Les fonds publics rendent les rédactions suisses plus indépendantes (des grandes entreprises et millionnaires)
Oliver Classen, 31 janvier 2022
Internet a érodé le modèle d’affaires des médias. Comme ailleurs, la majorité des recettes publicitaires en Suisse n’alimentent plus depuis longtemps les groupes de presse mais finissent dans les poches des géants de la tech dans la Silicon Valley. En 2000, les recettes publicitaires des journaux s’élevaient à 3 milliards de francs; dix ans plus tard à 2 milliards; en 2020 à 432 millions seulement. Les médias jouent un rôle de chambre d’écho pour la société civile et sont essentiels à la formation de l’opinion politique. Ils sont donc un pilier central de la démocratie, plus encore dans un système comme celui que nous connaissons en Suisse, où la population est amenée très fréquemment à se prononcer sur des sujets complexes. Car sans information de qualité, le peuple ne peut pas prendre des décisions en toute connaissance de cause. Ce constat vaut aussi lorsqu’il s’agit de soutenir – ou pas – la transition numérique du secteur des médias.
Cette décision s’inscrit dans un contexte très particulier: les journalistes peuvent difficilement traiter en toute neutralité la question d’une subvention potentielle de leur propre emploi. Lors des débats autour de l’initiative No Billag, il y a quatre ans, le personnel de la SRF était soupçonné de ne pas jouer le jeu. Cette fois-ci, c’est l’intégralité du secteur qui est concernée.
Mais indépendamment de cette question, le train de mesures en faveur des médias, résultat de trois années de travail parlementaire, contient plus de contradictions que de solutions. La moitié des 180 millions de francs annuels servirait à maintenir des structures existantes – concrètement, la distribution de produits papier sur abonnement (ce qui comprend aussi la presse professionnelle et associative). La majeure partie de ces fonds reviendraient ainsi aux grands éditeurs, qui sont toujours rentables. Ce qui est frustrant. Mais en parallèle, un soutien considérable serait également apporté aux nouveaux médias en ligne (donc à l’innovation), à la formation (donc à la relève), ainsi qu’à l’Agence télégraphique suisse (donc à un service de base essentiel). Ce qui serait rassurant.
Les ONG en profiteraient également. Grâce à une nouvelle réduction des tarifs postaux, Public Eye pourrait par exemple économiser environ 20'000 francs par an pour l’envoi de son magazine. La raison? Une augmentation de 20 à 30 millions de francs par an de la contribution de la Confédération pour la presse associative et des fondations, que l’association NPO Media, dont Public Eye n’est pas membre, a réussi à faire intégrer au train de mesures. Un plus, mais pas encore suffisant pour résoudre mon dilemme.
Les perspectives financières qu’offre la nouvelle loi pour les sept prochaines années protègeraient avant tout les médias en ligne et régionaux de dangereuses influences, que ce soit par les grosses opérations de relations publiques, les investissements publicitaires des grandes entreprises ou les millionnaires de la droite bourgeoise. Car les journalistes bénéficiant d’une réelle indépendance sont une épine dans le pied de Blocher et consorts, qui cherchent constamment à accroître leur portée médiatique, déjà considérable aujourd’hui. Le dernier exemple en date? La récente offre de rachat du St. Galler Tagblatt par l’ancien conseiller national PLR Peter Weigelt, qui fait partie du comité référendaire.
La raison principale de mon Oui clair et ferme est en fait le rejet d’une alliance menaçante entre les opposant·e·s à la loi sur les médias et l’UDC.
Après leur échec cuisant dans la campagne No Billag, la droite libérale veut à nouveau s’attaquer à la SSR, en taillant notamment dans la redevance. L’initiative qu’ils veulent lancer serait leur arme de prédilection pour la campagne électorale de l’an prochain, déjà testée dans le cadre de la votation actuelle – à l’aide de fake news, comme l’a récemment révélé le Tagesanzeiger.
Il est crucial de tout faire pour éviter une nouvelle attaque contre les médias de service public, piliers de notre démocratie directe. Et ce le 13 février déjà!
«Porte-parole, «spin doctor» et rédacteur, je sais que la vérité est une valeur approchée, et non une question de point de vue. C’est ce qui fait et ce que montre un bon journalisme.»
Oliver Classen est porte-parole de Public Eye depuis plus de dix ans. Il a contribué à notre ouvrage de référence sur le secteur suisse des matières premières et a coordonné plusieurs éditions des Public Eye Awards, le contre-sommet critique au Forum économique mondial. Il a travaillé comme journaliste pour différents journaux, dont le Handelszeitung et le Tagesanzeiger.
Contact: oliver.classen@publiceye.ch
Twitter: @Oliver_Classen
Ce texte est une traduction de la version originale en allemand.
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