Dubaï, eldorado des négociants Négoce de pétrole russe: Dubaï sort le grand jeu pour supplanter la Suisse

Depuis la mise en place de l’embargo occidental sur le pétrole russe, Dubaï, qui n’applique aucune sanction contre Moscou, est devenu le nouvel eldorado des négociants voulant continuer en toute tranquillité les affaires avec la Russie. Des dizaines de sociétés qui, avant la guerre en Ukraine, opéraient depuis Genève y ont renforcé leur présence ou créé une nouvelle entité. Pour l'heure, les géants du trading n’apparaissent quasiment plus parmi les acheteurs de pétrole russe. De petites entités opaques, dont certaines sont proches du Kremlin, ont pris le relai. Public Eye a enquêté entre la Cité de Calvin et le paradis fiscal doubaïote.

Une matinée comme les autres au rez-de-chaussée de la gigantesque Almas Tower, le siège du Dubai Multi Commodities Centre (DMCC). Nous sommes au cœur de la bête: l’une des plus importantes plateformes de trading de matières premières au monde, créée en 2002 par l’Émirat de Dubaï. Près de 23'000 entreprises y sont enregistrées, pour la plupart des sociétés de négoce venues du monde entier, actives dans le commerce de diamants, céréales, thé, café et hydrocarbures.

À l’entrée, les visiteurs sont accueillis par les portraits des trois cheikhs vedettes des Émirats arabes unis, dont celui de Mohammed ben Rachid al-Maktoum, l’émir et bienfaiteur de Dubaï dont la fortune est estimée à 14 milliards de dollars US. Des groupes attendent leurs badges, dans le ballet incessant des ascenseurs qui montent jusqu’au 68e étage. Un homme, croyant avoir à faire à une businesswoman, me glisse sa carte de visite, précisant que sa société, pourvoyeuse de services en tout genre, est accréditée auprès du gouvernement local et peut répondre «à n’importe quel besoin». «Vous venez de Suisse? Ah, très bien!». La conversation n’ira pas plus loin.

© Panos
Le siège du DMCC dans l'Almas Tower. Les visiteurs sont accueillis sous les regards paternalistes de l’émir de Dubaï (à gauche), de son fils, le prince héritier (à droite), et de l’émir d’Abou Dabi (au centre).

Dans la galerie circulaire qui abrite des restaurants et des cafés, la maquette du quartier d’affaires est exposée: 87 gratte-ciel plantés comme des arbres autour d’un lac artificiel sur plus de 200 hectares. Ces tours offrent bureaux, résidences de luxe et hôtels, sans oublier les salles de sport, restaurants, crèches et magasins pour chiens et chats, qui sont légion. Près de 100'000 personnes travaillent dans cette zone franche. Ici, on bosse DMCC, on vit DMCC, on mange DMCC, l’acronyme ayant même donné son nom à une station de métro.

La fourmilière vaque à ses occupations lorsqu’une nouvelle tombe: pour la 9e année consécutive, le DMCC a été sacrée meilleure zone franche du monde (prix du magazine FDI du Financial Times). Deux jeunes femmes dans des imperméables beiges de détective et coiffées de chapeaux prennent des photos en rafale, alors que des hôtesses en robes à paillettes distribuent sourires et roses blanches. Ravis, les hôtes de passage posent derrière un cadre aux couleurs du DMCC. L’événement n’aura pas duré plus d’une demi-heure.

  • © Panos
  • © Panos
  • © Panos
DMCC s’étend sur plus de 200 hectares dans le quartier de Jumeirah Lake Towers (JLT). Séance de photos et distribution de roses pour célébrer le prix de la meilleure zone franche de l’année.

Le DMCC n’est que l’une des trente zones économiques spéciales de Dubaï mais, depuis l’entrée en vigueur des sanctions contre la Russie et de l’embargo sur le pétrole – le 5 décembre 2022 pour le brut et le 5 février 2023 pour les produits raffinés –, elle s’est imposée comme la juridiction préférée des sociétés de négoce qui veulent poursuivre, en toute quiétude, leurs affaires avec la Russie. En particulier celles qui opéraient auparavant depuis la Suisse. En septembre 2023, une délégation du DMCC s’est rendue à Genève et Zurich pour une visite promotionnelle. Son directeur, Ahmed bin Sulayem, a annoncé qu’en deux ans, le nombre de sociétés suisses inscrites dans la zone franche avait augmenté de 30%.  

