Une protection hors pair pour les multinationales criminelles
Christa Luginbühl, 22 juillet 2020
C’était l’une des zones grises du droit fiscal: que se passe-t-il lorsque des sociétés sont condamnées à payer de lourdes amendes ou lorsqu’elles versent des pots-de-vin à des entités privées? En 2014, pour clarifier la situation, le Parlement a chargé le Conseil fédéral d’élaborer un projet de loi stipulant explicitement que ce type de versements ainsi que les amendes et pénalités infligées en Suisse ou à l’étranger ne sont pas déductibles.
Le Parlement avait cependant oublié une chose importante: les multinationales sont une espèce particulièrement vulnérable! Menacées par la «guerre commerciale» qui fait rage sur le plan international (citation du PLR), malmenées par des décisions juridiques injustes (citation de l’UDC), les multinationales et les grandes banques suisses ne sont qu’un jouet entre les griffes de la politique internationale. Sans qu’elles soient le moins du monde en tort, bien entendu. Un peu de corruption, un soupçon de complaisance, une petite entente cartellaire, un zeste de créativité en matière d’évasion fiscale… Vous n’allez pas en faire une affaire, tout de même!?
Amendes ET versement des impôts dus? Une double peine inacceptable!
Les multinationales et les banques sont du même avis: si leurs activités illégales sont découvertes, les amendes et les frais de justice doivent bien entendu être considérés comme des «frais justifiés par l’usage commercial» et par conséquent être déductibles des impôts. Pour l’Association suisse des banquiers, aucun doute:
Il est tout simplement logique que ce type de dépenses puissent être déductibles car en contrepartie, les «bénéfices liés à des activités illicites» sont soumis à l’impôt.
Economiesuisse a également défendu un «droit fiscal aussi neutre que possible». L’impossibilité de déduire des impôts les pénalités versées à l’étranger équivaudrait à «une double imposition pour les entreprises», qui les forcerait à passer à la caisse deux fois. L’UDC, quant à elle, trouve l’ensemble du processus «trop lourd pour la place économique suisse».
L’UDC, le PLR, le PDC, le PEV et le PBD soutiennent les multinationales
C’est ainsi qu'à la fin juin 2020, quatre ans après la consultation et dans l’ombre de la crise du coronavirus, les entreprises et l’UDC, le PLR ainsi que le nouveau centre (PDC, PEV et PBD) se sont prononcés contre la volonté du Conseil fédéral, de la gauche parlementaire et de la Conférence des directrices et directeurs cantonaux des finances.
La loi a de lourdes conséquences, car elle établit le cadre de l’impôt fédéral direct ainsi que des impôts aux niveaux cantonal et communal: à l’avenir, les sociétés pourront déduire de leurs impôts en Suisse les pénalités et amendes prononcées à l’étranger lorsque lesdites sanctions «sont contraires à l’ordre public suisse», c’est-à-dire de l’interprétation habituelle du droit en suisse, ou lorsque «le contribuable peut démontrer de manière crédible qu’il a entrepris tout ce qui est raisonnablement exigible pour se comporter conformément au droit.» Mais que signifient ces notions floues dans des cas particulier? Rien n’est clair.
Ce qui est évident, en revanche, c’est qu’une personne privée ne peut pas déduire de ses impôts les amendes de stationnement reçues à l’étranger. Mais n'oublions pas: les multinationales sont particulièrement vulnérables…
Des signaux politiques dangereux
La nouvelle loi fiscale est extrêmement problématique, à plusieurs niveaux:
- Elle altère le droit pénal, dans la mesure où, comme l’écrit également le Tribunal fédéral (en allemand uniquement), «les sanctions imposées sont alors atténuées par le droit fiscal» et «l’effet punitif que l’autorité imposant la sanction a cherché à obtenir est ainsi contourné voire en partie annulé.»
- Elle mène à une redistribution et à un transfert des risques du secteur privé vers le secteur public: le Tribunal fédéral explique que «la réduction du bénéfice net imposable et de l’impôt sur le bénéfice qui en résulte» revient à ce que «une partie des amendes est indirectement prise en charge par la communauté». En clair: la collectivité cofinance les amendes des multinationales!
- Elle délègue l’interprétation d’une loi ambigüe aux autorités fiscales et leur octroie le rôle de juge: même Ueli Maurer, ministre des finances, a averti que ce règlement allait au-delà des compétences des autorités fiscales, rappelant les critiques des directrices et directeurs cantonaux des finances.
- Elle favorise l’opacité et complique les contrôles: pour que le public soit en mesure de remettre en question la bonne application des décisions fiscales, il faut que celles-ci soient publiques… Or il est peu probable qu’une autorité fiscale décide de publier les détails de la taxation, ou qu’une société rende publique les pénalités considérées comme déductibles dans ses comptes consolidés.
- Elle incite à de mauvais comportements: les pratiques frauduleuses ou illégales des sociétés sont indirectement cautionnées, et de surcroît, elles permettront de bénéficier d’avantages fiscaux.
Je ne sais pas pour vous, mais dans ma conception de «l’ordre public», une loi de ce type n’a pas sa place.
«Nous sommes tous égaux devant la loi. Sauf les grandes banques et les multinationales.»
Christa Luginbühl travaille depuis plus de dix ans pour Public Eye. Membre de la direction, elle est spécialisée en droits humains, droits des femmes et droits du travail sur les chaînes d’approvisionnement mondialisées, en particulier dans les domaines de l’industrie pharmaceutique, de l’agriculture, de la consommation et du négoce de matières premières agricoles.
Contact: christa.luginbuehl@publiceye.ch
Ce texte est une traduction de la version originale en allemand.
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