Lutte contre le blanchiment d'argent En Suisse, les avocat∙e∙s «atypiques» font de la résistance
Agathe Duparc, en collaboration avec Robert Bachmann, 1 juillet 2024
Pour Maître Daniel Richard, inscrit au barreau de Genève depuis 1977, c’est le dernier tour de piste. À 74 ans, l’avocat, qui a démarré sa carrière comme juriste chez Cargill, le géant du négoce de grains, rêve de prendre une retraite bien méritée. Mais après des décennies de bons et loyaux services auprès d’une clientèle venue du monde entier et d’horizons différents, il doit s’acquitter d’une ultime tâche, plutôt ingrate: liquider Rosneft Trading SA (RTSA), une société qu’il a lui-même enregistrée en janvier 2011, alors qu’il travaillait pour le grand cabinet genevois Python. Il en est aujourd’hui l’unique administrateur, la société étant désormais domiciliée au sein de son étude PRLEX AVOCATS.
Longtemps florissante, RTSA, la filiale genevoise de négoce du géant pétrolier russe Rosneft, a brutalement cessé ses activités en février 2020, après avoir été mise sous sanctions par les États-Unis pour violation de l’embargo sur le pétrole vénézuélien décrété par Washington. L’avocat, qui touchait alors de cette entreprise un salaire annuel de 300 000 francs, s’était retrouvé chargé de faire l’interface avec UBS et Credit Suisse, qui avaient bloqué les comptes de RTSA, et de superviser la mise en place d’un plan social pour la quarantaine d’employé∙e∙s mis∙e∙s à la porte. Depuis l’invasion russe en Ukraine, la situation s’est encore compliquée: la maison-mère Rosneft a été sanctionnée par les pays occidentaux, et la liquidation de RTSA pourrait prendre plusieurs années, en raison de la complexité du dossier.
«J’ai administré RTSA du début jusqu’à la fin en conformité avec les lois locales. C’était un des plus beaux mandats de ma carrière!»,
assure l’homme de loi, qui était également administrateur de plusieurs sociétés appartenant à la nébuleuse Rosneft – dont TNK Trading International SA, également placée sous sanctions étasuniennes pour les mêmes raisons que RTSA (voir notre infographie sur la galaxie Rosneft à Genève). «Quel que soit le client, je ne pourrais pas l’abandonner. Et dans ce cas précis, ce ne serait pas possible car personne ne veut prendre ma place», avoue-t-il.
Femmes et hommes de loi orchestres
Maître Richard appartient à cette catégorie d’avocat∙e∙s qui, à côté de leurs activités dites «typiques» de représentation en justice et de conseils juridiques, vendent à leur clientèle toute une palette de services qui n’ont à priori rien à voir avec la profession pour laquelle ils ou elles ont prêté serment. La liste est longue: de la création de sociétés, fondations et trusts à l’administration de ces entités, en passant par l’achat et la vente de biens immobiliers.
«Contrairement à ce que l’on dit, ces activités-là n’ont rien d’atypique», corrige Daniel Richard, ajoutant que si «les avocats français sont plutôt des plaideurs, les Suisses, eux, sont réputés dans l’administration de sociétés».
En Suisse, celles et ceux que l’on appelle «les conseillers» − en majorité des hommes − évoluent depuis des décennies dans un cadre particulièrement libéral. À la différence des avocat∙e∙s intermédiaires financiers (qui détiennent ou aident à transférer des fonds pour le compte de leur clientèle), ils ne sont toujours pas assujettis aux dispositions de la loi fédérale sur le blanchiment d’argent (LBA).
Cela veut dire qu’ils ne sont pas, par exemple, tenus d’éclaircir les motivations d’une personne fortunée qui veut s’acheter un réseau de sociétés offshore, ni de s’interroger sur l’origine de sa fortune. Une exception helvétique, puisque dans la plupart des pays voisins – dont l’Allemagne, la France, l’Italie et le Luxembourg – cela fait longtemps que leurs collègues doivent procéder à de strictes vérifications.
Dès 2005, le Groupe d’action financière (GAFI) a tiré la sonnette d’alarme, demandant à la Suisse de combler cette lacune. L’organisme international chargé de mettre en place les normes contre le blanchiment d’argent décrivait alors les «conseillers» comme des «gatekeepers», des sortes de gardes-barrières qui donnent accès au système financier. Pour le meilleur et pour le pire, puisque ces prestataires, en particulier les professionnel∙le∙s du droit – avocat∙e∙s et notaires – peuvent fournir, clés en main, des montages complexes qui pourraient permettre de blanchir des fonds, contribuant aussi à ce que la justice des pays concernés se casse les dents pour mener à bout ses enquêtes.