Les Émirats arabes unis, tout occupés à leur fabuleuse croissance économique, n’ont pas adopté de sanctions et affichent une neutralité bienveillante à l’égard de la Russie et de sa guerre d’agression. Les sociétés dubaïotes ne sont donc pas tenues d’acheter le pétrole russe en respectant le «prix plafond» (price cap) fixé par les Occidentaux (pas plus de 60 dollars pour le baril de brut; 100 dollars pour le diesel et le kérosène; 45 dollars pour certains fiouls), alors que les négociants basés en Suisse et dans les pays de l’Union européenne (UE) et du G7 doivent s’y soumettre pour pouvoir continuer à commercer avec Moscou – pour autant que le pétrole soit livré à des pays qui n’appliquent pas les sanctions. Cette mesure phare avait été mise en place afin de permettre à la Russie de continuer à écouler ses produits – condition sine qua non pour éviter une flambée des prix sur le marché du pétrole – tout en faisant diminuer les revenus qui alimentent la machine de guerre de Vladimir Poutine en Ukraine.

Récupérer les flux de pétrole russe

Ici, personne ne s’étonne du fait que Dubaï, qui fait le lien entre le monde occidental et les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), soit, en quelques mois, devenu le nouvel épicentre du négoce de pétrole russe, menaçant de détrôner Genève. Selon nos estimations, 50 à 60% du pétrole brut russe était négocié depuis la Suisse avant la guerre en Ukraine, essentiellement dans la Cité de Calvin.  

© Panos
L'émir de Dubaï, Mohammed ben Rachid al Maktoum, soutien inconditionnel de DMCC. Ici en visite dans le centre de commerce du thé.

Public Eye a pu se procurer les déclarations d’exportation de pétrole brut russe remplies par les fournisseurs auprès des douanes russes entre début janvier et fin juillet 2023. Outre des informations sur les volumes achetés et les prix, ces données permettent de connaître les ports de chargement en Russie, ainsi que le nom des vendeurs et des acheteurs.

Résultat: durant les sept premiers mois de 2023, les sociétés enregistrées à Dubaï (toutes zones franches confondues) se sont taillé la part du lion. Elles ont acheté plus de la moitié des volumes de pétrole brut annoncés à l’exportation depuis les quatre principaux ports russes (Oust-Luga, Primorsk, Novorossiïsk, Kozmino), pour une valeur d’au moins 14 milliards de dollars US. Six des dix plus gros acheteurs privés de brut russe par voie maritime sont basés aux Émirats arabes unis.

Notre analyse montre comment, en une année seulement, la carte mondiale du commerce a été redessinée: les volumes auparavant vendus depuis la Suisse et Singapour par des traders privés se négocient désormais principalement à partir de Dubaï et Hong Kong.

«Dubaï a toujours cherché à protéger son économie des fluctuations politiques mondiales. Aujourd’hui, les autorités veulent se diversifier et récupérer le négoce de pétrole russe. Elles font un job remarquable!», estime l’analyste d’une société de trading qui a quitté il y a un an la tranquillité de la Suisse pour plonger dans le chaudron des Émirats. «L’attrait pour Dubaï n’est pas nouveau. Il y a eu la fin du secret bancaire en Suisse, le Covid-19, mais depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, le mouvement s’est beaucoup accéléré et tout le monde veut être ici», précise-t-il, acceptant de nous parler uniquement sous couvert d’anonymat. Une exigence partagée par la douzaine de personnes que nous avons interrogées.

Le secteur se perd en conjectures, entre ceux qui pensent que le phénomène est temporaire et ceux qui estiment qu’un point de non-retour a été atteint. Un trader russe qui a travaillé chez les plus grands négociants genevois parlait, il y a quelques mois, de «blague» quand on évoquait un repli sur Dubaï. Il pointait l’absence totale de culture du financement du négoce au sein des banques émiraties. Nous le retrouvons au bar d’un grand hôtel du centre financier DIFC (Dubai International Finance Centre). Il prédit désormais que «ces dix prochaines années, personne ne pourra concurrencer Dubaï», où il passe désormais la moitié de son temps en qualité de consultant. 

Il estime cependant que la Suisse est loin d’avoir perdu tous ses attraits. Pour preuve: les géants du négoce y sont encore solidement implantés, actifs sur d’autres marchés et soucieux de maintenir les liens avec leurs banquiers. Quant aux plus petits traders, même en cas de déménagement à Dubaï, la plupart ont conservé une structure sur les bords du Léman. «Pourquoi la fermer? Cela permet d’avoir toujours un pied en Occident et, surtout, de maintenir les relations avec les banques suisses qui financent le négoce, même si elles ne touchent plus aux produits russes», remarque-t-il. 

