Quand les entreprises font de la politique

Des multinationales utilisent leur pouvoir économique pour influencer la politique et servir leurs propres intérêts, souvent au détriment des droits humains et de l’environnement. Pour façonner des conditions qui leur soient favorables, les entreprises ont recours à toute une panoplie de stratégies : influence politique directe par le biais du lobbying, placement de personnes dans la fonction publique, ou encore influence sur la recherche, la justice et les médias.

L’expression « emprise des entreprises » (de l’anglais « corporate capture ») fait référence à la grande influence que des personnes, organisations et groupes économiquement puissants exercent sur des processus et structures politiques afin de promouvoir leurs propres intérêts au détriment des droits humains, de l’environnement et/ou de l’intérêt général.  

Il s’agit d’un phénomène systémique qui englobe différentes formes d’influence : légales ou illégales, ouvertes ou cachées, directes ou indirectes. Et ce à tous les niveaux politiques, du local à l’international, et sur tous les pouvoirs politiques : législatif, exécutif (administration comprise), judiciaire et sur les médias en tant que quatrième pouvoir.  

Cette prise d’influence se fait souvent à l’abri des regards, et ce manque de transparence a un effet amplificateur : moins l’influence politique est perçue et pointée du doigt en tant que telle, plus elle peut se répandre sans entrave.

Les stratégies d'influence politique

L’emprise des entreprises se présente sous une multitude de formes différentes, qui se recoupent souvent ou s’imbriquent les unes dans les autres. Voici une liste des dix principales stratégies, qui s’inspire du rapport des Nations Unies publié à ce sujet en juillet 2022.
 

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  • Lobby direct par les entreprises

    Par le biais de contacts directs avec les décisionnaires politiques au sein de l’administration, du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, les entreprises tentent d’influencer la législation en leur faveur. Une influence exercée au détriment de l’intérêt général, des droits humains et de l’environnement présente un risque particulièrement élevé en cas de lacunes dans la réglementation et la transparence, comme c’est le cas en Suisse, lorsque les parlementaires sont chargé·e·s, par le biais de mandats, de représenter les intérêts d’une entreprise ou d’un secteur, ou lorsque les représentant·e·s de la société civile ne peuvent pas participer aux processus de décision sur un pied d’égalité.

  • Lobbying indirect par le biais des associations professionnelles

    Des entreprises s’organisent pour faire représenter les intérêts d’une industrie ou d’un secteur. Cela leur permet d’exercer une influence en unissant leurs forces. Dans ce domaine également, le risque de lobbying nuisible est élevé en Suisse car il n’existe pas de règles de transparence pour les associations professionnelles en matière d’affiliations et de structures de financement.

  • Lobbying indirect via des partenariats entre l’État et le secteur privé

    Par le biais d’initiatives multipartites (MSI), de partenariats stratégiques ou de partenariats public-privé (PPP), les entreprises ont un accès direct aux pouvoirs étatiques et peuvent ainsi exercer une influence sur ces derniers dans un cadre informel et à l’abri des regards du public – en contournant les structures démocratiques. Cela permet aux grandes entreprises de faire semblant d’apporter des solutions alors qu’en réalité, elles encouragent l’approche volontaire et vont à l’encontre de la réglementation.

  • Principe des vases communicants

    Des personnes influentes passent directement de la fonction publique au secteur privé. Ce principe des vases communicants, également appelé « pantouflage » ou « revolving doors », comporte deux types de risques : d’une part, des conflits d’intérêts résultent de la perspective implicite ou explicite d’un futur poste lucratif ou d’un mandat dans une entreprise, laquelle peut influencer les employé·e·s de l’État dans leurs décisions. D’autre part, les personnes qui occupaient auparavant un poste de décision au sein du gouvernement et des autorités apportent au secteur privé des informations d’initié·e·s ainsi qu’un accès privilégié, ce qui permet aux entreprises d’exercer une influence directe et efficace. Souvent, les personnes concernées, les services fédéraux ou les entreprises en question présentent ces changements directs comme ne posant aucun problème et minimisent le conflit d’intérêts qui en résulte.

