Un Saint-Bernard et Guillaume Tell comme seuls arguments
Géraldine Viret, 28 octobre 2020
«Une campagne hors du commun», «Une bataille de titans», titrent les médias. À quelques semaines du jour fatidique, la Suisse se mobilise et s’étripe autour de l’initiative pour des multinationales responsables comme jamais auparavant. Dans ce combat acharné: chaque voix compte! C’est pourquoi, après avoir écrit des cartes postales à tata Léande, à tonton Jacky ainsi qu’à la moitié de mon répertoire téléphonique, j’ai décidé de concentrer ma détermination épistolaire sur un groupe-cible pourtant considéré comme perdu: les détracteurs.
Economiesuisse, SwissHoldings, Ruedi Noser (PLR/ZH), Isabelle Chevalley (PVL/VD), et même notre conseillère fédérale Karin Keller-Sutter… j’aurais plaisir à les nommer «les opposants», s’ils se comportaient mieux. Mais nerveux d’avoir vu tout l’été ces satanés drapeaux orange gâcher leurs balades du dimanche, les lobbies économiques et leurs sbires ont depuis franchi la ligne rouge.
Pour contrer l’incroyable engagement citoyen en faveur de l’initiative, ils n’ont rien trouvé d’autre que de faire campagne à coup d’arguments trompeurs et de contrevérités.
La stratégie est claire: faire croire que l’initiative représente un terrible danger pour la Suisse, mais aussi pour les populations qu’elle prétend vouloir «aider». Et imposer le contre-projet du Parlement, qui entrera en vigueur en cas de «non» dans les urnes, comme la seule voie pour protéger les droits humains et l’environnement sans torpiller notre sacro-sainte prospérité. Quitte à mentir ou bluffer sur le contenu et la portée réels des deux textes. Les détracteurs jouent ainsi avec le bidon d’essence et la boîte d’allumettes, trahissant l’un des principes fondamentaux du bon fonctionnement de notre démocratie directe: un débat basé sur des faits.
En panne de mordant
Les affiches du comité interpartis contre l’initiative illustrent bien les magouilles argumentaires de celles et ceux qui, de concert avec les lobbies économiques, consentent à «responsabiliser, mais intelligemment». Des heures de brainstorming avant d’aboutir à cette glorieuse idée: qui voterait pour que notre Saint-Bernard national se morde la queue? Ou pour que Guillaume Tell rate la pomme et balance à son fils une flèche en pleine poire? Rien que d’y penser, mon passeport à croix blanche en tremble déjà.
Ce comité n’hésite donc pas à dégainer l’arbalète helvétique et la «pioche» burkinabé – nous y reviendrons – pour tenter de convaincre le peuple que cette initiative «extrême» est une fausse bonne idée, qui pourrait avoir «des conséquences dangereuses». Pire que de se mordre la queue? Oui, selon la présidente du PLR Petra Gössi: «L’initiative provoque un effet domino sur les PME suisses et nuit à notre économie déjà touchée de plein fouet par la crise du Covid.» Les détracteurs savent faire jouer la corde sensible.
Car le sort des PME est l’un des points chauds du débat, et peut-être le plus emblématique des faits alternatifs propagés par le camp du non. Pour faire pencher la population en faveur d’un contre-projet plus «raisonnable», il faut lui faire croire que les PME sont concernées par l’initiative, et que celle-ci leur mettra «des bâtons dans les roues». Imaginez le scénario catastrophe: votre coiffeur doit surveiller tous ses fournisseurs, croule sous «une paperasse sans fin» et ne peut même plus vous couper les tifs! Pas d’inquiétude: les affirmations d’Economiesuisse sur les PME ont même été qualifiées «d’absurdes» par le directeur de l'Union suisse des arts et métiers Hans-Ulrich Bigler, qui appelait en août le lobby des multinationales à miser plutôt sur «la crédibilité et de bons arguments». En vain.
La guerre des chiffres
Karin Keller-Sutter est elle aussi prise d’exagérations prémonitoires, brandissant un chiffre épouvantail tout droit (re-)sorti d’un rapport publié en mai par les forces libérales de succèSuisse (c/o furrerhugi) pour influencer les parlementaires. «Selon des estimations, 80 000 entreprises sont avec certitude concernées par l’initiative», a-t-elle lancé en conférence de presse. Le quadruple zéro correspond au degré de pertinence et d’objectivité de ce rapport fallacieux, qui ne tient pas compte de toutes les dispositions de l’initiative.