La rue du Rhône sur 78 étages

Dès l’été 2022, en prévision de la mise en place de cet embargo historique, les géants genevois Trafigura, Vitol et Gunvor, partenaires historiques des sociétés pétrolières étatiques russes comme Rosneft, ont disparu du top 10 des acheteurs de pétrole russe, craignant pour leur réputation. Ils ont peu à peu été remplacés par des traders peu connus ou par des «pop-up», ces sociétés au profil totalement opaque qui ont surgi sur le marché sans qu’il soit possible de savoir exactement qui sont leurs propriétaires.

Les plus gros négociants en pétrole avaient déjà ouvert une antenne dans le petit paradis émirati dès le début des années 2010, comme le montre le registre des entités du DMCC. Ces filiales doubaïotes se sont étoffées. Et d’autres ont vu le jour. 

Le géant genevois Gunvor était présent depuis 2011 avec Gunvor Middle East DMCC, mais en octobre 2022, une autre entité a vu le jour: Gunvor Energy Trading DMCC, spécifiquement dédiée aux transactions avec la Russie. Elle est à l’heure actuelle quasiment «en sommeil», comme le montrent les données douanières russes. Même scénario pour Vitol et Trafigura. 

Du côté de Litasco, se replier sur Dubaï était une nécessité. Avant la guerre en Ukraine, un tiers des volumes de pétrole négociés par le trader russe, dont le siège est toujours à Genève, provenait des champs pétroliers de sa maison-mère, Lukoil. Pour continuer ses activités, il a catapulté, dès l’été 2022, la moitié de son personnel, soit une centaine de personnes, dans la fournaise de Dubaï, au 18e étage de l’Almas Tower. Elles sont désormais employées par Litasco Middle East DMCC et viennent d’emménager dans l’Uptown Tower, le dernier bijou du DMCC. Cette tour ultra-luxueuse de 78 étages a poussé en cinq ans, un peu à l’écart du quartier, et ses alentours en construction sont encore poussiéreux. 

Selon nos informations, Trafigura PTE LTD (DMCC branch), Socar Trading Middle East DMCC, Sahara Energy DMCC ou encore Wellbred Trading DMCC (une compagnie singapourienne également basée à Genève) y sont aussi installées. À la réception, on nous explique qu’il est impossible de fournir la liste complète des locataires des 23 étages de bureaux, car «ce n’est pas la politique de la maison». Dans le «lobby», beaucoup de gens parlent russe.

«C’est un peu la nouvelle rue du Rhône en beaucoup plus moderne», estime un acteur du secteur qui, lui, est toujours basé à l’Almas Tower, désormais considérée comme «vieillotte».

  • © Panos
  • © Panos
  • © Agathe Duparc
La Uptown Tower (340 m.) est le dernier bijou du DMCC. Plusieurs négociants qui opéraient auparavant depuis la Suisse s’y sont installés. Dont Litasco Middle East DMCC qui, jusqu’en août 2023, avait ses bureaux au 18e étage de l'Almas Tower.

Ouverture et opacité maximales

«Dubaï veut être une place de négoce ouverte à tous, attirer le plus d’argent possible. Malgré quelques améliorations, il y a toujours de nombreuses lacunes en matière de compliance dans les processus d’incorporation», nous explique un spécialiste des questions de conformité, installé depuis des années dans la cité émiratie et dont le business est florissant.

Les autorités émiraties montrent peu d’empressement à clarifier certaines situations, ce qui présente de nombreux avantages en période de sanctions. Le Dubai Multi Commodities Centre (DMCC) promet, par exemple, l’enregistrement d’une nouvelle entreprise ou d’une filiale, ainsi que l’obtention d’une licence en deux semaines maximum, avec des procédures de diligence raisonnable (due diligence) minimalistes. Nul besoin, par exemple, de fournir le nom de l’ayant droit économique (UBO, selon l’acronyme en anglais) de la société, mais seulement celui de l’actionnaire, qui peut, par conséquent, être un simple prête-nom.

Vidéo promotionnelle du DMCC (2023).

Sollicité sur ce point, le porte-parole de la zone franche répond par écrit que: «Toutes les demandes d’enregistrement de sociétés en zone franche sont rigoureusement évaluées par le DMCC, conformément à la législation locale et selon un processus de conformité clair, complet et solide».

Dubaï est depuis des années pointée du doigt car elle abrite de solides réseaux de fraude fiscale et de blanchiment d’argent, comme l’ont documenté les enquêtes Dubai Papers et Dubai Uncovered. En février 2022, le Groupe d’action financière (GAFI), l’organisme international chargé de surveiller le respect des normes minimales anti-blanchiment, a inscrit les Émirats arabes unis sur sa «liste grise» en raison de défaillances stratégiques en matière de lutte contre le blanchiment d’argent. Le pays est désormais sous surveillance, et les autorités se sont engagées à combler les lacunes, soucieuses de faire bonne figure auprès des marchés et des investisseurs internationaux.

