La «mission impossible» de l’OMS Le parfait bouc émissaire
Patrick Durisch, 15 juin 2020
Lorsque Donald Trump annonce, le 14 avril, que les États-Unis suspendent leur financement à l’agence onusienne, en plein cœur de la crise, c’est la stupéfaction et l’indignation qui se mêlent. La décision de Trump équivaut à un «crime contre l’humanité», déclare même Richard Horton, rédacteur en chef de la revue médicale The Lancet.
Ses griefs? L’OMS serait «la marionnette de la Chine», et, par conséquent, aurait tardé à donner l’alerte. L’OMS a pourtant signalé, dès le début de janvier, une épidémie impliquant un nouveau virus en Chine. Dès le 30 janvier, elle a déclaré une urgence sanitaire de portée internationale, le plus haut niveau d’alerte, selon le Règlement sanitaire international adopté par ses 194 États membres en 2005. Grâce au système d’échange de l’OMS, le nouveau virus a été rapidement partagé au niveau mondial, et son profil génétique identifié en un temps record.
Même s’il y avait eu une quelconque complaisance de l’OMS vis-à-vis de la Chine, celle-ci ne saurait expliquer la lenteur avec laquelle tant de pays européens ainsi que les États-Unis ont réagi avant de prendre des mesures, car ils ont trop longtemps cru que la menace n’arriverait jamais jusqu’à leurs portes.
Le fantasque président états-unien a trouvé en l’OMS un bouc émissaire idéal pour détourner l’attention de sa gestion calamiteuse de la crise dans son propre pays. Trump signale ainsi également la poursuite de son bras de fer politique avec Pékin, par procuration, tout en portant un nouveau coup contre le système multilatéral auquel on le sait allergique.
Une Suisse ambivalente
Surtout, Trump sait que l’OMS n’a pas les moyens politiques pour riposter. L’OMS est une instance dirigée par ses 194 États membres, qui disposent chacun d’une voix et votent par consensus. Ces derniers n’ont jamais accepté de confier le pouvoir politique à l’OMS pour diriger les opérations lors de grandes crises sanitaires, ni de sanctionner les États lorsque ses consignes ne sont pas respectées. Comme le résumait à Swissinfo Antoine Flahault, directeur de l’Institut de santé globale de l’Université de Genève:
«Force est de constater que les États n’ont pas souhaité confier la baguette à celui qui aurait pu devenir le chef d’orchestre de cette pandémie.»
Même la Suisse, qui a pourtant communiqué sur «le rôle clé de l’OMS face à la pandémie» pour prendre le contre-pied du président américain, adopte une position ambiguë. Elle tente aussi de cantonner l’agence onusienne dans un rôle purement normatif et technique, par exemple en limitant sa participation financière (à peine 14 millions de dollars en 2018, toutes contributions confondues).
La santé est pourtant une affaire éminemment politique, comme le montre la crise du Covid-19, où les égoïsmes nationaux prennent le dessus sur la coopération internationale. L’OMS est perçue comme une agence utile et nécessaire lorsqu’il s’agit de soutenir des pays en développement aux systèmes de santé déficients. En revanche, elle irrite fortement lorsqu’elle met à nu les carences sanitaires ainsi que le protectionnisme industriel, notamment pharmaceutique, des pays mieux dotés.
Mission impossible
L’OMS dépend aussi des financements de ses États membres pour pouvoir jouer son rôle de leader en matière de santé mondiale. Or, pour garder leur mainmise sur ses priorités politiques, les États privilégient les fonds volontaires liés à des programmes précis, qui représentent aujourd’hui près de 80% du budget total, au détriment de contributions fixes (indexées sur le produit intérieur brut) à libre disposition, qui permettraient une plus grande souplesse d’action budgétaire à l’OMS, selon les besoins. Son budget annuel, moins de 3 milliards de dollars, équivaut à celui des Hôpitaux universitaires de Genève, alors que l’agence onusienne doit remplir un mandat mondial. Autant dire: mission impossible.
Comme les États rechignent à mettre la main au porte-monnaie, l’OMS se tourne vers d’autres sources de financement, comme la Fondation Gates, pour combler son budget. Avec 229 millions de dollars en 2018 (soit près de 10% du budget), celle-ci est aujourd’hui devenue le deuxième financeur de l’OMS derrière les États-Unis (340 millions de dollars, toutes contributions confondues), ce qui lui donne un levier pour orienter certaines priorités sanitaires. La générosité de Bill Gates, qui a fait fortune grâce à la propriété intellectuelle, serait moins problématique si ces fonds étaient mis à libre disposition et, surtout, si les États augmentaient leurs propres contributions fixes.
Public Eye et d’autres ONG ont régulièrement dénoncé cette influence toujours plus forte de la Fondation Gates, qui a fourni un terreau mondial propice aux théories du complot les plus farfelues.
La société civile souhaiterait au contraire voir une OMS forte et indépendante, un véritable leader en matière de politique de santé internationale, conformément à sa constitution de 1948.
Celle-ci lui en donne non seulement la légitimité mais aussi les moyens légaux. La société civile s’inquiète aussi de constater que l’espace de participation rétrécit au sein de ses organes de gouvernance, sous prétexte de vouloir gagner en efficience.
L’OMS n’est donc pas parfaite, et il faudra corriger les dysfonctionnements avérés lorsque la crise sera passée, comme après chaque crise sanitaire mondiale. Mais elle n’est pas plus sous influence de la Chine (25 millions de dollars en 2018) que des États-Unis ou d’autres grandes puissances comme l’Allemagne (170 millions de dollars en 2018). Et l’OMS reste la seule instance à pouvoir exercer des fonctions sanitaires dépassant les cadres étriqués des États.
À l’évidence, il est plus facile pour certains d’entre eux de tirer sur l’ambulance plutôt que de lui dégager la route.
Cet article a été publié en exclusivité dans le numéro spécial du magazine de Public Eye paru en juin 2020: «Et maintenant? Les enseignement d’une crise planétaire». Commandez gratuitement votre numéro ou devenez membre de Public Eye pour recevoir notre magazine cinq fois par an.