d’agir
Acteur «douteux»
Le niveau de risque de ces engagements est inquiétant pour la place financière suisse. D’autant que GP Global, fondé en 1998 et autrefois connu sous le nom de Golf Petroleum, ne présentait pas tous les gages réputationnels. Selon le Tages-Anzeiger, la dernière veste prise par Credit Suisse dans le secteur a généré une enquête interne qui n’aurait abouti sur aucun indice d’irrégularité des services concernés par l’octroi du financement.
GP Global n’a pas non plus fait preuve d’une très grande transparence pendant ses difficultés financières. Le 20 juillet, le groupe admet traverser une phase de tension dans sa trésorerie, comme «beaucoup de [ses] pairs survivant dans l’industrie mondiale du négoce». La société blâme la chute des cours des matières premières et le défaut de «soutien total» de certains établissements financiers, tout en écartant les « rumeurs » sur sa véritable condition financière.
En réalité, les créanciers ont refusé d’ouvrir à nouveau leur porte-monnaie, sentant que quelque chose ne tournait pas rond avec les comptes de GP Global.
Fraudeurs en pyjama
Dix jours plus tard, GP Global change son fusil d’épaule. Dans une lettre envoyée à ses clients, et qui a fuité du côté de l’agence Reuters, le groupe affirme avoir découvert une fraude interne et promet de traîner en justice ses employés félons. Ils auraient profité du télétravail pour, «de connivence avec des entités externes», nuire au groupe ainsi qu’à ses clients, écrit l’avocat fraîchement engagé par GP Global.
Les conclusions de la société chargée de la restructuration sont un peu plus complexes. FTI Consulting a documenté un système de fraude sophistiqué qui sévissait au sein de la société avec des transactions circulaires destinées à gonfler le chiffre d’affaires, de multiples financements d’une même cargaison et des bateaux changeant de route et d’acquéreur au dernier moment. Le quotidien «Le Temps» s’en était fait écho, publiant début décembre un «mode d’emploi pour fraudeurs».
Trop gros pour tomber
L’affaire GP Global fait écho aux faillites retentissantes cet été des traders singapouriens Hin Leong, ZenRock ou Phoenix Commodities. Dans les deux premiers cas, la chute des cours du pétrole a révélé des «transactions hautement malhonnêtes» – selon la terminologie de la banque HSBC qui a dénoncé Hin Leong –, basées sur du pétrole qui n’existe pas. Ou du moins qui n’avait pas la possibilité de se démultiplier par lui-même.
À ce propos, lire notre article: De Singapour à la Suisse, des millions de dollars engloutis
Ces cas ont aussi montré les carences de la conformité bancaire et donné un avant-goût de l’effet domino qui pourrait entraîner tout le secteur si un grand négociant venait à tomber. En atteste la chute de Hin Leong qui, après que les banques ont été effrayées par une série de défaillances d'autres négociants en pétrole, se sont ruées vers le négociant pour demander le remboursement de leurs crédits. Les craintes ont finalement été confirmées par le trader qui a avoué avoir caché 800 millions de dollars de pertes dans son bilan financier.
C’en était trop pour les banques européennes ABN Amro, BNP Paribas ou Rabobank. Ces acteurs historiques du négoce ont décidé de se retirer du secteur ou d’en réduire la taille avant qu’il ne soit trop tard. Mais alors que les grandes maisons de trading se muent peu à peu en financiers, octroyant des crédits à de plus petits acteurs ou à des pays en développement, n’est-il pas déjà trop tard pour se passer des négociants?
Comme le soutenait une consœur de Global Witness, les traders – par leur taille, leur niveau d’interconnexion avec les marchés financiers et leur rôle pivot dans les chaînes d’approvisionnement – représentent déjà un risque systémique. Vous avez dit «too big to fail»?
Notre rapport thématique sur le financement des matières premières: Trade Finance Demystified
«En junior, mon entraîneur disait que pour gagner un match, il faut mettre la tête là où d’autres n’osent pas mettre le pied. Il avait peut-être raison.»
Membre de l’équipe d’investigation de Public Eye, Adrià Budry Carbó travaille sur le négoce de matières premières et sur son financement. Passé par le quotidien Le Temps et le groupe Tamedia, il a aussi roulé sa bosse au Nuevo Diario du Nicaragua, dans une autre vie.
Contact: adria.budrycarbo@publiceye.ch
Twitter: @AdriaBudry
Le blog #RegardDePublicEye
Nos expert∙e∙s, journalistes et porte-parole commentent et analysent des faits surprenants, cocasses ou choquants, liés aux pratiques des multinationales et à la politique économique. Depuis les coulisses d’une ONG d’investigation, et en portant un regard critique sur le rôle de la Suisse.