Les leaks – ces fuites de données traitées par des consortiums internationaux de journalistes – l’ont amplement documenté: les criminel∙le∙s en col blanc, les fraudeurs et fraudeuses du fisc, la mafia, ou encore celles et ceux qui veulent contourner des sanctions, font régulièrement appel aux précieuses compétences des avocat∙e∙s pour dissimuler l’origine de leurs actifs, opacifier les transactions ou encore masquer l’ayant droit économique (le bénéficiaire ultime) d’une société ou d’une opération.
Les Panama Papers ou l’importance des gardes-barrières helvétiques
Sur ce vaste marché des services, la Suisse a toujours occupé une place de choix. En 2016, les Panama Papers (une enquête du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ)) en faisaient la preuve par l’exemple. Des données issues d’un piratage du serveur du cabinet Mossack Fonseca (l’un des plus célèbres pourvoyeurs panaméens de services financiers) révélaient que 1339 avocat∙e∙s, conseillers financiers et autres intermédiaires helvétiques, avaient créé plus de 37 000 sociétés offshores – soit plus du sixième de toutes les entités répertoriées par l’ICIJ – au cours des 40 dernières années, se mettant au service d’évadé∙e∙s fiscaux, de potentats, de personnes politiquement exposées (PEP) et même de criminels. La Suisse se classait ainsi au second rang des pays pourvoyeurs de services, derrière Hong Kong et avant le Royaume-Uni.
Les pratiques douteuses de plusieurs stars du barreau helvétique remontaient alors à la surface. En particulier celles du légendaire Marc Bonnant, défenseur passionné de la langue française et directeur d’au moins 136 sociétés, dont la plupart ne servaient qu’à détenir des comptes bancaires, en masquant l’identité des ayants droit économiques, selon l’ICIJ.
Dans les années 2010, le Genevois, dont la clientèle était, entre autres, composée de milliardaires et de potentats kleptocrates, était le seul directeur de deux structures enregistrées aux îles Vierges britanniques (et détenues par un fond aux îles Caïmans). Sans aucune expérience dans le secteur pétrolier, ces entités avaient obtenu des droits de prospection près du lac Albert, en République démocratique du Congo. Derrière ce montage se cachait l’homme d’affaires sud-africain Khulubuse Clive Zuma, alias KCZ, grand amateur de voitures de luxe et neveu du président sud-africain Jacob Zuma, qui l’aurait ainsi aidé à s’enrichir, comme le montrait l’enquête de la Tribune de Genève.
Dans les années 1990, Maître Bonnant avait aussi été chargé par Beny Steinmetz, le magnat franco-israélien des mines, d’enregistrer et d’administrer une fondation au Liechtenstein propriétaire de toutes les sociétés de la galaxie Beny Steinmetz Group Resources (BSGR). Et il a été l’un des avocats du milliardaire lorsque ce dernier a été poursuivi et condamné en septembre 2022 à Genève, pour corruption d’agents publics étrangers en lien avec ses activités en Guinée.
Le cabinet zurichois Dietrich, Baumgartner & Partner a également été épinglé par les Panama Papers. Selon une enquête du The Guardian publiée en 2016, l’un de ses fondateurs, Maître Andres Baumgartner, aurait dit à des collaborateurs «avoir des relations avec des gens du KGB, jusqu’à Vladimir Poutine». Le quotidien britannique raconte comment, en 2014, l’étude a aidé à l’ouverture d’un compte à la Gazprombank (Zurich) au nom du violoncelliste Sergueï Roldouguine – un ami proche du président russe et le parrain de sa fille aînée. Dans la documentation bancaire, il est indiqué que Roldouguine n’est pas une « personne politiquement exposée » (PEP).
L’étude zurichoise recevait des instructions directement de la banque Rossiya – un établissement russe contrôlé par des proches du maître du Kremlin mis sous sanctions européennes et étasuniennes en raison de l’annexion de la Crimée par Moscou – pour le transfert de millions de dollars sur ce compte, puis leur redistribution vers des sociétés offshore. Les opérations étaient exécutées par Mossack Fonseca.
