Brésil, Afrique du Sud, Ukraine: des destinations à hauts risques
Laurent Gaberell et Géraldine Viret; visualisation des données: Martin Grandjean, 10 septembre 2020
Géant agricole mieux connu pour sa forêt amazonienne et sa faune extraordinaire, le Brésil est devenu le premier utilisateur mondial de pesticides à la toxicité avérée, ce qui pose de graves problèmes sanitaires et environnementaux. Le gouvernement de Jair Bolsonaro a approuvé des centaines de nouveaux produits dangereux au cours des deux dernières années, et un projet de loi controversé, surnommé le «Pacote do Veneno», devrait affaiblir encore la réglementation et les mesures de protection existantes.
«Un avenir de plus en plus toxique»
De retour d’une visite officielle au Brésil, où il a constaté de «graves violations des droits humains» associées à l’usage des pesticides, Baskut Tuncak, Rapporteur Spécial des Nations Unies sur les substances dangereuses, a averti que le pays est sur la «voie de la régression» et se dirige vers «un avenir de plus en plus toxique».
Certains de ces poisons sont produits dans l’UE. Les données exclusives auxquelles Public Eye et Unearthed eu accès montrent que le Brésil est, après les États-Unis, la principale destination des pesticides interdits exportés depuis le Vieux Continent. Selon notre analyse, 10 000 tonnes de pesticides jugés trop dangereux pour être utilisés dans l’UE étaient destinées à l’ancienne colonie portugaise en 2018.
Six pesticides bannis ont été exportés vers le Brésil cette année-là. Le paraquat de Syngenta représente à lui seul 90% des volumes. Il y a trois ans, les autorités brésiliennes l’ont interdit en raison des nombreux cas d’intoxication aiguë, de ses liens avérés avec la maladie de Parkinson et de sa capacité à provoquer des dommages irréversibles au génome. L’interdiction devrait entrer en vigueur fin septembre 2020, si elle résiste au lobbying acharné des fabricants.
La période de transition prévue par les autorités brésiliennes ne semble en tout cas pas avoir freiner les ardeurs du géant bâlois. En 2018 et 2019, près de 9000 tonnes de paraquat ont été expédiées par Syngenta vers l’ancienne colonie portugaise depuis le sol européen.
Une autre substance provoque des ravages au Brésil: le fipronil. Plus de 500 tonnes de cet insecticide extrêmement toxique, responsable de la mort massives d’abeilles dans différents pays européens jusqu’à son interdiction en 2013, ont été exportées en 2019 par l’allemand BASF depuis la France. Au Brésil, le fipronil a été impliqué dans la mort de 500 millions d’abeilles l’an dernier. Alan Tygel, porte-parole de la Campagne permanente contre les «agrotoxicos» et pour la vie a déclaré:
«Nous n’avons aucun espoir que les géants de l’agrochimie deviennent plus responsables. Mais nous comptons sur les citoyens européens pour faire pression sur leurs gouvernements afin qu’ils interdisent l’exportation de ces poisons».
Le cercle vicieux du poison
Le Brésil est le deuxième exportateur de denrées alimentaires et agricoles vers l’UE. Le jus d’orange, le café et le soja sont les trois produits les plus exportés. Ces cultures sont aussi très voraces en pesticides interdits dans l’UE. Par le biais des importations alimentaires, des résidus de ces substances toxiques se retrouvent dans les assiettes des citoyennes et citoyens européens.
Le très controversé accord de libre-échange entre l’UE et le Mercosur, qui attend d’être ratifié, va encore abaisser les droits de douanes sur les produits chimiques en provenance de l’UE, ainsi que sur les exportations agricoles en provenance du Brésil. Il renforcera ce «cercle vicieux du poison».
L’Afrique, nouveau terrain de jeu pour les fabricants?
En 2018, une vingtaine de pays africains figuraient parmi les principales destinations des exportations de pesticides interdits «Made in Europe». Le Maroc et l’Afrique du Sud reçoivent les plus gros volumes sur le continent, suivi de loin par l’Egypte, le Soudan et le Sénégal. Au total, près de 7 500 tonnes de pesticides contenant 25 substances dangereuses interdites dans l’UE ont été exportées depuis le sol européen vers l’Afrique pour une utilisation agricole.