Espaces de stockage pétrolier et navires fantômes à gogo

D’un point de vue logistique, Dubaï a bien plus à offrir que Genève et son lac Léman. Environ 90% des barils russes négociés par des entités dubaïotes ne touchent pas le sol émirati, mais sont directement exportés depuis la Russie, essentiellement vers l’Asie, l’Afrique et l’Amérique latine. Mais Jebel Ali, son port commercial – le 9e plus important au monde – est en pleine croissance. Selon la revue en ligne spécialisée MEES, les importations de produits pétroliers russes, quasiment inexistantes avant septembre 2022, représentent désormais 10% de ses activités. Litasco y loue déjà des espaces. En raison de cet afflux, un nouveau terminal de stockage pétrolier et de blending (mélange de pétrole de différentes qualités) doit voir le jour. Sur la mer d’Arabie (océan indien), le port de Fujaïrah, à 120 km à l’est de Dubaï, est le principal hub de stockage aux Émirats arabes unis, bénéficiant lui aussi de la manne russe.

  • © Panos
  • © Panos
  • © Panos
Jebel Ali (35 km au sud-ouest de Dubaï), est l’un des plus grands ports en eau profonde du golfe Persique. Les importations de produits pétroliers russes représentent 10% de ses activités. Près de 8000 entreprises sont enregistrées dans la Djebel Ali Free Zone (Jafza).

Après tout, Dubaï ne fait que revenir à ses premières amours. Dans les années 1970, ce sont les revenus de l’or noir – un secteur qui représente aujourd’hui 65% du PIB des Émirats arabes unis – qui ont permis au petit village de pêcheurs, dont le seul attrait était le commerce de perles, de se métamorphoser en quelques décennies en une cité ultra-moderne, climatisée toute l’année et connectée avec le monde entier.

Le petit paradis émirati joue aussi un rôle central pour permettre à Moscou de transporter son pétrole sous les radars. Selon une analyse de CREA, un organisme finlandais qui surveille l’application des sanctions pétrolières contre la Russie, 41% de ce que l’on appelle désormais les «navires fantômes» sont immatriculés aux Émirats arabes unis – 12% en Inde et 8% au Vietnam, à Hong Kong et en Chine. Il s’agit de tankers souvent vétustes qui acheminent le pétrole russe sans respecter le prix plafond, et font appel à des assureurs non-occidentaux. Ces navires disparaissent régulièrement des écrans radars en éteignant leurs transpondeurs, et s’adonnent sans modération au transfert de navire à navire (ship-to-ship transfer ou STS) afin de masquer l’origine russe des produits.

© Panos
Partie de volley-ball à Jebel Ali avec, en arrière fond, les infrastructures du port.

Cette flotte de l’ombre compterait plus de 400 navires immatriculés directement à Dubaï, qui font aussi peser sur les océans de sérieux risques de marée noire. À cela s’ajoute la centaine de bateaux de Sovcomflot. Au printemps 2022, le géant étatique maritime russe a transféré leur gestion à sa filiale dubaïote Sun Ship Management, (aujourd’hui sous sanctions en Suisse), puis en partie à une nouvelle entité, elle aussi domiciliée à Dubaï.

Déménagements assurés par des avocats suisses

Depuis la Suisse, le business des installations à Dubaï occupe certain∙e∙s avocat∙e∙s. L’un d’entre eux nous raconte qu’il se rend régulièrement sous les cieux doubaïotes afin d’aider des client∙e∙s russes à acheter des biens immobiliers et à ouvrir des comptes bancaires.

Il a récemment assisté une maison de négoce enregistrée depuis vingt-cinq ans en Suisse à délocaliser la plupart de son personnel. Cette société, dont il refuse de donner le nom, conserve une présence en Suisse, et l’un des actionnaires russes vit toujours à Genève, mais elle opère désormais depuis Dubaï. Elle s’était vu couper ses lignes de crédit auprès des banques helvétiques qui, depuis les sanctions, refusent de toucher au pétrole russe. L’entité dubaïote se finance désormais sur ses fonds propres, grâce à des investisseurs privés ou en faisant appel à des banques russes. Elle a par ailleurs réorienté ses flux vers le Brésil, l’Inde et l’Afrique du Sud. «À partir de Dubaï, on peut faire les paiements en Russie, alors qu’en Suisse, même quand tout est parfaitement légal, les établissements refusent», explique-t-il.