«S’assoir et respirer»
Droit dans ses bottes, le Conseil fédéral s’était d’abord montré inflexible face au scandale, comme il l’avait été en 2013, après la publication des «Offshore Leaks», les premières révélations de l’ICIJ sur les paradis fiscaux. Il avait alors balayé d’un revers de main une motion déposée par Carlo Sommaruga, à l’époque député au Conseil national, qui demandait déjà d’élargir le champs d’application de la LBA aux avocat∙e∙s qui créent des sociétés, des trusts ou des fondations pour le compte de leur clientèle.
Face au «battage médiatique» des Panama Papers, le conseiller fédéral Ueli Maurer, en charge des finances, expliquait au journal Blick qu’il fallait d’abord «s’assoir et respirer». Interrogé sur la possibilité de soumettre les avocats conseillers à la LBA, il répondait qu’il n’était «pas possible de placer chaque activité sous le contrôle de l’État», puisque «ceux qui ont de l'énergie criminelle trouvent toujours une faille». Maurer estimait qu’il fallait «laisser la possibilité [N.D.L.R. aux plus riches] d’investir dans des activités offshore».
Plusieurs avocats étaient montés au créneau, expliquant que ces activités appartenaient au passé et/ou n’étaient pas illégales, les confrères mentionnés ne risquant «absolument rien». À juste titre, puisqu’aucune poursuite n’a été engagée. François Canonica, ancien bâtonnier de Genève, fustigeait au passage les journalistes «receleurs» d’informations volées, des «brebis galeuses», selon lui. Maître Christian Lüscher, à l’époque député au Conseil national, voyait derrière ces fuites la main des États-Unis, invitant «le gendarme du monde» à faire «le ménage dans ses propre écuries».
Il a fallu attendre quelques années pour que Berne accepte finalement de se plier aux demandes du GAFI. En 2019, un premier projet visant à assujettir les conseillers au dispositif anti-blanchiment a été élaboré dans le cadre d’une révision plus large de la LBA. Mais à l’automne 2021, après deux ans d’intense lobbying d’une partie de la profession, et plusieurs mois de débats houleux, le volet concernant la diligence des conseillers a été tué dans l’œuf, le Parlement refusant d’entrer en matière sur ce sujet.
Ueli Maurer promettait alors que la réforme, qui n’était «pas le point le plus important pour la place financière», serait à nouveau soumise aux parlementaires.
Le remake: nouvelle loi à minima
Berne s’est remise au travail quelques mois après l’invasion russe en Ukraine, lorsque combler les lacunes du dispositif anti-blanchiment s’est imposé comme une urgence réputationnelle. La Suisse, qui a repris les sanctions européennes contre Moscou, apparaît alors sous un jour peu favorable: terre d’accueil, depuis des décennies, des fonds douteux d’oligarques russes proches du Kremlin, avec, entre autres, l’aide active de certains avocat∙e∙s helvétiques.
À l’été 2023, un avant-projet est mis en consultation, couplé à une nouvelle loi fédérale sur la transparence des personnes morales (LTPM), qui prévoit notamment la création d’un registre fédéral des ayants droit économiques des sociétés, un autre instrument indispensable dans la lutte contre la criminalité économique.
Plus d'informations
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Un registre des ayants droit économiques fermé aux journalistes et au ONG
Outre l’introduction d’obligation de diligence pour les «conseillers», le Conseil fédéral propose de renforcer le dispositif anti-blanchiment en adoptant une nouvelle loi sur la Transparence des personnes morales (LTPM). Sa mesure phare: la mise en place d’un registre fédéral des ayants droit économiques.
Lors de l’inscription, les sociétés et autres personnes morales devront annoncer l’identité de leurs bénéficiaires effectifs (UBO), se pliant ainsi à une recommandation du Groupe d’action financière (GAFI) qui est en passe de devenir un standard international. Le registre sera avant tout utile aux autorités dans leurs efforts pour lutter contre la criminalité financière. Les banques et les intermédiaires financiers auront l’obligation de le consulter, en plus des mesures de diligence déjà existantes. Gros bémol cependant: les journalistes et les ONG, qui jouent pourtant un rôle crucial dans la mise en lumière des scandales de corruption et de blanchiment d’argent, n’y auront pas accès.
