Pesticides interdits: l’hypocrisie toxique de l’Union européenne
Laurent Gaberell et Géraldine Viret; visualisation des données: Martin Grandjean, 10 septembre 2020
Ce pesticide est si toxique qu’une gorgée suffit à causer la mort. Et une exposition chronique, même à de faibles doses, peut favoriser le développement de la maladie de Parkinson. Son nom? Le paraquat. Commercialisé en 1962, il est interdit dans l’Union européenne (UE) depuis 2007 – et en Suisse depuis 1989 – en raison des risques très élevés pour les agriculteurs.
Syngenta continue pourtant de fabriquer cet herbicide dans son usine d’Huddersfield, au Royaume Uni, et de l’exporter en Amérique du Sud, en Asie et en Afrique, où il provoque des milliers d’empoisonnements. En 2018, les autorités britanniques ont approuvé l’exportation de plus de 28 000 tonnes d’un mélange à base de paraquat, selon nos informations.
Le paraquat est l’un des produits phares de ce scandale «Made in Europe». Chaque année, des pesticides interdits dans l’UE en raison de leur toxicité avérée sont expédiés depuis le sol européen vers des pays où les réglementations sont plus faibles. Si la pratique est légale et connue, les principaux acteurs de ce commerce ont toujours pu maintenir leurs activités derrière un voile d’opacité, protégés par le sacro-saint «secret des affaires».
Une cartographie inédite
Pendant plusieurs mois, Public Eye et Unearthed, la cellule investigation de Greenpeace UK, ont enquêté sur le rôle du «Vieux Continent» dans la fabrication et l’exportation de pesticides parmi les plus dangereux au monde. Pour bousculer la pudeur des fabricants, nous avons soumis des demandes d’accès à l’information auprès de l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA) et des autorités nationales.
Nous avons ainsi obtenu des milliers de «notifications d’exportation», les documents que les entreprises doivent remplir, en vertu de la législation européenne, lorsqu’elles prévoient d’exporter des pesticides interdits vers des pays hors de l’UE, où leur utilisation est toujours autorisée.
Si les quantités citées dans les notifications peuvent parfois différer des volumes effectivement exportés, ces documents représentent la source d’informations la plus complète disponible. Nous publions un fichier avec l’ensemble des données utilisées.
Le résultat de notre recherche est inédit: une cartographie des exportations depuis l'UE de pesticides interdits destinés à l'agriculture (2018).
Plus de 81 000 tonnes de pesticides interdits
Notre enquête montre qu’en 2018, les pays membres de l’UE ont approuvé l’exportation de 81 615 tonnes de pesticides contenant des substances bannies sur leurs propres sols en raison de risques inacceptables pour la santé ou l’environnement. Le Royaume-Uni, l’Italie, les Pays-Bas, l’Allemagne, la France, la Belgique et l’Espagne couvrent plus de 90% des volumes.
Destinations prévues? 85 pays, dont les trois-quarts sont des pays en développement ou émergents, où l’utilisation de telles substances présente des risques très élevés. Le Brésil, l’Ukraine, le Maroc, le Mexique et l’Afrique du Sud figurent parmi les dix principaux importateurs de pesticides interdits «Made in Europe».
Une trentaine de sociétés impliquées
Syngenta est de loin le plus gros exportateur de pesticides interdits depuis l’UE. En 2018, elle a annoncé près de trois fois plus de volumes que son plus proche concurrent, la multinationale états-unienne Corteva. Le géant bâlois dispose d’un important réseau d’usines à travers le continent, en particulier au Royaume-Uni et en France, où plusieurs pesticides interdits d’utilisation dans l’UE – le paraquat et l’atrazine notamment – sont fabriqués. Il exporte aussi des pesticides interdits depuis la Suisse, comme le montre notre analyse des données obtenues auprès des autorités helvétiques.
Mais Syngenta n’est pas seule à vouloir sa part du «gâteau». En 2018, une trentaine de sociétés ont exporté des pesticides interdits depuis le sol européen, dont les géants allemands Bayer et BASF. Bon nombre de plus petites entreprises jouent un rôle important, à l’instar de l’italienne Finchimica et de l’allemande Alzchem.
Une longue liste de «poisons»
Au total, 41 pesticides interdits ont été annoncés à l’exportation depuis l’UE en 2018. Les risques sanitaires ou environnementaux associés à ces substances sont dramatiques: mortels en cas d’inhalation, malformations congénitales, troubles de la reproduction ou du système hormonal, cancer, contamination des sources d’eau potable, toxicité pour les écosystèmes.
Un best-seller de Syngenta au cœur du scandale
Un pesticide représente à lui seul plus d’un tiers des volumes: le paraquat. Cet herbicide est massivement utilisé dans les monocultures de maïs, de soja ou de coton. Aujourd’hui, plus de 50 pays à travers le monde l’ont banni, mais le terrain de jeu reste vaste pour son principal fabricant Syngenta.