En bref, le résultat est absurde. Les boulangers, les meuniers ou encore les imprimeurs sont inclus dans l’effrayant calcul, alors qu’ils ne feront jamais partie des rares PME à risques concernées par le texte. Mais pas de quoi freiner notre ministre de Justice et Police, qui sait que pour contrer une telle initiative – ou un contre-projet efficace – il faut écouter ceux qui murmurent à votre oreille et faire fi des détails gênants.
Une menace pour l’Afrique
Alors qu’un vent progressiste souffle sur la Suisse, les détracteurs ont bien compris que les menaces traditionnelles ne suffiront pas à calmer les ardeurs de celles et ceux qui veulent mettre les droits humains et l’environnement au cœur des priorités. Il faut donc leur renvoyer ces bons sentiments à la figure, au nom des populations concernées! (Spoiler: balivernes, disent des économistes du développement)
Dans le premier rôle de cette mascarade: la conseillère nationale Isabelle Chevalley, vêtue d’un boubou et armée d’une «pioche» burkinabé pour taper sur la tête des ONG et leur initiative «néocolonialiste», en instrumentalisant le peuple africain. Au Burkina Faso, celle qui disait vouloir amener de la nuance dans le débat a déjà averti tout le monde, en particulier le Ministre de l’Économie: si l’initiative passe, les entreprises suisses vont toutes quitter le pays. Quand bien même leur responsabilité civile ne serait pas engagée pour les fournisseurs et sous-traitants.
Et ça, Isabelle Chevalley «ne peu(t) pas le laisser faire»! C’est pourquoi cette proche de la STSA, le lobby des négociants, est partie en croisade contre les initiants – Solidar en tête – n’hésitant pas à piloter un journaliste local pour tenter de décrédibiliser l’ONG, en prétendant que des photos d’enfants dans les champs de coton avaient été mises en scène. Tous les coups bas sont permis!
Car dans le camp du «non», même la rhétorique du cœur tourne à l’absurde. Ne pas faire ailleurs ce qui est intolérable ici est néocolonialiste et accentuera la misère dans les pays pauvres, au seul profit des Chinois. Pour le conseiller aux États Ruedi Noser, porte-voix des lobbies économiques, l’heure est grave: «l’initiative nuit aux droits humains». Laissons juste les entreprises «développer quelque chose avec la population». Et si ce quelque chose s’appelle «exploitation», fermons les yeux!
Un contre-projet dépassé
«Saviez-vous qu’avec le contre-projet la Suisse deviendrait un pionnier mondial en matière de responsabilité des entreprises?», interroge Economiesuisse sur Twitter. Un enthousiasme qui ferait presque oublier que le lobby a pesé de tout son poids pour éviter un contre-projet efficace. Mais la proposition alibi de Karin Keller-Suter – soufflée par SwissHoldings – a vaincu cette réticence. Car elle n’aura aucun effet.
Pour preuve: face à l’inutilité des rapports sur papier glacé, l’Union européenne va renforcer ses règles, bien au-delà du contre-projet. «La Suisse fait ce qu’il faut, avec rapidité et précision», jubile Economiesuisse.
Seul un «OUI!» le 29 novembre fera de ce mensonge une réalité.
«Le cœur tendre, mais la plume acérée, j’aime arborer un nez de clown et faire des mimes pour démasquer les faux-semblants.»
Spécialisée en littératures comparées et en communication d’entreprise, Géraldine Viret est responsable médias et rédactrice pour Public Eye depuis bientôt une décennie. La patience et un certain sens de l’ironie sont indispensables quand on s’engage pour un monde plus juste, en dépit des vents contraires.
Contact: geraldine.viret@publiceye.ch
Twitter: @GeraldineViret
Le blog #RegardDePublicEye
Nos expert∙e∙s, journalistes et porte-parole commentent et analysent des faits surprenants, cocasses ou choquants, liés aux pratiques des multinationales et à la politique économique. Depuis les coulisses d’une ONG d’investigation, et en portant un regard critique sur le rôle de la Suisse.