«Ici mes clients sont bien accueillis et ils vivent en parfaite entente avec les Ukrainiens, loin de la guerre. Il y a des drapeaux russes sur certains hôtels et plusieurs vols par jour entre Moscou et Dubaï, sans obligation de visa. Il suffit d’acheter un bien immobilier pour avoir un permis de résidence», ajoute l’homme de loi.

Nous avons pu nous entretenir avec un autre avocat helvétique dont la fiduciaire, leader sur le segment, offre ses services depuis Dubaï. «Cette semaine, nous avons reçu cinq demandes d’installation de la part de sociétés enregistrées en Suisse qui font du commerce de grains, de pétrole, de minerais, d’œuvre art et de jets privés. Nous recevons en moyenne 12 dossiers par mois pour des sociétés de négoce, et cela représente 10 à 15% de nos activités. Mais les sanctions ne sont de loin pas la première motivation de nos clients», témoigne-t-il, estimant qu’aujourd’hui Dubaï est «un véhicule tout électrique», alors que Genève reste «une voiture au diesel». «Il est très rare que des groupes actifs dans le commerce international en lien avec la Russie ne découvrent Dubaï qu'aujourd’hui», précise-t-il, rappelant que les négociants en pétrole, gaz et matières premières agricoles russes ont commencé à faire leur apparition aux Émirats arabes unis dès le milieu des années 1990.

Dubaï reste imbattable en matière de fiscalité. Si le gouvernement vient d’introduire un impôt de 9% sur les bénéfices des sociétés, celles qui sont enregistrées dans les zones franches et n’exercent pas d’activité aux Émirats arabes unis peuvent obtenir une exemption fiscale de cinquante ans. Leurs employé∙e∙s ne paient aucun impôt sur le revenu, et les permis de séjour sont délivrés en un temps record.

Dubaï la russophile

En 2022, plus d’un million de Russes ont séjourné aux Émirats arabes unis, soit une hausse de 60% par rapport à 2021. Beaucoup ne sont pas de simples touristes. Au lendemain de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, de grandes entreprises russes ont affrété des avions afin de mettre leurs employé∙e∙s à l’abri et leur permettre d’échapper à la mobilisation. Les personnes les plus fortunées ont acheté des sociétés et des biens immobiliers, et ont obtenu des permis de séjour.

© Panos
Dubaï Marina est le quartier résidentiel et commercial le plus prisé par les Russes. On y fait ses 10'000 pas quotidiens sur la «Marina Walk», une promenade qui longe le port de plaisance et attire les touristes du monde entier.

La communauté russe raffole tout particulièrement du quartier résidentiel de Dubai Marina, un décor à mi-chemin entre Gotham City et Disneyland qui offre promenades, restaurants et boutiques de luxe. Elle a aussi pris d’assaut Bluewaters, une petite île artificielle près de la plage de Marina. On y parle exclusivement la langue de Pouchkine.

«On dit souvent que Bluewaters fait partie du territoire de la fédération de Russie», plaisante une femme d’affaires rencontrée à Angel Cakes, une chaîne de pâtisserie moscovite. La trentenaire, active dans le luxe, continue de faire des allers-retours à Moscou, «jusqu’à ce que Poutine décide de tout fermer». Comme bon nombre de ses compatriotes, elle avait ses habitudes en Suisse. Elle raconte avoir été, «du jour au lendemain», sommée par ses banquiers helvétiques de transférer son argent ailleurs.

Les oligarques sous sanctions découvrent, eux aussi, les joies des étés où le thermomètre peut dépasser les 55 degrés. Persona non grata en Suisse, Andreï Melnitchenko, ancien résident à Saint-Moritz et actionnaire fondateur du géant des fertilisants EuroChem ainsi que de SUEK, le plus gros producteur de charbon de Russie, en a fait sa nouvelle base-arrière. L’homme d’affaires se démène pour redorer sa réputation, comme le montre une récente interview accordée au Financial Times.

«Pop-ups» proches de Rosneft et tours de passe-passe à Dubaï

Depuis l’entrée en vigueur de l’embargo, les médias anglosaxons tentent de percer les mystères des sociétés dubaïotes qui se classent aujourd’hui parmi les plus gros acheteurs de pétrole russe. Selon une récente enquête de Bloomberg, Murtaza Lakhani, dont la société Mercantile & Maritime (MME) était un fidèle partenaire de Rosneft avant la guerre, aurait été impliqué dans la création, en 2022 à Dubaï, de trois structures dubaïotes, même si sur le papier, il ne détient aucune part dans ces sociétés. Parmi elles: Amur II FZCO, qui est actionnaire de Amur Investments Limited et Tejarinaft FZCO. Ces deux dernières entités figurent parmi les plus gros acheteurs de brut russe par voie maritime. M. Lakhani est désormais sous enquête aux États-Unis, soupçonné d’avoir contourné les sanctions pétrolières, comme le rapporte le Wall Street Journal. Ces derniers temps, l’homme d’affaires s’est fait un point d’honneur à affirmer, par la voix de ses porte-parole et de ses avocats, que sa société MME s’est totalement retirée du commerce avec la Russie depuis juillet 2022. Jusqu’en septembre 2022, ses affaires passaient par la Suisse, où le réseau Rosneft était solidement implanté avant la guerre en Ukraine, comme Public Eye l’a écrit.