Top 3 des exportations toxiques
Plus d'informations
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Numéro 1: le paraquat
En 2018, la moitié des 28 000 tonnes de paraquat annoncées à l’exportation par Syngenta était destinée aux États-Unis, où la firme bâloise fait l’objet de plaintes d’agriculteurs et agricultrices affirmant que leur maladie de Parkinson a été causée par des années d’utilisation du paraquat.
Autre destination privilégiée: le Brésil (9000 tonnes), où une interdiction du paraquat devrait entrer en vigueur fin septembre, en raison des nombreux cas d’empoisonnements, de ses liens avérés avec la maladie de Parkinson et de son potentiel mutagène.
Le reste des volumes a principalement été expédié vers des pays en développement ou émergents: Mexique, Inde, Colombie, Indonésie, Équateur et Afrique du Sud en tête.
Dans ces pays où les conditions d’utilisation sont à hauts risques, l’herbicide est régulièrement impliqué dans des intoxications d’agriculteurs.
Dans la partie occidentale de l’État indien de l’Odisha, des médecins ont fait une grève de la faim en 2019 pour demander l’interdiction du paraquat après que l’herbicide ait été impliqué dans la mort de plus de 170 personnes dans un seul district en deux ans. Au Vietnam, des rapports médicaux faisaient état de plus de 1000 victimes du paraquat par an jusqu’à ce que le pays l’interdise en 2017.
Syngenta affirme pourtant que «le paraquat est sûr et efficace lorsqu'il est utilisé conformément au mode d'emploi figurant sur l'étiquette». Elle indique «travailler à la réduction de ces incidents en soutenant des programmes de prévention du suicide et de formation des utilisateurs finaux».
En 2019, les exportations notifiées de paraquat depuis l’UE ont augmenté d’environ 30% pour atteindre 36 000 tonnes, notamment en raison d’une hausse des volumes destinés aux États-Unis ainsi qu'à l’Indonésie, où le produit est utilisé dans les plantations de palmiers à huile.
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Numéro 2: le dichloropropène
En deuxième position: le dichloropropène (1,3-D), notamment utilisé comme nématicide dans la culture de légumes. Classé cancérogène probable, il est interdit dans l’UE depuis 2007 en raison de risques élevés pour les consommateurs ainsi que pour les oiseaux, les mammifères et les organismes aquatiques.
En 2018, quelque 15 000 tonnes de dichloropropène ont pourtant été annoncées à l’exportation depuis le sol européen, sous forme pure ou mélangé à la chloropicrine, un autre pesticide interdit dans l'UE utilisé comme arme chimique durant la Première Guerre mondiale. La multinationale états-unienne Corteva et Inovyn, filiale du groupe britannique Ineos, sont responsables de la majorité des volumes. Parmi les principales destinations figure le Maroc, où le dichloropropène est utilisé dans la culture de la tomate.
Une étude de la FAO datant de 2015 a montré que seuls 4% des producteurs utilisent les protections recommandées.
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Numéro 3: la cyanamide
En troisième position: la cyanamide, un régulateur de croissance utilisé dans la vigne et la culture de fruits. Suspectée par les autorités européennes d’être cancérogène et de porter atteinte à la fertilité, elle a été bannie dans l’UE en 2008 en raison des risques d’exposition trop élevés pour les agriculteurs, même vêtus d’un équipement de protection.
L’entreprise AlzChem fabrique pourtant cette substance en Allemagne. En 2018, plus de 7000 tonnes d’une formulation appelée «Dormex» ont été annoncées à l’exportation vers des pays comme le Pérou, le Chili, l’Afrique du Sud et le Mexique. En Egypte, où 300 tonnes ont été annoncées à l'exportation en 2018, la substance est fréquemment impliquée dans des intoxications d’agriculteurs.
Contactée par Public Eye et Unearthed, Alzchem répond: «Les pays vers lesquels nous exportons disposent tous de législations strictes pour l’autorisation des pesticides et nous formons les agriculteurs à l’utilisation sûre de nos produits».
Une pratique «déplorable»
Ces révélations font écho à l’appel récemment lancé par 36 spécialistes des Nations Unies demandant à l’UE de mettre fin à cette pratique «déplorable». Les États riches doivent combler «les lacunes» qui permettent aux fabricants d'exporter des pesticides interdits vers des pays qui n’ont pas la capacité de contrôler les risques et dans lesquels ils provoquent «de fréquentes violations des droits humains à la vie et à la dignité», écrivent-ils dans une déclaration commune.
Mais, loin de se tarir, ces exportations augmentent chaque année, au fur et à mesure que l’UE retire de nouvelles substances dangereuses de son marché. Notre enquête montre qu’en 2019, les autorités européennes ont autorisé l’exportation de neuf nouveaux pesticides interdits, pour un volume de 8000 tonnes.
