Enquête Des pesticides interdits dans nos assiettes
Laurent Gaberell et Géraldine Viret, 2 juin 2020
«Carbofuran», «perméthrine», «profénofos», «triadiméfon», «diazinon», «carbosulfan»: voici les noms cryptiques des ingrédients cachés d’un poivron en provenance du Vietnam vendu en Suisse. Si on indiquait la présence de ces pesticides interdits sur l'étiquette, il y a fort à parier que bon nombre de personnes n’y toucheraient pas.
Cet exemple n’est pourtant qu’un avant-goût d’une réalité inquiétante pour les consommateurs, mais surtout dramatique pour les agriculteurs et agricultrices qui, à des milliers de kilomètres, cultivent des fruits et légumes en utilisant des pesticides trop dangereux pour être autorisés dans notre pays.
Selon notre enquête, qui s’appuie sur des données obtenues de l’Office fédéral de la sécurité alimentaire et des affaires vétérinaires (OSAV), plus de 10% des denrées alimentaires importées contrôlées par les autorités en 2017 contenaient des résidus de pesticides bannis en Suisse en raison de leurs effets néfastes sur la santé ou l’environnement.
Au total, pas moins de 52 pesticides interdits ont été détectés. En tête de liste: des substances pouvant avoir des effets dévastateurs sur la santé en cas d’exposition à long terme, même à de faibles doses, ou présentant un risque élevé d’intoxication aigue pour les agriculteurs. Les denrées ont été importées en toute légalité de pays où leur utilisation est toujours autorisée.
Ironie de l’histoire: parmi les pesticides interdits les plus souvent détectés figurent des substances commercialisées par le géant bâlois Syngenta, voire même exportées depuis la Suisse ces dernières années. Par le biais des importations alimentaires, elles se retrouvent dans nos assiettes.
«Ce double standard est inadmissible», réagit Michael Fakhri, Rapporteur spécial des Nations Unies pour le droit à l’alimentation:
«Si un pays interdit des pesticides en raison de leurs dangers, il ne devrait pas autoriser ses entreprises à les exporter, et il ne devrait pas non plus tolérer l’importation d’aliments produits avec ces substances.»
Les données de l’OSAV détaillent les résultats des contrôles réalisés par les laboratoires officiels en 2017. Il s’agit des données les plus récentes disponibles au niveau national. Plus de 450 pesticides différents sont testés pour chaque denrée. Les aliments – fruits, légumes, épices, conserves ou encore thé – sont sélectionnés sur la base de suspicions ou selon les risques, selon l’OSAV.
Parmi les 1 940 échantillons de denrées importées contrôlés, 220 contenaient des substances figurant sur la liste des pesticides interdits en Suisse «en raison de leurs effets sur la santé de l’être humain ou sur l’environnement». Pour les denrées provenant de pays tiers (hors Union européenne), où la réglementation en matière de pesticides est généralement plus faible et moins strictement appliquée, la proportion s’élève à près d’un échantillon sur cinq.
Des pesticides aux effets dévastateurs
Le pesticide interdit détecté dans le plus grand nombre d’échantillons (40) est le profénofos, un puissant neurotoxique de la même famille que le gaz sarin, susceptible d’interférer avec le développement du cerveau chez l’enfant. Il peut surstimuler l’activité du système nerveux et causer, chez des agriculteurs exposés à des niveaux très élevés, paralysie respiratoire et décès.
Ce pesticide est notamment commercialisé par Syngenta. En 2018, le géant bâlois a même exporté 37 tonnes de profénofos depuis la Suisse vers le Brésil, où la substance fait partie des polluants les plus détectés dans l’eau potable.
Pour compléter ce podium toxique, on trouve la perméthrine (34), également vendue par Syngenta, et le malathion (23), deux insecticides classés cancérogènes probables pour l’homme par l’Agence américaine de protection de l’environnement (EPA) et le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC).
