Lutter contre les inégalités de pouvoir sur les chaînes de valeurs agricoles pour protéger les droits humains
Pourquoi des enfants doivent-ils encore trimer dans les plantations de cacao d’Afrique de l’Ouest ? Pourquoi les travailleurs et travailleuses agricoles sont-ils exploité·e·s dans les bananeraies en Équateur ? Comment justifier des conditions de travail aussi déplorables dans les orangeraies brésiliennes ? Les causes des nombreux abus dans la production de matières premières agricoles sont multiples et varient selon les contextes. Nos recherches ont toutefois mis en lumière un schéma récurrent, responsable, avec d’autres facteurs, des violations de droits humains et du travail dans l’agriculture : l’inégalité des rapports de force sur les chaînes d’approvisionnement. D’un côté, un club très fermé de puissants négociants ; de l’autre, des millions de petits agriculteurs/agricultrices et ouvriers/ouvrières agricoles sans influence économique.
Qu’il s’agisse de blé, de sucre, de coton ou de café, la situation est la même : quelques multinationales, très peu connues du grand public, dominent le négoce de matières premières agricoles. Elles s’appellent Bunge, Cargill, COFCO, Olam ou Louis Dreyfus Company. Alors que le marché est de plus en plus concentré en raison des fusions et acquisitions, ces sociétés renforcent aussi leur position dominante en s’intégrant verticalement sur les chaînes de valeur mondiales. Autrefois de purs négociants, elles sont toujours plus actives dans la culture de produits agricoles et leur transformation. Une étude de Public Eye, publiée dans notre magazine du mois de janvier 2022, a permis de montrer que les grands négociants contrôlent aujourd’hui plus de 550 plantations, pour une surface totale de 2,7 millions d’hectares, principalement dans des pays plus défavorisés économiquement.
Déséquilibres de pouvoir
Cette asymétrie croissante des relations de pouvoir provoque des inégalités criantes en termes de capacité de négociation. Les petits producteurs et les personnes qui travaillent dans ces plantations, souvent marginalisé∙e∙s, sont géographiquement éloigné∙e∙s et très peu organisé∙e∙s. Ils produisent principalement des marchandises standardisées, destinées à la grande consommation. Les négociants peuvent donc facilement trouver d’autres fournisseurs. Le manque de capacité de stockage ainsi qu’un besoin urgent de liquidités affaiblissent encore leur position. Pour certains produits périssables, comme la canne à sucre, les producteurs dépendent aussi des infrastructures de transformation à proximité, qui appartiennent aux négociants actifs à l’échelle internationale.
Selon la Conférence des Nations-unies sur le commerce et le développement (CNUCED), ce même rapport de forces s’exerce sur la plupart des chaînes de valeur agricoles. La pression intense sur les coûts, alimentée par la concurrence internationale, est répercutée par les négociants sur les acteurs les plus faibles. Les géants du négoce sont en effet suffisamment puissants pour dicter les conditions commerciales, les modes de production et, par conséquent, les prix. Les conditions de travail empirent, et les salaires et les revenus sont soumis à une pression intense, souvent source de graves violations des droits humains et du travail. Ces violations systémiques sont donc directement liées aux criantes inégalités de pouvoir, exploitées de manière systématique par les négociants en matières premières agricoles.
La responsabilité de la Suisse
La Suisse est la première place mondiale du négoce de matières premières agricoles. Elle a donc la responsabilité de veiller à ce que les entreprises de négoce basées en Suisse respectent leur devoir de diligence dans le cadre de leurs activités à l’étranger, tel qu’exigé par les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits humains. Avec l’échec de justesse de l’initiative pour des multinationales responsables, la Suisse continue de miser principalement sur les mesures volontaires des négociants, même s’il est évident depuis longtemps que celles-ci ne fonctionnent pas. Le contre-projet du Conseil fédéral, extrêmement lacunaire, se résume à un exercice alibi. Il est dès lors impératif de prendre des mesures contraignantes pour empêcher les négociants d’abuser de leur position dominante.
Loi sur les cartels et lutte contre les déséquilibres des rapports de force
Un levier évident – ou qui devrait l’être – est la politique de la concurrence suisse. Selon la loi sur les cartels, la commission sur la concurrence a pour but d’empêcher, par exemple, la formation de cartels et de contrôler les fusions, mais aussi de lutter contre les abus de pouvoir. Le but : éviter que les entreprises qui dominent le marché abusent de leur position et nuisent à une concurrence effective. Mais les géants du négoce de matières premières agricoles sont-ils également concernés, lorsqu’ils abusent de leur position dominante dans les négociations ?
