Taxe au tonnage : une échappatoire fiscale pour les négociants suisses en matières premières

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Le Conseil fédéral et le Parlement travaillent depuis des années à la mise en œuvre d’une subvention fiscale pour les compagnies maritimes, également appelée « taxe au tonnage ». Sous prétexte de promouvoir la navigation maritime, cette taxe crée en réalité, pour les négociants en matières premières, une échappatoire fiscale dont les conséquences financières restent inconnues à Berne, faute de données officielles. Il est impératif d’empêcher ce nouveau cadeau fiscal arbitraire et décidé à l’aveugle.

La taxe au tonnage est un régime fiscal alternatif visant à promouvoir les sociétés actives dans le secteur du transport maritime. Sa « particularité » : l’imposition de l’entreprise n’est pas calculée sur la base de ses bénéfices ou de ses pertes, comme c’est le cas habituellement, mais sur une base forfaitaire, en fonction du volume de fret – ou tonnage – des navires qu’elle contrôle ou gère.

Dumping fiscal pour les entreprises 

Les sociétés concernées bénéficient ainsi de taux d'imposition nettement plus bas. Une étude publiée en 2020 par le Forum international des transports (FIT) de l’OCDE a calculé que le taux d'imposition effectif du secteur maritime s’élevait à environ 7% au niveau mondial, soit bien en-dessous de la majorité des taux d’imposition calculés sur les bénéfices.

L’exemple de l’armateur de conteneurs allemand Hapag-Lloyd montre que des taux encore plus bas sont possibles. En novembre 2022, la chaîne de télévision allemande NDR révélait que, sous le régime de la taxe au tonnage, cette entreprise avait été imposée à un taux de 0,65% en 2021. Même Klaus-Michael Kühne, l’un des Suisses d’adoption les plus riches, propriétaire de 30 % de Hapag-Lloyd et actionnaire majoritaire de l’entreprise suisse de logistique Kühne + Nagel, a donné raison aux critiques lors d’un entretien diffusé par NDR, en affirmant que des taux d'imposition aussi bas faisaient entrer « obscènement peu » d'argent dans les caisses fiscales, compte tenu des revenus actuels.

Des milliards de perte pour les États

Un an plus tôt, une autre étude du FIT qualifiait déjà la taxe au tonnage de « subvention implicite », expliquant que celle-ci devait être considérée comme une « dépense fiscale » car elle entraîne une perte de recettes pour l’État, par rapport à un système de taxation dans lequel le transport maritime est soumis au même traitement fiscal que tous les autres secteurs. Selon cette étude, les pays de l’OCDE « perdent » ainsi, en moyenne, un milliard d’euros par an. Pourtant, la majorité des États membres de l’Union européenne (UE) ainsi que la Norvège, le Royaume-Uni, les États-Unis, l’Inde, l’Afrique du Sud, le Japon ou encore la Chine continuent d’appliquer cette taxe au tonnage.

La réforme de la fiscalité internationale de l’OCDE (qui prend déjà l’eau), partiellement entrée en vigueur en Suisse le 1er janvier 2024, ne permet pas de lutter contre cette baisse des recettes. En effet, les revenus provenant du transport maritime sont explicitement exemptés du taux d’imposition minimum de 15% prévu pour les multinationales. Les pays qui ont mis en place la taxe au tonnage continueront donc d’en faire les frais.

Parallèlement, le champ d’application de ce régime fiscal ne cesse de croître. Dans la plupart des pays, il est aujourd’hui extrêmement large et englobe toute une série d’activités allant bien au-delà de la navigation en haute mer à proprement parler. Au transport international de marchandises et de personnes par voie maritime viennent s’ajouter les opérations d’assistance et de sauvetage en mer, la pose de câbles ou de canalisations, la construction d’infrastructures offshore ainsi que la recherche scientifique marine.