© Panos
La petite île artificielle de Bluewaters, avec sa grande roue, a été baptisée «Little Russia».

En analysant les données de la douane russe, le profil d’autres sociétés intrigue, comme celui de Demex Trading Limited DMCC, un négociant peu connu dans le secteur. Entre janvier et juillet 2023, ce dernier était le 5e plus gros acheteur privé de pétrole brut russe, avec un volume d’au moins 5,6 millions de tonnes. Soit l’équivalent de 8 cargaisons par mois transportées par un tanker de type Aframax.

Comme nous l’avons documenté, sur le papier, l’actionnaire à 100% de cette structure est une citoyenne seychelloise qui, entre 2010 et 2021, occupait la fonction de comptable ou de directrice au sein de plus de 100 sociétés offshore britanniques.

Selon un document que nous nous sommes procuré, en septembre 2022, Demex comptait quatre Russes parmi ses cadres dirigeants, dont Mikhaïl Mezhentsev, directeur de Transnefteproduct entre 2008 et 2010, l’opérateur du géant étatique russe Transneft, qui contrôle tous les pipelines en Russie. Plusieurs sources indiquent que Mezhentsev travaille également pour Concept Oil Services Limited, une société basée à Hong-Kong. Avant la guerre en Ukraine, Concept Oil figurait dans la liste Forbes des plus gros acheteurs de brut russe, connue pour s’approvisionner auprès des «malychis» (les bébés), les petits producteurs russes. Son propriétaire officiel, Michael Zeligman, un citoyen letton qui vit à Monaco, a déjà fait parler de lui dans plusieurs médias.

D’après les données douanières que nous avons consultées, Concept Oil Services Limited a disparu des écrans dès l’entrée en vigueur de l’embargo, et c’est Demex Trading Limited DMCC qui semble avoir pris le relai, s’approvisionnant quasiment auprès des mêmes fournisseurs russes – principalement Irkutsk Oil Company (INK) et RNG JSC.

Concept Oil Services Limited est depuis plusieurs années soupçonnée d’être contrôlée par d’anciens responsables de Transneft. Selon une enquête du média indépendant russe iStories, le négociant aurait été parrainé par l’ancien gendre de Nikolai Tokarev – l’actuel patron de Transneft et proche de Vladimir Poutine – et par Mikhail Arustamov, l’ancien premier vice-directeur de Transneft. Détail intéressant: ce M. Arustamov, résident helvétique, a acquis, cet été à Genève, un bien immobilier d’une valeur de 3,8 millions de francs, comme l’a révélé le magazine Bilan.

Contactés, Demex et Concept Oil n'ont pas répondu à nos questions.

Appels du pied des États-Unis aux gros traders

Depuis plusieurs mois, Washington et ses alliés européens s’inquiètent de voir le marché du pétrole russe désormais dominé par des sociétés possiblement contrôlées par le pouvoir russe et qui, la plupart du temps, affrètent des navires appartenant à la fameuse «flotte de l’ombre».

Comme nous l’avons appris, à la fin du printemps 2023, plusieurs géants du négoce de pétrole à Genève ont été discrètement contactés par des représentants de l’OFAC – l’organisme aux États-Unis chargé de faire respecter les sanctions– et du département d’État. «Ils se sont dit très préoccupés de voir que le marché est désormais entre les mains de petites sociétés opaques proches du Kremlin, avec des navires vétustes et des équipages mal formés. Ils nous ont incité à revenir dans le commerce de pétrole russe», témoigne une personne employée par l’une de ces maisons.

© Panos
Paradis pour les voitures, Dubaï ne compte que deux lignes de métro empruntées essentiellement par des touristes et des travailleurs immigrés pauvres qui sont légion aux Emirats arabes unis. DMCC a donné son nom à une station de métro.

Selon nos informations, ces appels du pied ont été réitérés cet été, lors de la visite informelle à Genève de représentants du Trésor étatsunien, dont la presse a fait état. La faîtière helvétique des négociants SuisseNégoce ainsi que le Secrétariat d’État à l’économie (SECO) s’étaient joints à cette rencontre, initiée par Gunvor et Trafigura, où il était plus largement question de l’approvisionnement mondial en énergie.