Quelque 1 700 tonnes de pesticides interdits ont été expédiées vers l’Afrique du Sud. Cyanamide, paraquat, alachlore, ainsi que neuf autres substances toxiques: l'Afrique du Sud se distingue par la diversité des pesticides interdits en provenance de l’UE. Or tous ces produits y ont été bannis en raison de risques sanitaires trop élevés pour les agriculteurs, même avec l’équipement de protection nécessaires.
«Dans mon pays, explique Rico Euripidou de l’ONG Groundwork en Afrique du Sud, les pesticides sont très souvent utilisés par des travailleurs migrants vivant dans des campements de fortune, qui sont incapables de lire un label, n’ont reçu aucune formation et ne disposent pas des équipements pour se protéger». Le militant dénonce une forme de «racisme environnemental».
La Commission européenne se targue de soutenir la «transformation durable de l’agriculture africaine», notamment à travers des programmes de renforcement des capacités pour une utilisation sûre des pesticides et la promotion de l’agroécologie. Ces exportations de pesticides interdits vers l’Afrique jettent pourtant une sérieuse ombre au tableau.
Dans une certaine mesure, ces données reflètent une tendance : l’augmentation des ventes de pesticides en Afrique. Pendant des années, ce marché ne représentait qu’une fraction des ventes internationales, mais le continent développe rapidement un certain attrait pour les pesticides de synthèse, sous l’impulsion notamment d’initiatives telles que l’Alliance pour une révolution verte en Afrique (AGRA).
Cette augmentation n’est toutefois pas accompagnée des précautions nécessaires pour contrôler leur application. Une réglementation faible ou inexistante combinée à de maigres connaissances des produits et une absence de formation soumet les agriculteurs et agricultrices à un risque d’intoxications massives aux pesticides.
L’Ukraine: près des yeux mais loin du cœur
L’Ukraine, «grenier à blé» de l’Europe, figure également parmi les principales destinations. En 2014, Bruxelles a pourtant signé un important accord d’association avec l’Ukraine, renforçant ainsi ses liens économiques et politiques avec l’ancienne république soviétique. Il devait en outre initier un alignement du cadre juridique ukrainien sur celui de l’UE.
Quatre ans plus tard, l’Ukraine est devenue le troisième pays importateur de pesticides interdits provenant de l’UE. Six substances sont concernées, pour quelque 5000 tonnes. L’immense majorité des volumes sont toutefois le fait d’un seul et même pesticide: l’acétochlore. Cet herbicide, produit sur le sol européen par Corteva et Bayer, est soupçonné d'être cancérogène et de nuire à la fertilité. Il a été interdit dans l’UE il y a près de dix ans en raison d’un «risque élevé de contamination des eaux souterraines».
Quelque 800 tonnes d’un autre dangereux herbicide, l’atrazine, ont également été annoncées à l’exportation vers l’Ukraine en 2018. Ce pesticide est fabriqué par Syngenta dans son usine d’Aigues Vives, en France. Classé perturbateur endocrinien et toxique pour la reproduction, l’atrazine a également été interdit dans l’UE en raison de sa propension à contaminer les nappes phréatiques.
Mais la substance est apparemment assez bonne pour ses partenaires. L’accès à l’eau potable reste pourtant un grave problème en Ukraine, en particulier dans les zones rurales, où les pesticides agricoles figurent parmi les principaux polluants.
L’an dernier, le gouvernement ukrainien a présenté un projet de loi pour mettre fin à l’importation de certains pesticides interdits de longues dates dans l’UE, dont l’acétochlore. Mais le lobby de l’agro-industrie, l’Ukrainian Agri Council, a réussi à bloquer son adoption, permettant ainsi aux sociétés européennes de continuer à utiliser le pays comme «décharge» pour leurs pesticides dangereux.
L’absence quasi totale de contrôle sur l’utilisation des pesticides cause d’importants problèmes pour les populations et les écosystèmes en Ukraine, comme l’intoxication aiguë de travailleurs agricoles ainsi que la pollution des sols, de l’eau et de l’air. Les conséquences sont aussi néfastes pour les abeilles et la biodiversité.
«Les grandes entreprises puissantes peuvent se sentir à l'aise en Ukraine en raison des difficultés économiques et de la corruption», explique Dmytro Skrylnikov, avocat et directeur du Bureau d'enquête environnementale.
«Les pays européens ne devraient pas fermer les yeux sur ce qui se passe en Ukraine en matière de pesticides».