Les données de l’OSAV montrent aussi des détections de carbofuran (22), un insecticide interdit dans l’Union européenne depuis 2007 (en Suisse depuis 2011), en raison notamment de préoccupations en lien avec l’exposition de «groupes vulnérables de consommateurs», en particulier les enfants.
Deux autres substances vendues par Syngenta figurent parmi les dix pesticides interdits les plus détectés : l’amétryne et le diafenthiuron. En 2017, 125 tonnes de diafenthiuron ont été exportées depuis la Suisse vers l’Inde, la Colombie et l’Afrique du Sud. Cette même année, le diafenthiuron était impliqué dans une vague d’intoxications d’agriculteurs dans le district de Yavatmal, au centre de l’Inde.
Ces résultats ne reflètent toutefois pas l’ampleur réelle du problème. Nous avons en effet exclu des statistiques des pesticides comme la carbendazime, le chlorpyrifos et le chlorothalonil, encore autorisés en 2017, mais qui ont été interdits depuis. Malgré ces décisions, des résidus pourront continuer à être présents dans les denrées alimentaires importées.
Le chlorothalonil – dont Syngenta est l’un des principaux fabricants – a été banni en Suisse fin 2019, car la substance est considérée comme «probablement cancérogène», et ses résidus contaminent les sources d’eau potable. Le chlorpyrifos ne pourra quant à lui plus être utilisé dès juillet 2020, en raison des risques pour le cerveau du fœtus et des jeunes enfants. Interdite en 2018, la carbendazime est pour sa part été classée «toxique pour la reproduction» et «mutagène».
Si on inclut ces trois pesticides dans nos calculs, le nombre d’échantillons contenant des substances interdites passe de 220 à 394, soit près de 20% des denrées importées contrôlées – et 30% en ce qui concerne celles en provenance de pays hors de l’Union européenne.
Mais pas de quoi inquiéter l’OSAV, qui considère que «la détection de ces pesticides montre que le système de contrôle fonctionne et que le consommateur peut être protégé en conséquence».
«Tout le monde devrait être informé»
Dans la majorité des cas, les concentrations sont inférieures aux limites maximales fixées par la législation suisse. Ces valeurs sont toutefois dépassées dans un cas sur cinq – soit 44 des 220 échantillons concernés. Un chou pak choï du Vietnam affichait par exemple des concentrations de 0,98 mg/kg de perméthrine, alors que la limite maximale pour cette substance est fixée à 0.05 mg/kg.
Que se passe-t-il alors, concrètement? L’OSAV répond que lorsque des échantillons dépassent les limites autorisées, «les autorités cantonales d’exécution prennent des mesures et dénoncent, quand c’est nécessaire, les importateurs ou les producteurs, afin qu’ils assument leurs responsabilités».
Maître d’enseignement et de recherche en agroécologie à l’Université de Neuchâtel, Alexandre Aebi est très critique lorsqu’on lui montre les résultats de notre enquête. «Retrouver autant de pesticides interdits dans les aliments est effarant et tout le monde devrait être informé. C’est d'autant plus alarmant que nous ne savons que peu de choses sur les effets cocktails. Les conséquences sanitaires liées à l'ingestion de ces mélanges de molécules doivent être prises au sérieux».
Du côté de l’Union suisse des paysans (USP), on s’inquiète «pour la santé des consommateurs et des travailleurs agricoles concernés». L’USP dénonce aussi une «distorsion de la concurrence» entre des produits indigènes devant respecter des règles strictes et des produits importés fabriqués avec des méthodes beaucoup plus laxistes.
«Il est extrêmement préoccupant que des travailleurs agricoles doivent encore travailler avec ces pesticides et risquent leur santé et même leur vie pour le faire.»