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Peu de contraintes et un impact limité…

Par ailleurs, la plupart des États n’imposent pas de contraintes strictes pour pouvoir bénéficier de cette subvention. Certes, bon nombre d’entre eux ont mis en place des « exigences en matière de pavillon », destinées à empêcher l'immatriculation des navires dans paradis fiscaux. Les entreprises qui souhaitent bénéficier de la taxe au tonnage doivent par conséquent faire naviguer leur flotte sous pavillon national (pour les pays membres de l’UE, avoir 60% de sa flotte sous pavillon national suffit). 

Selon une étude du FIT datant de 2019, les exigences fixées par la taxe au tonnage en matière de protection de l’environnement ou de conditions de travail de l’équipage à bord des navires, lorsqu’elles existent, sont extrêmement faibles. L’enquête aboutit ainsi à la conclusion décevante qu’il est difficile de démontrer que « les subventions accordées au transport maritime atteignent les objectifs annoncés». 

… mais la Suisse ne recule pas 

Malgré ces nombreuses lacunes, le nivellement fiscal par le bas se poursuit entre les pays concernés. Pour Bob Michel, du Tax Justice Network, la taxe au tonnage est « une situation perdant-perdant » : aucun État n’a quoi que ce soit à y gagner. Pourtant, la Suisse souhaite, elle aussi, embarquer bientôt sur ce navire en perdition. 

Cette subvention indirecte a été évoquée pour la première fois dans l’arène politique suisse en 2001 déjà, puis, en 2007, dans le cadre des crédits de cautionnement pour les navires de haute mer, sans succès. À l’époque, le Conseil fédéral l’avait jugée « inappropriée » et l’avait donc rejetée.

Depuis la Deuxième Guerre mondiale, la Suisse gère une flotte de haute mer sous son propre pavillon. En cas de crise, il est prévu que ces navires soient utilisés pour assurer l’approvisionnement du pays. C’est pourquoi, dès les années 1990, la Confédération a encouragé les armateurs «locaux» à acquérir des navires de haute mer, notamment par le biais de cautionnements solidaires. 

Cette mesure incitative, considérée alors comme inoffensive, n’a pas été sans conséquences. Après la crise financière de 2008, plusieurs compagnies maritimes ont connu de grandes difficultés financières, et leurs créanciers ont prié la Confédération de passer à la caisse. Début août 2022, on estimait que cette expérience de politique économique avait déjà coûté 340 millions de francs à la Suisse depuis son introduction en 1992. 

L’expérimentation continue 

Un rapport de la Délégation des finances des Chambres fédérales, datant de 2019, a également porté un jugement accablant sur cette mesure incitative introduite par le Conseil fédéral. Sa recommandation : « Jetons les cautionnements solidaires aux oubliettes !» La taxe au tonnage reste à flot malgré tout, alors que cette nouvelle tentative de privilégier le secteur du transport maritime helvétique est tout aussi risquée en termes de politique financière.

Le Conseil fédéral s’est pourtant à nouveau déclaré contre la taxe au tonnage en 2013, dans le cadre de l’élaboration de la loi sur la réforme de l'imposition des entreprises III (RIE III), car une majorité de cantons ne la considérait pas comme prioritaire. En 2014, le PDC genevois Guillaume Barazzone, alors conseiller national, l’a remise à l’ordre du jour par le biais d’une motion. Son canton, qui accueille un nombre particulièrement élevé de compagnies maritimes et de négociants en matières premières, était en faveur de cette taxe. 

Dans son message concernant la loi sur la RIE III (juin 2015), le Conseil fédéral a maintenu sa position, qualifiant même la taxe au tonnage d’anticonstitutionnelle. Dans un avis de droit mandaté par le Département fédéral des finances (DFF), Robert Danon, professeur de droit fiscal suisse et international à l’Université de Lausanne, concluait aussi qu’une mesure de ce type, spécifique au secteur du transport maritime, ne serait pas conforme à la Constitution, car elle « heurterait […] les principes d’égalité de l’imposition et de capacité économique ».  