Des messages en provenance de Washington auraient également été adressés à certaines grandes banques actives dans le financement du négoce afin qu’elles se remettent dans le bain russe. Fortement échaudées par les amendes infligées ces dernières années à certains établissements pour violation de l’embargo étatsunien, aucune d’entre elles n’aurait répondu présente. «Nos banques nous ont fait savoir que si nous souhaitions reprendre le business avec la Russie, avec nos fonds propres ou par d’autres canaux de financement, elles ne nous en tiendraient pas rigueur. Mais elles refusent toujours catégoriquement de financer tout ce qui touche aux produits russes», témoigne la même personne employée par une maison genevoise.

Théoriquement, outre les risques de réputation, rien n’interdit en effet aux traders occidentaux de reprendre le commerce avec la Russie, pour autant que le pétrole soit acheté en dessous du fameux prix plafond et que la marchandise soit livrée dans des pays qui n’appliquent pas les sanctions. Jusque à la fin de juin, les conditions étaient même favorables à la reprise des affaires, puisque sur les marchés, l’Urals, la principale qualité de brut russe, se négociait en dessous de 60 dollars le baril, le prix à ne pas dépasser.

Mais dès le mois de juillet, ce même baril s’est échangé au-dessus de 60 dollars, rendant les choses bien plus périlleuses, mêmes si les entités basées à Dubaï – qui ne sont pas tenues de respecter les sanctions – peuvent toujours prendre le relai. «Bon nombre de traders aimeraient que le prix plafond soit réajusté à la hausse. C’est la condition pour qu’ils participent au commerce de pétrole russe», affirme l’analyste d’une maison de négoce présente à Dubaï.

Les géants du négoce restent sur leurs gardes. Depuis l’entrée en vigueur de l’embargo sur le pétrole brut et les produits pétroliers russes (respectivement en décembre 2022 et février 2023), Vitol, Trafigura et Gunvor sont présentes de manière marginale sur le marché russe. En juin dernier, Gunvor déclarait au Financial Times avoir acheté 700'000 tonnes de produits pétroliers entre janvier et avril 2023. Selon les données douanières en notre possession, sa filiale à Dubaï, Gunvor Energy Trading DMCC, n’a commercé que de très petits volumes de produits pétroliers russes – quelques dizaines de milliers de tonnes  depuis le début de l’année. En ce qui concerne le diesel, le géant du trading dit n’avoir négocié qu’une seule cargaison via son entité dubaïote en juin 2023, «bien en dessous du prix plafond».

Gunvor explique avoir mis sur pied «une équipe d’experts en sanctions, membres à plein temps de l'équipe juridique, qui se consacrent exclusivement au respect de toutes les sanctions applicables». «Respecter les sanctions, c’est effectuer des transactions en toute légalité, mais pas nécessairement cesser tout commerce (avec la Russie n.d.l.r.), ce qui irait à l'encontre de l'objectif recherché», ajoute le négociant.

Voir la réponse complète de Gunvor en anglais

Vitol dispose d’une filiale à Bahreïn – Vitol Bahrain EC – qui a acheté de faibles volumes de pétrole russe, comparables à ceux de l’antenne de Gunvor à Dubaï, selon nos données. Vitol a refusé de commenter ces transactions et a souligné que «tout produit d'origine russe négocié par Vitol le serait en pleine conformité avec les régimes de sanction applicables». En juin 2023, le négociant a enregistré à Dubaï, au sein de la zone franche Dubai International Financial Centre (DIFC), une nouvelle entité : Vitol Bahrain EC (DIFC branch). Selon Vitol, cette dernière ne négocie pas physiquement du pétrole.

Voir la réponse complète de Vitol en anglais

Seule Litasco Middle East DMCC fonctionne à plein régime, avec de gros volumes achetés principalement auprès de sa maison-mère, Lukoil. Mais, selon les déclarations douanières analysées, l’entité genevoise Litasco SA a également continué à acheter du pétrole russe à partir de Genève, au moins jusqu’en juillet 2023. Cela concerne essentiellement des transactions à destination de la Bulgarie, l’unique pays au sein l’UE qui soit autorisé à poursuivre les importations maritimes de pétrole russe.

Sollicitée, Litasco SA se contente de répondre qu’elle «se conforme à toutes les lois et réglementations applicables, y compris les règles concernant le prix plafond instauré par les pays du G7».