Arcboutée sur le principe de la protection des données, la Suisse a choisi de faire cavalier seul. L’Union européenne vient en effet d’adopter une nouvelle loi qui oblige les États membres à garantir le libre accès aux registres à toute personne pouvant se prévaloir d’un «intérêt légitime», qu’elle travaille pour un média ou une ONG d’investigation.
Le Conseil fédéral a publié son message le 22 mai dernier. Dans sa dernière mouture, le texte prévoit un dispositif moins contraignant que celui rejeté en 2021 par le Parlement. À l’époque, Berne voulait introduire des obligations de diligence pour toutes les activités de conseil, sans distinction. Les opposant∙e∙s agitaient alors la menace de créer un «monstre bureaucratique», avec une «situation complétement absurde où un avocat qui aurait reçu un client pendant une heure devrait faire des démarches administratives pendant cinq heures», comme l’expliquait l’avocat et conseiller national Vincent Maître (Le Centre/GE).
Ces critiques ont été entendues. Il est désormais prévu d’assujettir à la LBA les avocat∙e∙s agissant comme «conseillers», mais uniquement lorsqu’ils réalisent des prestations qui comportent des risques de blanchiment d’argent et de financement du terrorisme: achat et vente de biens immobiliers; création, gestion et administration de sociétés, de fondations et de trusts; capitalisation, vente ou achat d’une société; fourniture d’adresses et de locaux pour ces entités; exercice de la fonction d’actionnaire fiduciaire («nominee shareholder») pour le compte d’une autre personne.
Communication restreinte au MROS
Si cette loi est acceptée, les avocat∙e∙s devront procéder à des vérifications afin d’identifier l’ayant droit économique des structures qu’ils ou elles enregistrent et administrent. Il faudra aussi clarifier l’arrière-plan économique et le but des services demandés, puis conserver la documentation. Et si les réponses sont inexistantes ou douteuses, les avocat∙e∙s devront refuser de fournir ces prestations, sous peine de s’exposer à des poursuites pénales pour avoir potentiellement prêté main-forte à des activités illicites.
En cas de soupçons fondés, un signalement devra être adressé au Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent (MROS). Mais ce qui peut apparaître comme une mesure forte a en réalité une portée très réduite, puisque seul∙e∙s les avocat∙e∙s qui effectuent une transaction financière au nom ou pour le compte de leurs client·e·s (et qui n’ont pas le statut d’intermédiaires financiers car l’activité déployée ne remplit pas les critères légaux) seront contraint∙e∙s de les dénoncer. «Le cas devrait être rare en pratique», a d’ores et déjà prévenu le Conseil fédéral.
Autre limite: aucune des informations alarmantes obtenues dans le cadre d’activités «typiques» de l’avocat∙e (représentation en justice et conseil juridique), et qui sont par conséquent couvertes par le secret professionnel, ne pourra être communiquée au MROS. Une garantie obtenue de haute lutte par les avocat∙e∙s helvétiques, et qui va au-delà des pratiques en vigueur au sein de l’UE.
Selon les estimations du Conseil fédéral, la nouvelle réglementation pourrait concerner entre 1500 et 2500 avocat∙e∙s (sur les 12 000 membres de la Fédération Suisse des avocats), pour la plupart regroupé∙e∙s «au sein des études de grande taille du pays», précise Berne. Celles et ceux qui ont le statut d’intermédiaires financiers et sont déjà soumis à la LBA étant au nombre de 720 (chiffre de 2022). Les discussions parlementaires démarreront à l’automne 2024.
Je ne suis pas policier!
En attendant, la profession est en ébullition. La perspective de devoir se livrer à des contrôles inquiète ou même révulse celles et ceux qui estiment que la relation de confiance avec la clientèle sera ébranlée.
«Tu t’aperçois qu’un de tes clients a fait une bêtise et tu le dénonces? Mais je ne suis pas policier!», réagit Daniel Richard, s’agaçant contre le fait de «vouloir tout contrôler en légiférant, ce qui risque de déresponsabiliser tout le monde». Il raconte qu’avec l’expérience du métier, il a appris à repérer les demandes suspectes.
Comme en 2021, et malgré les assurances données par le Conseil fédéral, certains estiment qu’une grave menace plane à nouveau sur le sacro-saint secret professionnel, qui pourrait être «de facto affaibli, voire carrément annihilé».