Ironie de l’histoire: les principaux pays qui nourrissent l’UE en produits agricoles importés (les États-Unis, le Brésil et l’Ukraine) font partie des destinations privilégiées des exportations de pesticides interdits depuis l’UE. Ces substances indésirables se retrouvent ensuite bien souvent dans l’assiette des consommateurs européens sous forme de résidus.
Les arguments trompeurs des fabricants
Sur les 30 entreprises contactées, une quinzaine ont répondu à nos sollicitations, dont Syngenta. En substance, les fabricants avancent quatre arguments:
- leurs produits sont sûrs et ils s’engagent pour la réduction des risques,
- ils respectent les lois des pays dans lesquels ils opèrent,
- chaque pays a le droit souverain de décider quels pesticides répondent le mieux aux besoins de ses agriculteurs,
- il est normal que de nombreux pesticides vendus à l’étranger ne soient pas enregistrés dans l’UE car l’agriculture et le climat sont différents.
Il est bon de rappeler que les 41 pesticides concernés ont tous été explicitement «interdits» dans l’UE «afin de protéger la santé des personnes ou l’environnement». C’est pourquoi ils sont inscrits sur la liste des produits chimiques dangereux du règlement sur le consentement préalable informé (PIC) de l’UE et soumis à une obligation de notification d’exportation.
«Si l’UE, avec toutes ces ressources, a conclu que ces pesticides sont trop dangereux, comment pourraient-ils être utilisés de manière sûre dans des pays plus pauvres, alors que l'équipement de protection nécessaire n'est souvent même pas disponible?», réagit Baskut Tuncak, ancien Rapporteur spécial des Nations Unies. «La plupart de ces pays n'ont pas les systèmes en place ni les capacités de contrôler leur utilisation».
En raison de cette quasi-absence de contrôle, les niveaux d’exposition, et par conséquent les atteintes à la santé humaine ou à l’environnement, sont bien plus élevés que dans les pays riches. Plus de 200 000 personnes meurent chaque année dans les pays en développement suite à une intoxication aux pesticides, selon des informations de l'ONU.
«Ces mêmes entreprises qui disent respecter les lois nationales travaillent dans l’ombre pour changer et façonner ces lois», s’insurge Alan Tygel, porte-parole de la Campagne permanente contre les «agrotoxicos» et pour la vie au Brésil. «Dans mon pays, les géants de l’agrochimie font un lobbying agressif pour assouplir la réglementation sur les pesticides et affaiblir les dispositions qui protègent la population et l’environnement».
Mettre fin à un système hypocrite
Avec sa stratégie De la ferme à la table, lancée en grande pompe en mai dernier, la Commission européenne se positionne en leader mondial d’une transition vers des systèmes agricoles et alimentaires plus équitables, plus sains et plus respectueux de l’environnement. Pourtant, loin de l’exemplarité promise, elle ferme les yeux sur l’exportation de pesticides jugés bien trop dangereux pour être utilisés dans ses champs.
Une source au sein de la Commission européenne a déclaré à Public Eye et Unearthed que les règles européennes sur les exportations de pesticides interdits étaient déjà «plus strictes qu’exigé». Selon elle, «une interdiction des exportations de l’UE n’amènera pas automatiquement les pays tiers à cesser d'utiliser ces pesticides car ils peuvent en importer d'ailleurs». Elle estime que «les convaincre de ne pas utiliser de tels pesticides sera plus efficace». Cela ferait partie des «efforts de diplomatie verte» prévus par l’UE.
Contactés, la plupart des pays exportateurs se retranchent derrière le respect de la loi et la souveraineté des États. La réglementation européenne assure que les pays importateurs reçoivent «une information solide et fiable sur les risques de ces substances», a notamment déclaré un représentant de l’Allemagne. «Ils ont la possibilité de décider d’autoriser ou non l’importation».
En faisant le choix cynique de continuer à exporter de pesticides interdits vers des pays qui n’ont pas la capacité de contrôler les risques, les États se rendent coupable d’une violation de leurs obligations internationales en matière de droits humains, estiment quant à eux les experts des Nations-Unies.
En France, une interdiction de cette pratique entrera en vigueur dès 2022, malgré la virulente bataille menée par les fabricants pour faire annuler cette décision. Début 2020, les juges ont rejeté leur recours, reconnaissant que les limites à la liberté d’entreprendre sont justifiées au vu des «atteintes qui peuvent en résulter pour la santé humaine et l’environnement».
«L’Union européenne dans son ensemble doit faire preuve de leadership», a déclaré Baskut Tuncak. «Cela permettrait de se diriger vers un consensus encore plus large pour mettre fin à cette pratique odieuse synonyme de discrimination et d'exploitation».