    • Le regard de Public Eye sur le passage de Marie-Gabrielle Ineichen-Fleisch, ex-cheffe du Secrétariat d’État à l'économie (SECO), au conseil d’administration de Nestlé. 
  • Principe des vases communicants inversés

    Le principe des vases communicants fonctionne dans les deux sens : des cadres du secteur privé sont également promu·e·s à des postes de haut niveau au sein de la fonction publique. Ces transferts présentent le risque que les entreprises placent de manière ciblée des collaboratrices ou collaborateurs à des postes leur permettant d’exercer une influence directe sur les décisions politiques dans l’intérêt de l’entreprise. 

    • Le regard de Public Eye sur la nomination de l’ancien CEO de Nestlé Peter Brabeck-Letmathe à la présidence de la fondation scientifique GESDA. 
  • Contributions des entreprises à des personnalités, partis ou campagnes politiques

    En accordant des financements ciblés ou en mettant du personnel à disposition, les entreprises font avancer leurs propres dossiers et intérêts. En Suisse, la réglementation sur le financement politique est laxiste et les règles en matière de transparence sont inefficaces. Pour tenter de remédier à cette situation, des parlementaires déposent régulièrement des interventions mais celles-ci sont presque systématiquement rejetées. Une exception toutefois : l’introduction de la loi sur la transparence (LTrans) avant les élections législatives de 2023, qui permet un aperçu limité du financement de la politique mais qui présente encore un potentiel d’amélioration considérable. 

  • Influence des entreprises sur les universités et les sciences

    En finançant des filières, des chaires ou des universités dans leur ensemble, des entreprises cherchent à influencer le débat public et politique à leur avantage en vue d’obtenir des changements politiques. Au-delà de l’influence directe, des multinationales sèment également des doutes sur les résultats de la recherche scientifique, par exemple lorsque ceux-ci établissent un lien entre des produits ou des services et des effets négatifs sur l’environnement, la santé ou les droits humains. C’est particulièrement le cas dans les débats sur le climat ou les pesticides extrêmement dangereux, par exemple. Les résultats scientifiques sont alors revisités de manière à répondre aux objectifs commerciaux de l’entreprise. De plus, des multinationales commandent elles-mêmes des études censées fournir les résultats qu’elles souhaitent ou elles disposent de leurs propres instituts présentés comme scientifiques. 

  • Influence des entreprises sur les discours publics portant sur des questions politiques

    Par le biais des médias, des réseaux sociaux et des campagnes publiques, des entreprises et associations professionnelles mettent en avant certains récits favorables à leurs activités. Cette tactique est particulièrement employée dans les débats sur le climat pour défendre des modèles d’affaires néfastes.

  • Influence des entreprises sur le système juridique

    Un système juridique qui n’est pas suffisamment indépendant peut donner lieu à des tentatives de lobbying direct. En Suisse comme ailleurs, la justice est instrumentalisée par de grandes fortunes ou des multinationales afin d’exercer une pression judiciaire sur les critiques indésirables par le biais de « procédures-bâillons » (ou poursuites stratégiques altérant le débat public, SLAPP). Public Eye est également la cible de ce type de manœuvre et a formé, en collaboration avec d’autres ONG et médias, l’Alliance suisse contre les SLAPP afin de s’opposer à cette tendance antidémocratique

  • « Astroturfing » (ou contrefaçon d’opinion)

    Des entreprises fondent ou financent des groupes d’intérêts ou des ONG prétendues d’utilité publique afin que ces entités mènent des campagnes de sensibilisation pour leur compte. À travers celles-ci, les campagnes paraissent plus crédibles et les entreprises dissimulent la promotion de leurs intérêts particuliers par un prétendu engagement en faveur des droits humains, de l’environnement et du bien commun.