La Suisse, plaque tournante du négoce agricole
En raison de son environnement très favorable au commerce, avec son régime fiscal taillé sur mesure, l'absence de régulation du secteur des matières premières et son contexte politique stable, la Suisse est devenue l’une des places de négoce les plus importantes au monde. Selon des estimations de la Confédération, elle héberge plus de 900 entreprises actives dans ce domaine. Les négociants sont d'ailleurs à la tête du palmarès des plus gros chiffre d’affaires en Suisse.
Quatre des cinq premiers font du négoce de pétrole, de métaux ou de minerais, et une entreprise (Cargill) des matières premières agricoles. Public Eye a enquêté sur 16 des plus grands négociants en matières premières agricoles. Leur présence en Suisse souligne le rôle crucial du pays en tant que plaque tournante des matières premières, comme l’illustre le tableau ci-dessous.
Mais la simple présence de ces sociétés ne révèle rien de la part de marché actuelle de la Suisse dans le négoce des matières premières. C’est la nature même du commerce de transit: il accentue l’opacité du secteur et complique l’obtention de données chiffrées précises. La plupart des marchandises ne sont pas importées ni exportées physiquement vers ou depuis la Suisse, même si les contrats sont organisés et orchestrés par des acteurs situés en Suisse. Les marchandises qui font l’objet d’un commerce via la Suisse n’apparaissent ainsi généralement pas dans les statistiques commerciales, ce qui complique la traçabilité.
La Swiss Trading and Shipping Association (STSA), faîtière des négociants suisses, fournit quelques statistiques sur les parts de marché de la Suisse, et ses chiffres sont largement utilisés dans la recherche et dans les rapports gouvernementaux. Mais la STSA n’a jamais clairement spécifié ni sa méthodologie, ni la période à laquelle ces données se réfèrent.
Dans son cinquième rapport sur le secteur du négoce des matières premières en Suisse publié en 2018, le Conseil fédéral utilise des chiffres issus d’une étude financée par l’Office fédéral de l’environnement sur les impacts environnementaux des matières premières commercialisées en Suisse. Les estimations des parts de marché y sont généralement similaires à celles publiées par la STSA. Pour calculer la part de marché de la Suisse, les auteurs du rapport ont utilisé une méthodologie allant d’amont en aval et analysé les données de chaque société, avant de faire une vérification croisée avec les informations disponibles dans d’autres publications. Le rapport 2021 du Conseil fédéral sur les matières premières n'a pas présenté d'informations précises ni de nouveaux chiffres, ce qui lui a valu les critiques de Public Eye.
Public Eye est parvenu à ses propres estimations sur la base d’une méthodologie similaire, incluant une analyse détaillée de la couverture médiatique, des rapports annuels des entreprises et des données fournies par les associations de commerce international. Même en se basant sur les estimations prudentes de Public Eye et en se concentrant exclusivement sur les négociants (et non sur les fabricants suisses qui achètent également des matières premières agricoles, comme Nestlé), les résultats confirment le rôle central de la Suisse dans le négoce mondial de matières premières agricoles:
Au moins 50% des céréales et du café échangés dans le monde sont distribués à partir d’ordinateurs situés en Suisse, tout comme 40% du sucre, un tiers du cacao, un quart du coton et 15% du jus d'orange.
Manque de transparence
L’absence de données précises est frustrante, mais n’a rien d’étonnant. Le manque de transparence et la discrétion de l’ensemble du secteur donnent aux acteurs individuels des avantages sur le marché et peuvent donc être considérées comme une partie intégrante de leur modèle d’affaires. De plus, la majorité des sociétés commerciales sont privées, et beaucoup sont familiales. Seules une poignée d’entre elles sont cotées en bourse et donc obligées à un minimum de transparence.
Bien que le Conseil fédéral ait publié sept rapports sur le négoce de matières premières, il n’a jamais vraiment réussi à garantir sa transparence en termes de données financières ou statistiques, ni même à obtenir des chiffres aussi basiques que le chiffre d’affaires combiné ou les impôts payés. Ce manque de données est inacceptable étant donné que la transparence est un prérequis crucial pour déterminer la responsabilité, assurer que des comptes soient rendus et fournir des réparations aux victimes d’abus de la part des entreprises.
Le Conseil fédéral a reconnu, en 2013, que «l’augmentation de la taille du secteur […] fait naître des défis supplémentaires qu’il convient de prendre au sérieux», notamment en ce qui concerne le respect des droits humains, de l’environnement des pays exportateurs de matières premières et de lutte contre la corruption. Mais depuis, les autorités helvétiques ont ignoré les recommandations visant à réglementer le secteur du négoce de matières premières dans le but de préserver l’attrait de la Suisse en tant que place d’affaires.
Public Eye a pourtant imaginé de façon précise, en 2014, à quoi une régulation de ce secteur sensible pourrait ressembler: l’autorité (fictive) de surveillance des marchés de matières premières (la ROHMA) est née du souhait de Public Eye de voir la Suisse prendre rapidement des mesures efficaces pour lutter contre la «malédiction des ressources». Sachant en outre que le négoce de matières représente depuis lors 8% du PIB suisse – un pourcentage similaire à celui du secteur financier qui est quant à lui surveillé par la FINMA –, il est grand temps que ce secteur à haut risque soit enfin réglementé.
Depuis la publication de l'ouvrage de Public Eye sur les matières premières en 2011, à l'époque sous le nom de Déclaration de Berne, quelques 100 interventions parlementaires concernant directement ou indirectement le secteur des matières premières ont été déposées. Parmi les postulats et motions proposés, qui impliquent une prise de position du Conseil fédéral, ce dernier n'a jusqu'à présent proposé d’en accepter qu'un tout petit nombre. Plutôt que d’envisager toute forme de régulation du secteur, le Conseil fédéral s’obstine à miser uniquement sur la bonne volonté des sociétés de négoce à «se comporter de manière intègre et responsable».
Face à un maigre bilan politique, Public Eye a publié en 2018 son propre état des lieux, cinq ans après le «rapport de base» du Conseil fédéral, en montrant comment la Suisse peut et doit prendre ses responsabilités, en régulant le secteur sensible du négoce des matières premières.