Nestlé rend le monde meilleur… avec l’argent des contribuables suisses
Christa Luginbühl, 25 février 2019
Ignazio Cassis était sans doute assis devant un café Nespresso et un verre de Vittel quand lui est venue l’idée géniale du «Geneva Science and Diplomacy Anticipator». La fondation recevra trois millions de francs de capital initial de la part de la Confédération. L’un de ses objectifs annoncé: anticiper les thématiques importantes de l’agenda politique mondial de demain et proposer aux organisations internationales des projets de régulation afin de leur permettre «d’assurer leur mandat de régulation mondiale.»
Le 20 février 2019, le Ministre des affaires étrangères a présenté son projet au public. Monsieur Cassis était très fier de son plan, illustration parfaite de sa compétence et de son esprit d’innovation. Pour diriger sa fondation, nul autre que Peter Brabeck-Letmathe, dirigeant d’entreprise connu mondialement, longtemps PDG de Nestlé, puis président du conseil d’administration de la société, avant de devenir président émérite de Nestlé S.A. Aux côtés de Brabeck, Cassis a nommé vice-président Patrick Aebischer, ancien président de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) et membre du conseil d’administration de Nestlé Health Science entre 2011 et 2015. Ces deux messieurs sont donc désormais chargés, au nom de la Suisse, de rapprocher le monde scientifique et le monde diplomatique.
Cassis et les multinationales
Une petite minute… Quel est le rapport entre Nestlé et la diplomatie, et pourquoi les élites du commerce mondial devraient-elles faire des propositions de réglementation aux organisations internationales, me demandez-vous? La réponse est simple: une société a besoin d’un cadre adapté pour veiller au bien commun. Et depuis sa visite controversée dans une mine de cuivre de Glencore en Zambie, Monsieur Cassis sait mieux que personne comment les multinationales s’y prennent pour rendre le monde meilleur. Pourquoi changer une équipe qui gagne?
Il faut obtenir un impact concret, c’est le mot d’ordre de la politique extérieure suisse. Des multinationales veulent s’engager pour un monde meilleur? Quel endroit plus approprié pour ce faire que Genève, la ville aux 37 sièges d’organisations internationales, où sont représentés 177 États membres des Nations Unies, plus de 380 organisations non gouvernementales (ONG), plus de 30 000 fonctionnaires internationaux et accueillant chaque année plus de 220 000 délégués du monde entier dont plus de 4 000 chef∙fe∙s d’États ou de gouvernements?
Conflit d’intérêt, dites-vous? Quel conflit d’intérêt? Certes, lorsqu’il dirigeait l’EPFL, Monsieur Aebischer a fait financer deux chaires par Nestlé, et a par conséquent été forcé de quitter le Conseil d’administration de Nestlé Health Science en 2015… pour promptement rejoindre, la même année, le Conseil d’administration du groupe Nestlé, avant de siéger à nouveau aujourd’hui au Conseil d’administration de Nestlé Health Science. Une preuve, s’il en est, qu’il sait pertinemment quels intérêts il représente.
Ce genre de choses n’a rien de surprenant pour Monsieur Cassis, directement concerné: le chef de la Direction du développement et de la coopération (DDC), Manuel Sager, siège aux côtés de Paul Bulke, Président du conseil d’administration de Nestlé, à la Commission de direction du «2030 Water Resource Group», qui rassemble, entre autres membres, Pepsico, Coca-Cola, Nestlé et la Banque mondiale, et dont l’objectif annoncé est la lutte contre la pauvreté et la gestion durable des ressources en eau.
N comme Nature
C’est bien connu: la lutte contre la pauvreté et le développement durable sont effectivement les deux compétences clé de ces géants de l’eau en bouteille. Les populations du Brésil, d’Afrique du Sud et du Canada le savent depuis longtemps, et les habitant∙e∙s de Vittel, où Nestlé illustre actuellement ses talents en matière de gestion durable des ressources aquatiques en sont sans doute désormais également convaincu∙e∙s: le N de Nestlé signifie Nature, indéniablement.
La multinationale est pleine de bienveillance: elle donne au monde de l’eau en bouteille, aux coûts de production énormes (pourquoi boire l’eau du robinet quand on peut la trouver dans des bouteilles plastiques qui ont parcouru des kilomètres pour arriver jusqu’à nous?!), des capsules de café aux couleurs chatoyantes (et recyclables!), des céréales riches en sucre pour le petit déjeuner (avec un petit peu d’huile de palme, c’est bon pour la santé!), et du lait en poudre (pour que même les tout petits puissent apprendre à apprécier le bon goût Nestlé).
Monsieur Cassis n’est sans doute pas encore au courant que Nestlé est critiqué depuis des années pour une longue liste de violations des droits humains, notamment pour le marketing agressif utilisé pour vendre son lait en poudre et pour le non-respect du «Code international de commercialisation des substituts du lait maternel» de l’Organisation mondiale de la santé (dont le siège est à… Genève!). Peut-être aussi que Monsieur Cassis préfère le Corriere del Ticino au Guardian. S’il avait lu ce quotidien britannique, il y aurait appris que l’an dernier encore, Nestlé a décidé d’ignorer la loi philippine sur l’interdiction de la publicité pour le lait en poudre.
Un homme d’action
Peter Brabeck-Letmathe ne va pas chômer. La nouvelle fondation, affirme-t-il, souhaite avoir «terminé un ou deux projets de réglementation liés à des défis mondiaux d’ici deux ans et demi.» Monsieur Cassis peut être fier: la fondation sera présente au cœur des arcanes du pouvoir à Genève, dans la ville qui, selon le Conseil Fédéral, «dispose d’une concentration d’acteurs internationaux unique au monde.» La Genève internationale se trouve en outre «au centre des développements et décisions.»
Nos impôts, notre réputation et nos valeurs fondamentales sont donc entre de bonnes mains, et les conséquences, vues de Genève, ne se feront pas attendre. Tout indique que le «Geneva Science and Diplomacy Anticipator» est en passe de se transformer en « Geneva Science and Diplomacy Terminator» – la capitulation définitive d’un gouvernement élu démocratiquement face aux intérêts privés.
Face à ce constat, même les plus chatoyantes des capsules Nespresso ne parviennent pas à nous remonter le moral. Et même Monsieur Cassis avalerait sa Vittel de travers s’il réfléchissait en détail au signal politique qu’envoie cette nouvelle fondation.
Christa Luginbühl
«La réalité est parfois si lugubre qu’il ne reste que l’ironie.»
Christa Luginbühl travaille depuis plus de dix ans pour Public Eye. Membre de la Direction, elle est spécialisée en droits humains, droits des femmes et droits du travail sur les chaînes d’approvisionnement mondialisées, en particulier dans les domaines de l’industrie pharmaceutique, de l’agriculture, de la consommation et du négoce de matières premières agricoles.
Contact: christa.luginbuehl@publiceye.ch
Ce texte est une traduction de la version originale en allemand.
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