Parmi les magistrat·e·s, cet argument ne convainc pas. Interviewé en 2021 par Public Eye, Yves Bertossa, procureur à Genève, estimait qu’instaurer de obligations de diligence ne mettait pas en péril le secret professionnel, qui
«n’est pas là pour préserver le secret des sociétés offshore par lesquelles transitent les pots-de-vin de la corruption»
Son ancien collègue, l’ex-procureur Jean Bernard Schmid, aujourd’hui avocat au sein l’étude CMS von Erlach Partners SA, partage cet avis. Mais il fait remarquer que «certains avocats ont souvent, pour le même client, une activité typique, couverte par le secret professionnel, et atypique ou commerciale, non couverte», et que faire la distinction peut s’avérer particulièrement difficile.
La Fédération Suisse des avocats met en garde contre une situation inextricable, dans laquelle «l’avocat risque en permanence de violer soit l’obligation de communiquer, soit le secret professionnel, avec les sanctions que cela implique».
Partisan d’une réforme qui puisse mettre fin à «des décennies de pratiques irresponsables», l’avocat et conseiller national Vert Raphaël Mahaim (qui défend les intérêts de Public Eye sur certains dossiers) compare les arguments de certains de ses collègues parlementaires de droite à ceux des banquiers lors de la mort du secret bancaire en 2009. Il craint que le Parlement ne rejette à nouveau la réforme ou n’accouche d’un dispositif très affaibli. «Le Conseil fédéral a déjà opté pour un devoir de communiquer fortement retreint et la primauté du secret professionnel sur la LBA», fait-il remarquer.
En Europe, les avocat∙e∙s ont depuis longtemps pris l’habitude de réagir sans états d’âme face à des situations douteuses. Un juriste raconte comment une consœur scandinave qui, apprenant que son client avait fait faillite dans des circonstances troubles, l’a dénoncé au bureau anti-blanchiment de son pays, craignant que les honoraires qu’elle avait touchés ne soient de provenance illicite.
Menuisier, jeune oligarque et collectionneur
Sur le site de son étude, Maître Lorenzo Croce, spécialiste du droit des trusts et des fondations, se demande comment il est «raisonnablement» possible «de déterminer par avance si la structure mise en place servira in fine d’instrument de blanchiment d’argent ou de financement du terrorisme?», ironisant sur «la phrase assassine du procureur qui 10 ans plus tard viendra dire à l’avocat, «vous auriez dû savoir que votre client avait des intentions peu recommandables avec sa nouvelle société!».
Le Conseil fédéral a voulu calmer les esprits, en précisant, dans son rapport explicatif, que les obligations de diligence ne seront pas les mêmes s’il s’agit d’aider «l’unique ayant droit économique d’une entreprise de menuiserie locale, active depuis des années», à créer une filiale ou s’il est question de conseiller «un jeune homme d’affaires prétendument prospère originaire d’un pays hautement industrialisé et ayant des contacts avec un PEP [personne politiquement exposée], qui demande la création d’une structure de trust complexe impliquant plusieurs juridictions offshore et dans laquelle il souhaite investir 100 millions de USD provenant de sa prétendue fortune familiale». Ce dernier cas relèverait manifestement d’un «red flag» (alerte rouge).
Mais pour beaucoup, les incertitudes demeurent. Une avocate romande, qui n’a jamais exercé d’activité d’intermédiation financière, confie ne pas avoir eu besoin, jusqu’ici, de «prendre des précautions particulières» pour savoir d’où provenait la fortune de ses client∙e∙s. «Il n’est pas impossible qu’une personne ayant acquis sa fortune de manière criminelle profite d’un divorce, réel ou fictif, pour blanchir celle-ci», explique-t-elle, s’inquiétant des risques encourus par les avocat∙e∙s, par exemple en cas de conseils juridiques donnés en amont d’une procédure de liquidation d’un régime matrimonial.
«Si l’on soumet les avocats conseillers à la LBA, ils donneront simplement à leurs clients la marche à suivre pour s’acheter une offshore ailleurs. Rien de plus simple!» prédit l’associé d’une étude genevoise. Ce spécialiste du marché de l’art rejette «la vision stéréotypée du travail de l’avocat d’affaires qui met en place des montages pour cacher le blanchiment, alors que la plupart du temps ces sociétés sont constituées pour des raisons parfaitement légitimes». Il prend l’exemple d’un riche collectionneur qui veut déplacer sa toile de maître pour la prêter à une exposition, et demande qu’on lui enregistre une société panaméenne pour y loger ce précieux actif. «C’est une pratique courante et légale! Cela permet de ne pas voir apparaître le nom du propriétaire, et de se mettre ainsi à l’abri d’éventuelles saisies de créanciers», explique-t-il.
