Les ONG doivent pouvoir se constituer partie plaignante dans les affaires de corruption
Britta Delmas, 1 mars 2024
Imaginez-vous dans la peau d’un directeur ou d’une directrice d’une entreprise: vous remarquez qu’une collaboratrice ou qu’un collaborateur se sert allègrement dans la caisse. Systématiquement et par le biais de transactions complexes. Et cela depuis des années. À grande échelle. À très grande échelle. Vous êtes en faillite. Vous ne pouvez plus payer les salaires et vous devez mettre la clé sous la porte. Vous portez plainte. Le Ministère public se saisit de l’affaire. Des mois plus tard, vous recevez une lettre indiquant qu’aucune procédure n’a été ouverte. Rideau.
Une injustice, n’est-ce pas? Pourtant, vous avez une masse d’éléments en votre possession, vous voulez en faire part et, par la même, participer à l’enquête. Comprendre à quelles conclusions le Ministère public est parvenu et pourquoi – et s’il y a éventuellement encore des «malentendus» ou des lacunes. Vous voulez savoir si et comment votre collaboratrice ou collaborateur peut s’en tirer sans ennui. Après tout, c’est vous qui connaissez le mieux votre entreprise. Justice doit être faite!
Heureusement, le droit suisse est aussi de cet avis. Les personnes directement lésées ont toutes ces droits. Elles ont la qualité pour déposer une plainte pénale. C’est ce que l’on appelle la «partie plaignante» selon les art. 115 et suivants du Code de procédure pénale.
La France montre l’exemple
Mais qu’en est-il lorsque c'est un État, et donc toute sa population, qui est lésé? Et ce, précisément par les agents publics qui sont censés être à son service?
En droit français (article 2-23 du Code de procédure pénale), les associations spécialisées dans la lutte contre la corruption peuvent être agréées pour se constituer «partie civile» après un examen (très!) approfondi. Dans les cas particulièrement complexes, elles apportent leur expertise et soutiennent ainsi l’enquête judiciaire, une fonction très similaire au rôle de la partie plaignante en droit suisse.
Le droit suisse permet des actions collectives similaires en matière de droit de la concurrence (art. 10 de la loi fédérale contre la concurrence déloyale) et de la protection de l’environnement (art. 55 de la loi fédérale sur la protection de l’environnement). Mais pas dans les affaires de corruption qui privent pourtant les pays concernés de ressources dont ils ont un besoin urgent.
Pas vraiment pour la Suisse, estime le Parlement
En 2012, le Conseil national a rejeté une initiative parlementaire qui demandait un droit d’action et de recours des organisations actives dans la lutte contre le blanchiment d’argent et la corruption. La chambre basse mettait en avant le fait qu’en Suisse, le Ministère public doit poursuivre d’office ces délits (Caractère impératif de la poursuite, art. 7 du Code de procédure pénale), alors que la France applique le principe de l’opportunité des poursuites. La population suisse peut ainsi avoir confiance dans son système.
Les organisations, elles, sont cantonnées dans un rôle restreint: elles peuvent simplement s’impliquer en déposant une dénonciation pénale comme Public Eye l’a fait à plusieurs reprises (Glencore au Congo, Credit Suisse et Mozambique ou Congo Hold-Up). Bien suffisant estime le législateur suisse. Et de toute façon, des organisations qui se porteraient partie plaignante ne feraient que compliquer les procédures.
Dans la pratique, cela a eu pour conséquence qu’en Suisse, la plupart des affaires de corruption internationales ont, jusqu’à présent, été réglées par ordonnance pénale, soit une procédure simplifiée qui ne donne pas lieu à un procès public et qui est donc que très peu accessible à la population.
Faute d’une partie plaignante, personne ne peut jusqu’à présent faire valoir le point de vue des personnes concernées par l’affaire et s’opposer à un non-lieu ou à une ordonnance pénale. Les personnes concernées par la corruption et les pots-de-vin n’obtiennent pas de «Day in Court», pour reprendre l’expression anglo-saxonne, et le public n’est informé d’aucun détail, ni sur les délits eux-mêmes ni sur la manière dont ils ont été traités. Ainsi, le cadre légal n’incite pas suffisamment les entreprises à se dénoncer en cas de soupçon – avec le risque de s’abstenir au vu des incertitudes quant à la jurisprudence.
Mais les choses évoluent, puisque en 2024 plusieurs grands procès sont annoncés au Tribunal pénal fédéral de Bellinzone (1MDB, Trafigura). Cela devrait résulter en une plus grande transparence et on ne peut que s’en féliciter. L’avenir nous dira quelle place sera accordée à la perspective des personnes lésées.
Quelque chose d’indispensable pour la Suisse
Bien sûr, une procédure devient plus complexe lorsqu’une nouvelle partie s’en mêle. Néanmoins, c’est précisément dans les affaires internationales complexes que les organisations non gouvernementales (ONG) spécialisées dans la lutte contre la corruption apporteraient leur expérience, susciteraient des questionnements et fourniraient des informations que le Ministère public suisse ne peut pas connaître. Les ONG pourraient aussi assurer que le grand public soit informé de ces procédures.
En effet, plus de transparence serait bénéfique pour tout le système judiciaire. La Suisse gagnerait à reconnaître le droit des organisations spécialisées à se constituer partie plaignante.
Britta Delmas travaille dans le département Matières premières et Finance de Public Eye. Ce blog est basé sur sa présentation à la conférence «La justice négociée dans la corruption transnationale – entre transparence et confidentialité» le 2 février 2024 à la Faculté de droit de l’Université de Neuchâtel.
Contact: britta.delmas@publiceye.ch
Ce texte est une traduction de la version originale en allemand.
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