L’entité genevoise indique qu’une séparation complète a été établie avec l’entité dubaïote. «Litasco SA ne possède ni ne contrôle Litasco Middle East DMCC. Le nom partiellement commun des deux sociétés est un vestige de l’époque où Litasco Middle East DMCC était une filiale de Litasco SA», fait savoir sa porte-parole. Sollicitée, Litasco Middle East DMCC n’a pas répondu à nos questions.

Voir la réponse complète de Litasco en anglais

Un «mur de Chine» entre Dubaï et Genève?

«Pour de grands groupes de négoce, comment isoler complètement le desk qui fait du pétrole russe à Dubaï?», s’interroge l’employé d’une grande maison de négoce suisse, pour qui «cette histoire de mur de Chine est un peu un mystère». «Les risques financiers peuvent être calculés indépendamment des uns et des autres, mais si la société appartient à un seul actionnaire, ou à un groupe d’actionnaires, les pertes de l’un doivent être compensées par les gains de l’autre. Toutes les positions doivent être consolidées», estime-t-il.

Un trader installé à Dubaï avance que «pour être sûr qu’une séparation totale existe entre une société suisse et l’entité dubaïote, il faut se poser au moins deux questions: quel contrôle la première exerce-t-elle sur la conduite des opérations à Dubaï, et bénéfice-t-elle du résultat fait à Dubaï?».

Selon nos informations, le Secrétariat d’État à l’économie (SECO), qui est chargé de faire appliquer l’embargo pétrolier contre la Russie, a adressé des courriers en ce sens à plusieurs négociants dont, en avril 2023, la genevoise Paramount Energy & Commodities, comme l’a révélé le Financial Times. Juste après le déclenchement de la guerre en Ukraine, cette société peu connue, sur laquelle Public Eye a enquêté, arrivait en tête des acheteurs de brut de qualité ESPO Blend crude au port de Kozmino, près de Vladivostok. Dès juin 2022, alors que la mise en place d'un embargo pétrolier se précisait, une société nommée Paramount Energy & Commodities DMCC, qui existait depuis décembre 2020, a pris le relai. Selon les données douanières que nous avons consultées, le juteux commerce a ainsi pu se poursuivre jusqu’en janvier 2023, le prix de l'ESPO dépassait alors le prix plafond fixé à 60 dollars le baril.

Le 8 novembre dernier, le Royaume-Uni a mis sous sanction cette entité dubaïote, qui «est connue pour ses structures de propriété opaques et qui a été utilisée par la Russie pour atténuer le choc des sanctions liées au pétrole», indique un communiqué du ministère des Affaires étrangères britannique. Est également visé un citoyen suisse, François Édouard Mauron, qui occupait la fonction de directeur jusqu’en mai 2023. Sur le papier, Paramount Suisse et Paramount Dubaï seraient aujourd’hui deux entités entièrement séparées.

© Panos
«Rue du commerce libre» dans la zone industrielle de Djebel Ali. À Dubaï, le désert et l’envers du décors ne sont jamais très loin.

Mais comment s’assurer que ce mur de Chine ne soit pas un écran de fumée? En Suisse, la loi sur les embargos ne définit pas explicitement le champ d’application territoriale des sanctions. Depuis plusieurs mois, le SECO se livre à un exercice d’équilibrisme, expliquant que les filiales «juridiquement indépendantes d’entreprises suisses établies à l’étranger ou les ressortissants suisses domiciliés à l’étranger ne sont en principe pas soumis à la législation suisse». Cette spécificité helvétique permet bien des arrangements. En clair, il suffit qu’une société basée à Dubaï soit, sur le papier, dirigée et gérée de manière totalement indépendante, et n’ait pas le même actionnaire que la structure helvétique, pour qu’elle échappe aux poursuites en cas de violation des sanctions sur le pétrole russe.

L’heure de vérité a sonné pour le SECO

Dans un contexte international de plus en plus tendu, et alors que les prix du pétrole risquent de se maintenir durablement au-dessus du prix plafond, le SECO doit répondre au plus vite à ces questions. En septembre dernier, le Conseil national a adopté un postulat demandant au Conseil fédéral d’analyser la manière dont «les sanctions contre la Russie dans le secteur des matières premières sont actuellement respectées et où subsistent des lacunes». Récemment réorganisée, la division du SECO en charge des sanctions a renforcé son équipe chargée d’analyser les infractions présumées. Le rapport demandé par la Chambre basse du Parlement sera un bon indicateur de l’état des connaissances du SECO sur les nouvelles réalités du marché du pétrole russe ainsi que le rôle joué par les négociants installés en Suisse et leurs entités à l’étranger. La guerre d’agression menée sans relâche par la Russie contre l’Ukraine impose une réponse rapide et efficace.

Découvrez toutes nos enquêtes sur le sujet des matières premières