Cet avocat oublie toutefois de mentionner que cela permet aussi aux propriétaires d’œuvres d’art de provenance incertaine de rester cachés. Une enquête des Panama Papers a pu démontrer qu’un tableau de Modigliani, volé par les nazis durant la Deuxième guerre mondiale, avait pu échapper aux recherches de la justice pendant des années. Il était secrètement détenu par une société panaméenne derrière laquelle se cachait un grand marchand d’art.
Le mantra éculé de l’article 305bis
Depuis plusieurs années, les adversaires de la réforme ne ratent aussi jamais l’occasion de rappeler que l’article 305bis du Code pénal permet déjà de poursuivre pour blanchiment «quiconque [N.D.L.R.: y compris un∙e avocat∙e] commet un acte propre à entraver l’identification de l’origine, la découverte ou la confiscation de valeurs patrimoniales dont il sait ou doit présumer qu’elles proviennent d’un crime ou d’un délit fiscal qualifié».
Ce serait la preuve, comme l’expliquait récemment la Fédération Suisse des avocats, que le dispositif anti-blanchiment est suffisamment solide puisque «tous les avocats sont punissables s'ils participent à des transactions présentant le risque de servir au blanchiment d’argent ou à des délits fiscaux qualifiés».
Toute occupée à la défense de la florissante industrie helvétique du conseil financier, Berne a longtemps recyclé ce type d’argument, mais elle juge aujourd’hui que «l’application du droit pénal ordinaire (en particulier l’art 305bis) n’est pas suffisante» pour «obliger un notaire ou un avocat à poser les questions indispensables à son client», ajoutant qu’il «est souvent difficile voire impossible pour les autorités pénales d’identifier les intermédiaires non financiers qui avaient connaissance de l’origine criminelle des fonds ou des structures juridiques qu’ils ont créées ou conseillées».
À ce jour, aucune statistique n’est disponible sur le nombre d’avocat∙e∙s poursuivi∙e∙s au titre de l’art 305bis CP et les poursuites, probablement rarissimes, ne sont quasiment jamais rendues publiques.
En 2017, Gotham City révélait le cas exemplaire d’une employée du cabinet genevois Meyer Avocats (une étude spécialisée dans la gestion de yachts et d’avions privés) mise en prévention sur la base de cet article. Elle avait géré deux sociétés offshore propriétaires des deux yachts de Teodorin Obiang, le fils du président de la Guinée équatoriale, alors poursuivi à Genève pour blanchiment d’argent et gestion déloyale. Le parquet genevois reprochait à cette avocate d'avoir mené une «activité d’interposition décisive dans ce qui semblait être un montage visant la dissimulation du produit d’infractions commises en Guinée équatoriale». Se prévalant du secret professionnel, elle avait bataillé, sans succès, afin d’obtenir la récusation du procureur Claudio Mascotto, en charge de l’enquête, comme on peut le lire dans un arrêt du Tribunal pénal fédéral. La montagne a finalement accouché d’une souris: l’affaire a été classée par la justice genevoise au titre de l’article 53 (lorsque le/la prévenu∙e a réparé ou compensé le dommage), et les poursuites ont été abandonnées.
Sous-vêtements pour oligarques et dictateurs
Depuis les Panama Papers, d’autres révélations et fuites de données ont rappelé l’urgente nécessité de légiférer. En octobre 2021, six mois après le refus du Parlement d’assujettir les conseillers à la LBA, les Pandora Papers enfonçaient à nouveau le clou. Cette fois-ci, 90 études d’avocat∙e∙s, fiduciaires et notaires helvétiques ont été recensés par l’ICIJ, travaillant main dans la main avec 14 cabinets pourvoyeurs de services pour d’anciens et actuels dirigeants du monde entier, d’hommes politiques et de hauts fonctionnaires, ainsi que d’une poignée d’escrocs et d’assassins.