Le Conseil fédéral doutait par ailleurs que la taxe au tonnage puisse effectivement conduire à l’implantation de nouvelles entreprises en Suisse, et donc à l’augmentation escomptées des recettes fiscales, car de nombreux États avaient déjà mis en place cet impôt depuis longtemps. Le Conseil fédéral n’est d’ailleurs pas le seul à se demander quelles entreprises pourraient être attirées par sa mise en œuvre en Suisse – et d’où celles-ci pourraient bien venir.

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Un caractère anticonstitutionnel contesté 

La question de la constitutionnalité a continué de préoccuper le Conseil fédéral. C’est pourquoi le DFF a demandé un autre avis de droit. Peu après, Xavier Oberson, professeur de droit fiscal suisse et international à l’Université de Genève, a abouti, sans grande surprise, à la conclusion inverse, confirmant la constitutionnalité de la taxe au tonnage en tant que mesure fiscale et extra-fiscale. 

Depuis lors, la taxe au tonnage est simplement considérée, au sein de la Berne fédérale, comme « controversée » du point de vue du droit constitutionnel. Elle a finalement été retirée de la RIE III, mais le Parlement a chargé le Conseil fédéral de se pencher à nouveau sur la question de sa base constitutionnelle, de mettre au point des dispositions législatives adaptées, et de lancer un processus de consultation, ce qui a été fait en 2021. 

Le projet a alors été largement soutenu, surtout du côté des cantons et des partis bourgeois. À l’époque, Public Eye s’y était déjà opposée, dans une réponse à la consultation déposée avec Alliance Sud, car ce projet anticonstitutionnel et inutile risque de devenir une échappatoire fiscale pour les négociants en matières premières. L’association professionnelle Suissenégoce, qui s’appelait alors encore Swiss Trading and Shipping Association (STSA), l’avait également refusée sous sa forme initiale, mais pour des raisons inverses. Dans sa prise de position, la faîtière expliquait que le projet était difficilement applicable aux négociants en matières premières et n’aurait donc qu’un impact limité sur ce secteur. L’organisation s’inquiétait notamment des exigences en matière de pavillon, du champ d’application jugé trop étroit, ainsi que des méthodes de calcul.

Une loi sur commande 

Si le rapport explicatif du Conseil fédéral de 2021 contenait encore des exigences en matière de pavillon – stipulant que, pour pouvoir bénéficier de ce système de taxation, 60% de la flotte devait battre pavillon suisse ou celui d’un pays appartenant à l’Union européenne ou à l’Espace économique européen –, ces conditions ont totalement disparu dans le message publié par le Conseil fédéral en 2022. La raison invoquée : l’incompatibilité avec certains accords internationaux, plus particulièrement l’accord de l’OMC sur le commerce des services (AGCS). 

L’abandon des exigences en matière de pavillon n’est pas la seule concession faite pour servir les intérêts du secteur. Un « livre blanc » contenant différentes propositions politiques avait été soumis au Conseil fédéral par la Swiss Shipowners Association (SSA), le lobby des armateurs suisses. Comme le révélait l’émission de la télévision alémanique Rundschau en novembre 2022, ces propositions, y compris celles portant sur le calcul de la taxe au tonnage, ont été reprises intégralement par le gouvernement suisse. Même au niveau des données relatives à la place suisse du transport maritime, la Confédération s’appuie sur les chiffres – pour le moins douteux – fournis par cette faîtière.