Pour Sue Longley, Secrétaire générale de l’Union Internationale des travailleurs de l’alimentaire et de l’agriculture (UITA), «s'il est bien sûr regrettable que les aliments importés en Suisse contiennent 52 pesticides considérés comme trop dangereux pour y être utilisés, il est aussi extrêmement préoccupant que les travailleurs agricoles des pays où sont cultivés les fruits et légumes doivent encore travailler avec ces pesticides et risquent leur santé et même leur vie pour le faire.»
D’où viennent ces denrées?
Les aliments dans lesquels des pesticides interdits ont été le plus fréquemment trouvés venaient de pays asiatiques, Thaïlande, Vietnam et Inde en tête. A eux seuls, ces trois pays représentent près de la moitié des échantillons concernés. Mais les aliments en provenance de ces pays sont aussi ceux qui ont fait l’objet du plus grand nombre de contrôles parmi les importations de pays tiers, à la suite de la découverte de teneurs trop élevées en pesticides les années précédentes.
La présence de résidus de pesticides interdits dans ces denrées est fréquente: un échantillon sur cinq pour les fruits et légumes en provenance de Thaïlande ou d’Inde; un échantillon sur trois pour ceux importés du Vietnam. La palme revient à un échantillon de graines oléagineuses de Thaïlande, dans lequel 15 pesticides interdits ont été trouvés.
En comparaison, relativement peu de contrôles ont en été effectués sur des denrées importées d’Afrique du Sud, du Brésil, de Colombie et du Pérou, qui figurent pourtant parmi les principaux exportateurs de fruits en Suisse. Ces pays sont par ailleurs de gros utilisateurs de pesticides dont la toxicité est avérée. Au total, environ un tiers des pesticides autorisés dans l’agriculture brésilienne sont proscrits par la Confédération, comme nous l’avons montré dans notre dernier rapport.
Les failles de la législation
Des pesticides interdits ne devraient pourtant pas se retrouver dans nos assiettes. La législation suisse prévoit, en effet, que si un pesticide n’est pas ou plus autorisé dans notre pays, la limite légale pour les résidus dans les aliments est fixée au «seuil de quantification» (0.01 mg/kg), soit la concentration la plus faible pouvant être quantifiée en laboratoire.
Or celle-ci est aujourd’hui beaucoup plus basse, jusqu’à 0.005 mg/kg voire 0.001 mg/kg pour de nombreuses substances, comme le montrent les données de l’OSAV. Ainsi, des denrées dans lesquelles des résidus de pesticides interdits ont été détectés à des concentrations inférieures à 0.01 mg/kg seront considérées comme parfaitement « conformes » par les autorités. Cela concerne les deux-tiers des détections de pesticides interdits en 2017.
Autre problème: l’OSAV peut, «sur demande», fixer une «tolérance d’importation» plus élevée que le «seuil de quantification». Mais, selon la loi, cette disposition ne s’applique pas si le pesticide n’est pas autorisé pour des motifs liés à la «protection de la santé».
Malgré cette restriction, la pratique semble généralisée. Pour environ deux tiers des 163 substances inscrites sur la liste des pesticides interdits en Suisse «en raison de leurs effets sur la santé de l’être humain ou l’environnement», une limite supérieure au seuil de quantification a été fixée.
La tolérance d’importation est ainsi de 3 mg/kg pour les résidus de profénofos dans les piments, soit 300 fois le seuil de quantification. Elle est fixée à 0.1 mg/kg pour les résidus de perméthrine dans les épices, le thé et le café, et à 2 mg/kg pour les résidus de malathion dans les agrumes. Or, la toxicité pour la santé de ces pesticides est avérée.
La réponse de l’OSAV? Dans certains cas, «il est possible d'établir des tolérances d'importation sûres pour la santé des consommateurs», même si le pesticide a été interdit pour des motifs de santé. L’office donne l’exemple d’un produit qui aurait été banni en raison de ses effets néfastes pour les agriculteurs lors d’une exposition à haute dose, alors qu’en comparaison, le consommateur n’entre en contact qu’avec des traces de résidus.