L’ex-ministre des Finances russe Vladimir Chernukhin, limogé par Poutine en 2004, a ainsi dissimulé sa fortune grâce à un ensemble complexe de 28 structures offshore piloté et administré par des avocats zurichois et genevois. Comme le révélait Tamedia, le couple d’avocat∙e∙s genevois Dominique et Michel Amaudruz – parents de Céline Amaudruz, vice-présidente de l’UDC et conseillère nationale – ont participé à un montage offshore dédié à l’achat de la villa de 25 000 m2 au Cap d’Antibes, sur la Côte d’Azur, de cet ancien haut fonctionnaire. Lors d’un procès à Londres contre l’un de ses rivaux, Chernukhin a déclaré que les structures camouflant sa fortune sont «comme des sous-vêtements».
«Ils sont jolis, propres, mais ce n’est pas quelque chose que je veux montrer à tout le monde»
expliquait-il.
Dans plusieurs de ses enquêtes, Public Eye a révélé le rôle joué par des avocats helvétiques au service de riches et puissants issus de pays dans lesquels la corruption est endémique. Le Kazakhstan fait partie de ces États autoritaires qui regorgent de matières premières et où quelques familles ont fait main basse sur l’essentiel des richesses du pays, au détriment de de la population. Cette élite a depuis longtemps jeté son dévolu sur la Suisse et ses banques, raffolant des discrets conseils prodigués par des hommes de loi.
Dans les années 2010, le ministre et diplomate Kassym-Jomart Tokaïev – élu président du Kazakhstan en 2019 – gérait son business souterrain depuis Genève via son fils et son neveu. La famille avait fait appel à un avocat de confiance multi casquettes: Thierry Ulmann, consulté à la fois pour les questions d’intendance au quotidien, l’enregistrement de sociétés en Suisse et la supervision d’achats immobiliers. C’est lui qui a rédigé les statuts de la fondation familiale des Tokaïev, une structure baptisée «Fondation pour une Diplomatie Innovante». Elle est aujourd’hui en cours de liquidation. Contacté, Maître Ulmann n’a pas voulu s’exprimer sur ce mandat. L’avocat, qui explique être déjà soumis à la LBA en raison de son statut d’intermédiaire financier, nous a fait parvenir une longue réponse affirmant qu’«étendre le champ d’application de la loi créera plus de gaspillage bureaucratique et d’inefficacité au niveau judiciaire» (…) «comme si chaque fois que vous écrivez sur la vie des chats et des chiens, on vous disait de passer un diplôme de vétérinaire».
Maître Jean-Christophe Hocke – associé de la grande étude Python, puis de Kellerhals Carrard à Genève – conseille depuis des décennies la richissime famille de Noursoultan Nazarbaïev, président et maître incontesté du Kazakhstan de 1991 à 2019. Cet avocat a facilité l’installation à Genève de sa fille cadette, Dinara Kulibayeva, détentrice d’un permis C. Elle est mariée à Timur Kulibayev, un milliardaire qui a fait sa fortune dans le pétrole et a, un temps, été sous enquête en Suisse dans une procédure pour blanchiment d’argent, finalement classée fin 2013. En 2009, Dinara s’est offert une propriété à Anières, à côté de Genève, pour la somme astronomique de 74,7 millions de francs. Dix ans plus tard, elle a acheté le château de Bellerive (106 millions de francs), dont elle est «tombée amoureuse», expliquait alors dans les médias Maître Hocke. Des documents en notre possession montrent que l’avocat a aussi épaulé deux Kazakhs proches des Kulibayev qui voulaient acquérir des biens immobiliers à Cologny. Ils étaient en affaires avec le géant du trading Vitol, comme l’a révélé notre enquête.
Avocats russophiles dans le viseur
La guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine a remis sous les feux des projecteurs les activités «atypiques» de certains avocats au service d’oligarques russes. Dans notre galerie des oligarques figurait le multimilliardaire Vladimir Lissine, un baron de l’acier qui, malgré sa proximité avec Poutine, a pour l’instant échappé aux sanctions. À Genève, où son fils a étudié, le patron d’industrie avait son homme de confiance: Alain Bionda, un avocat russophile qui s’est occupé de gérer une partie de son immense fortune en Suisse et qui, aujourd’hui encore, ne tarit pas d’éloges sur son client.