Une échappatoire fiscale pour les négociants en matières premières 

L’idée principale de cette taxe est de renforcer la position de la Suisse en tant que centre important pour les armateurs. La taxe au tonnage est donc un élément central de la stratégie maritime 2023-2027 adoptée en juin dernier par le Conseil fédéral. En Suisse, comme dans la plupart des autres pays, son champ d’application devrait être très large, ce qui favoriserait des pratiques problématiques. Les négociants en matières premières pourraient réaliser des transferts de bénéfices à l’intérieur d’un groupe, en les déplaçant vers des navires imposés au tonnage. Le Conseil fédéral ne le nie d’ailleurs pas : « Les négociants de matières premières peuvent néanmoins profiter indirectement de la taxe au tonnage s’ils investissent davantage dans le transport par voie maritime. » 

Dans le milieu, certains ont fait part de la même inquiétude au journal alémanique Sonntagsblick. Selon eux, la taxe au tonnage représente « l’une des possibilités les plus simples pour faire diminuer la charge fiscale », encourageant ainsi les négociants à continuer à développer leurs activités de transport. « Pour les maisons de négoce dotées de flottes importantes, les économies fiscales ne sont pas négligeables : ces sociétés modifieront leurs propres contrats afin de s’assurer que leurs bénéfices soient affectés à l’activité de transport maritime. » 

Les flottes sont effectivement importantes : selon nos estimations, les négociants en matières premières basés en Suisse contrôlent au moins 2 200 navires de haute mer. Il est explicitement prévu que la taxe au tonnage s’applique à tous les navires qui opèrent dans le cadre des contrats d'affrètement habituels des négociants. Interrogées à ce sujet, certaines sociétés de négoce ont confirmé qu’elles étaient tout à fait ouvertes à l'application de la taxe au tonnage suisse. 

Un navire fiscal en perdition 

Ni l’administration ni le Conseil fédéral ne connaissent réellement l’ampleur possible des transferts de bénéfices, et donc du manque à gagner pour le fisc helvétique. Le message du Conseil fédéral de 2022 indique notamment que « faute de données statistiques, il n’est pas possible d'estimer de manière fiable les conséquences financières liées à l'introduction d’une taxe au tonnage. » Après les crédits de cautionnement, cette taxe au tonnage laisse donc présager que la politique financière sera une nouvelle fois décidée à l’aveugle, ce que la Suisse ne peut pas se permettre. 

Par ailleurs, le projet helvétique, comme ceux qui l’ont inspiré au niveau international, est très pauvre en matière d’obligations environnementales auxquelles les entreprises seraient soumises en contrepartie. Et la manière dont leur respect serait contrôlé reste également floue. Sans exigences en matière de pavillon, sans critères ou contrôles stricts aux niveaux social et environnemental, et sans preuves concernant les recettes fiscales supplémentaires attendues, ce projet mal ficelé est politiquement indéfendable.

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Les lacunes ne sont pas comblées 

Pourtant, en décembre 2022, le Conseil national a accepté le projet, en n’hésitant pas à élargir son champ d’application aux navires de croisière. Le Conseil des États semble observer tout cela d’un œil méfiant. Initialement prévus en février 2023, les débats ont été reportés au mois d’octobre par sa Commission de l’économie et des redevances, en raison d’un manque de clarté. Cinq jours avant les élections au Parlement, ils ont finalement été repoussés jusqu’en 2024. 

La raison invoquée pour justifier ce nouveau report : le rapport de clarification fourni par l’administration n'aurait pas permis de combler les lacunes de manière satisfaisante. Depuis le début de l’année 2023, ce dossier délicat est entre les mains de la Commission du Conseil des États. Celle-ci veut le réexaminer lors de sa séance du 19 février 2024. 

Ce projet visant à accorder un nouveau privilège aux négociants en matières premières, déguisé en instrument de promotion, pourrait donc encore faire naufrage. Or, il est impératif que ce secteur à haut risque, qui n’a cessé de défrayer la chronique ces dernières années en raison d’amendes pour corruption, du contournement présumé des sanctions, et des bénéfices de crise exceptionnels, ne puisse pas bénéficier d'allègements fiscaux supplémentaires en Suisse. Il est essentiel de renoncer à la taxe au tonnage, mais aussi de mettre en place une autorité de surveillance spécifique pour le secteur des matières premières, ainsi qu’une base légale permettant d’imposer aux négociants les devoirs de diligence qui sont régulièrement négligés.

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