Cette interprétation prend ainsi des libertés avec la législation suisse. Elle ne fait par ailleurs aucun cas de la santé des agriculteurs et des populations dans les pays qui produisent des denrées alimentaires pour le marché helvétique.
Le diktat des fabricants de pesticides
Dans la majorité des cas, ces tolérances d’importation n’ont pas été établies par l’OSAV, mais par son homologue européen, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), et simplement transposées dans le droit suisse. Or une récente enquête de l’ONG Corporate Observatory Europe (CEO) a mis en évidence les pressions énormes exercées sur l’Union européenne (UE) par les fabricants de pesticides et différents partenaires commerciaux afin qu’elle autorise la présence de résidus de certains pesticides dangereux dans les aliments importés.
Dans une lettre ouverte publiée en mars dernier, une coalition d’ONG et de syndicats a demandé à la Commission européenne de ne plus céder à de telles pressions et de s’opposer à l’importation de produits agricoles ayant été traités avec des pesticides interdits dans l’UE. Ces organisations demandent aussi à l’UE de mettre fin à l’exportation, vers des pays tiers, de pesticides interdits en raison de leur dangerosité.
En 2018, la France a montré la voie, en décidant d’inscrire dans la loi tant l’interdiction de commercialiser des denrées alimentaires produites avec des pesticides interdits par la réglementation européenne que celle de produire, de stocker ou de circuler de tels pesticides. L’article de loi, attaqué par les fabricants de pesticides, vient d’être validé par le Conseil constitutionnel, qui reconnaît dans sa décision que les limites à la liberté d’entreprendre sont justifiées au vu des «atteintes qui peuvent en résulter pour la santé humaine et l’environnement».
La Commission européenne prend position
Dans un rapport publié le 20 mai, la Commission européenne reconnaît que l’importation de denrées traitées avec des pesticides interdits dans l’UE est en contradiction avec les attentes des consommateurs, et affecte négativement la compétitivité de l’agriculture européenne ainsi que les populations et l’environnement dans les pays où ces denrées sont produites.
La Commission propose de clarifier les dispositions relatives aux limites maximales de résidus pour les pesticides interdits en raison de leurs effets sur la santé, et se dit prête à considérer une révision de la législation afin de «renforcer sa dimension environnementale».
Elle annonce aussi que l'UE utilisera «tous ses instruments en matière de diplomatie, de politique commerciale et de soutien au développement pour promouvoir la suppression progressive, dans la mesure du possible, de l'utilisation des pesticides qui ne sont plus approuvés dans l'UE, et pour favoriser les substances à faible risque et les solutions de remplacement aux pesticides au niveau mondial.»
Mettre un terme au double standard
Ce signal fort de Bruxelles souligne un peu plus encore la nécessité d’agir, sans attendre. Le Conseil fédéral doit mettre fin à sa politique des «deux poids-deux mesures» en matière de pesticides dangereux, en interdisant que des substances bannies ici puissent être exportées depuis le territoire helvétique ou importées sous forme de résidus dans les denrées agricoles.
Les autorités doivent appliquer de manière stricte la législation en matière de résidus de pesticides dans les aliments, et cesser d’octroyer des tolérances d’importation pour des pesticides interdits en raison de leurs effets néfastes sur la santé. Cette disposition devrait également être étendue aux pesticides interdits pour des raisons de protection de l’environnement, à l’instar de ce que prévoit la Commission européenne.
En adoptant une position cohérente, la Suisse renforcerait non seulement la sécurité des consommateurs et consommatrices, mais elle contribuerait surtout à une meilleure protection des agriculteurs, de la population et de l’environnement dans les pays en développement et émergents qui produisent des denrées pour le marché helvétique.
La Suisse enverrait ainsi un signal clair quant à la nécessité de retirer enfin du marché les pesticides extrêmement dangereux au niveau mondial.