Pour le savoir, Public Eye a commandité une étude auprès d’un cabinet d’avocat·e·s spécialisé dans le droit de la concurrence et les questions liées à l’agriculture. Les résultats sont clairs : mieux vaut ne pas se faire d’illusion. La loi sur les cartels suit la doctrine dite « des effets » : elle ne s’applique que lorsqu’une restriction de la concurrence a des conséquences sur le marché suisse, en particulier lorsqu’elle provoque une augmentation des prix, une baisse de la qualité ou une restriction de la gamme de produits disponibles en Suisse pour les consommatrices et consommateurs à l’intérieur du pays.
Or, en Suisse, le négoce de matières premières est en premier lieu un commerce de transit : les marchandises sont achetées dans un pays A puis acheminées vers un pays B, sans jamais traverser les frontières de la Suisse ou influencer le marché helvétique. Que les abus de pouvoir de ces sociétés aient pour conséquences des prix plus bas pour les petits agriculteurs et agricultrices à l’étranger ne concerne en rien la loi sur la concurrence, puisque les consommatrices et consommateurs suisses ne sont pas affecté·e·s. Les conclusions de cette étude sont sans équivoque.
« La loi sur les cartels ne permet pas de combattre les abus de pouvoirs potentiels sur les marchés d’approvisionnement étrangers. »
La doctrine des effets est largement reconnue au niveau international. Selon l’OCDE, elle s’applique également à d’autres autorités nationales de la concurrence. La politique de la concurrence décidée au niveau des États est donc structurellement aveugle aux agissements des entreprises qui opèrent sur la scène internationale. Des voix s’élèvent d’ailleurs régulièrement pour exiger la création d’une instance supranationale de la concurrence afin de contrer efficacement les abus de pouvoir de négociation à l’étranger. Cependant, pour des raisons de souveraineté nationale, la volonté politique de le faire fait encore défaut.
Prévention des pratiques commerciales inéquitables
La lutte contre les abus de pouvoir liés à une position de négociation dominante doit donc être abordée en-dehors du droit de la concurrence. En 2019, la Commission européenne a par exemple adopté une directive contre les pratiques commerciales déloyales (Unfair Trading Practices, UTP) sur les chaînes de valeurs agricoles mondiales. Celle-ci interdit seize pratiques spécifiques en matière de contrats d’approvisionnement, notamment la modification unilatérale d’un contrat ou les retards de versements. Cette réglementation s’applique à toutes les entreprises qui vendent les marchandises de petits producteurs sur le marché intérieur européen. Elle concerne donc également la plupart des négociants suisses en matières premières agricoles. Une adoption de cette réglementation par la Suisse n’aurait donc pas de valeur ajoutée.
S’il faut saluer la reconnaissance par l’UE des conséquences délétères des immenses déséquilibres dans les relations de pouvoir sur les chaînes de valeurs agricoles mondiales, la réglementation UTP ne s’applique que si un contrat d’approvisionnement a été signé. Elle ne fixe par ailleurs que des normes minimales pour les pratiques commerciales déloyales, et ne concerne pas, par exemple, les cas où les prix imposés par les négociants sont inférieurs aux coûts de production. Or, les violations si fréquentes des droits humains et du travail dans la culture de matières premières agricoles sont justement dues aux prix bien trop bas obtenus par les agriculteurs des pays économiquement défavorisés.
Un besoin criant de réglementation
Il reste donc impératif et urgent de réglementer efficacement ce secteur à haut risque. La Suisse, plaque tournante du négoce de matières premières et pays hôte de ses géants, doit s’inspirer de la proposition de la Commission européenne, publiée en février 2022, pour une loi européenne sur les chaînes de valeur mondiales, et mettre rapidement en place une réglementation comparable.
Public Eye demande également depuis des années la mise en place d’une réglementation efficace du négoce des matières premières, un secteur à haut risque. La proposition détaillée d’une autorité de surveillance des marchés des matières premières (ROHMA), proposée par Public Eye, montre concrètement comment la Suisse pourrait minimiser les risques pour les droits humains et l’environnement. Inspirée de l’autorité de surveillance des marchés financiers (FINMA), cette autorité indépendante permettrait de garantir une réglementation et une surveillance cohérentes des négociants en matières premières. La ROHMA leur imposerait un devoir de diligence étendu tout au long de la chaîne de valeur. À la Suisse de se montrer à la hauteur de ses responsabilités en tant qu’État hôte de ces sociétés.
Même la réglementation la plus efficace ne fera disparaître les immenses déséquilibres de pouvoir sur les chaînes de valeur agricoles. Elles pourraient toutefois forcer les négociants à changer leur modèle d’affaires, qui profite trop souvent des violations de droits humains et des atteintes à l’environnement. Cela représenterait toutefois un pas important vers une répartition plus équitable du pouvoir et de la création de valeur tout au long des chaînes d’approvisionnement mondiales.