Mis sous sanctions par les États-Unis, l’Union européenne et la Suisse, Suleyman Kerimov, le sénateur du Daghestan qui a fait fortune dans les engrais et le secteur aurifère, a longtemps confié la gestion de ses affaires à un fiduciaire lucernois, Alexander Studhalter. Puis, quand ce dernier a été interpellé en France, soupçonné d’avoir joué les paravents pour l’achat, via une société helvétique, d’une luxueuse propriété au Cap d’Antibes, c’est un avocat zougois qui a surgit dans le paysage. Comme l’ont révélé plusieurs médias, ce dernier a agi pour le compte de la fille de l’oligarque, Gulnara Kerimova, qui a racheté, en 2021, la villa mise en cause, ainsi que trois autres propriétés françaises présumées appartenir à son père.
En novembre 2022, le Trésor américain a placé cet avocat zougois sur la liste des sanctions «pour avoir agi ou avoir tenté d’agir pour le compte, directement ou indirectement de Gulnara Karimova», l’ensemble du réseau et de la famille de l’oligarque étant visé. L’homme de loi a intenté plusieurs actions en justice contre des journalistes afin que son nom soit retiré de leurs articles.
Refugiés à Dubaï
Un avocat suisse qui conseille de nombreuses personnes originaires de l’ex-URSS tente de se faire le plus discret possible. Il assure avoir toujours pris les précautions nécessaires: «Les familles que je gère, je les connais depuis 15 ans et je sais ce qu’elles font». «Il y a quelques années, un Ukrainien est venu me voir et m’a demandé s’il pouvait acheter une maison avec 5 millions en cash… Ces gens-là, je n’accepte pas de les conseiller. Même chose pour les oligarques, car c’est trop risqué», témoigne-t-il.
Le projet de loi du Conseil fédéral lui inspire toutefois la plus grande méfiance. «Avant de donner des conseils, même généraux, nous serons obligés de demander à nos clients d’où vient leur argent. C’est beaucoup de travail et d’obligations nouvelles et, surtout, il faudrait contrôler les flux financiers, ce qui est quasiment impossible», reconnaît-il.
Sa clientèle russe s’est largement déplacée vers Dubaï, ce qui l’oblige à se rendre fréquemment dans la cité-État émiratie. Il raconte que plusieurs de ses collègues suisses ont déménagé dans le petit paradis fiscal, qui n’a adopté aucune sanction contre Moscou et où il est possible de poursuivre les affaires en toute tranquillité.
Voir notre enquête Dubaï.
Maître Rieder veut rétablir l’État de droit
Car en Suisse, la marge de manœuvre se rétrécit. Outre la réforme en perspective, un vent de fronde souffle sur le sujet brûlant des sanctions contre la Russie. À l’automne 2022, Berne a interdit aux avocat∙e∙s de fournir directement ou indirectement des services de conseils juridiques – hors procédure judiciaire – au gouvernement de Russie, ainsi qu’à des personnes morales, entités ou organismes établies dans ce pays, reprenant ainsi le 8ème paquet de sanctions adopté par l’Union européenne.
Cette réponse aux violations flagrantes du droit international par la Russie a provoqué de vives critiques. Sandrine Giroud, avocate de la grande étude LALIVE et bâtonnière de Genève, estime que «l’interdiction va trop loin et viole les principes de base édictés par l’ONU sur le rôle des avocats». L’ordre des avocats de Genève a déjà envoyé deux courriers au conseiller fédéral Guy Parmelin pour lui demander de supprimer cette mesure de l’ordonnance Ukraine (le document contenant toutes les sanctions prises). Alors que les barreaux de Genève, Bruxelles et Paris saisissaient conjointement le Tribunal de l’Union européenne, situé au Luxembourg, d’une requête en annulation.
À la fin 2023, c’est le conseiller aux États et avocat valaisan Beat Rieder qui s’est emparé du sujet, déposant une motion sobrement intitulée «Rétablir l’État de droit», dans laquelle il estime «qu’interdire (…) la fourniture de services de conseils juridiques revient à supprimer un droit constitutionnel». Par ailleurs adversaire du projet sur les avocats conseillers, Maître Rieder met en avant «la délimitation peu claire entre conseil juridique et représentation juridique». En février dernier, le conseil fédéral a accusé une fin de non-recevoir, estimant que le champ d’application de l’interdiction était suffisamment limité, et se disant ouvert à toutes clarifications avec le secteur.
Qu’il s’agisse de s’opposer à cette interdiction ou de défendre un modèle d’affaires consistant à fournir des prestations sans poser de questions indiscrètes à sa riche clientèle, toute une partie de la profession affiche une humeur combative, avec dans les mois à venir la promesse d’un intense lobbying en coulisses.