Guerre en Ukraine Comment la Suisse instrumentalise la menace d’une famine mondiale
Silvie Lang, 24 mars 2022
L’Ukraine est le grenier de l’Europe : elle exporte 15 % du maïs, 10 % du blé et 50 % de l’huile de tournesol vendus dans le monde. La Russie est elle aussi un acteur important sur le marché des matières premières agricoles : elle est le premier exportateur de blé, avec 20 % de parts de marché. Ensemble, ces deux pays exportent près d’un tiers du blé mondial. Le marché est extrêmement concentré, mais cette situation n’a rien d’exceptionnel. La production et l’exportation d’autres matières premières dépendent aussi entièrement d’une poignée de pays. Les quatre plus grands exportateurs de maïs (les États-Unis, l’Argentine, le Brésil et l’Ukraine) détiennent ensemble 80 % des parts de marché. Une telle concentration peut avoir des conséquences dramatiques en cas d’interruption de la production ou de l’exportation.
La récolte de l’an passé attend dans les silos ukrainiens, mais la guerre a paralysé le transport intérieur et les terminaux portuaires. Les chaînes d’approvisionnement sont donc interrompues. Pour essayer d’éviter les pénuries, l’Ukraine a également décidé d’interdire ou de restreindre les exportations. Les prochaines récoltes sont elles aussi menacées : les céréales d’été doivent être plantées au printemps, mais la main-d’œuvre manque. De nombreuses personnes, principalement des hommes, sont devenues soldats d’un jour à l’autre. Beaucoup de champs, minés ou détruits par les chars russes, sont aujourd’hui ruinés. La récolte du blé d’hiver, prévue cet été, est également incertaine.
La sécurité alimentaire menacée
Même si la guerre devait se terminer demain, la sécurité de l’approvisionnement mondial en produits alimentaires est gravement menacée. Principalement car tout ce qui vient d'Ukraine manque et aussi à cause de l’interruption des exportations de céréales russes. Les banques ne veulent plus financer le négoce agricole avec la Russie, et les entreprises logistiques renoncent à exporter des marchandises depuis les ports russes pour des raisons de sécurité. De son côté, Moscou a également décidé de réduire ses exportations de produits agricoles pour préserver son propre approvisionnement. Renoncer aux 8 milliards de dollars US que ces exportations lui rapportaient en moyenne chaque année pour préserver ses propres ressources est un sacrifice acceptable pour la Russie... Mais les exportations de pétrole et de gaz, qui génèrent 200 milliards de dollars US par an, sont essentielles pour son trésor de guerre.
Les mauvaises excuses de la Suisse
Dans ce contexte, la communauté internationale doit impérativement imposer des sanctions commerciales visant les matières premières. La Suisse, première place mondiale du négoce de pétrole et de gaz russes, estime toutefois que de telles sanctions ne seraient pas dans son intérêt et brandit la menace d’une crise alimentaire mondiale pour justifier son inaction. Guy Parmelin, ministre de l’économie, appelait en mars à la prudence avant de prendre des sanctions commerciales sur les matières premières car celles-ci pourraient mettre en danger l’approvisionnement alimentaire et la stabilité au Moyen-Orient. Il est clair que les pénuries de céréales à l’exportation et l’augmentation des prix du pétrole et du gaz entraînent une augmentation massive des prix des aliments. Les cours n’ont pas été aussi élevés depuis plus d’une décennie et ils sont extrêmement instables, ce qui alimente la spéculation. La dernière envolée de ce type a été l’un des déclencheurs du Printemps arabe et des guerres civiles en Libye et en Syrie.
Le ministre de l’économie n’a pas tort : les conséquences pour la sécurité alimentaire mondiale pourraient être dramatiques. L’Egypte achète 85 % de son blé à la Russie et à l’Ukraine. Le Qatar, le Bénin et le Rwanda dépendent presque entièrement de la Russie pour leurs importations de blé, et d’autres pays comme le Liban, la Libye, la Tunisie et le Bangladesh s’approvisionnent presque exclusivement en Ukraine. L’augmentation des prix des aliments date pourtant d’avant l’invasion russe et les sanctions. Elle a commencé durant la pandémie de Covid-19, en raison de mauvaises récoltes et de problèmes logistiques. Le gouvernement suisse ne s’en était alors pas ému… Son secteur phare – le négoce de matières premières – n’était pas menacé. Par ailleurs, le commerce russe de céréales devrait de toute façon bientôt s'arrêter pour les raisons susmentionnées, même sans sanctions contre le secteur des matières premières.
La nécessité d’une solidarité mondiale
Les excuses de la Suisse sont inacceptables car les pays dépendants des importations souffrent déjà des conséquences dramatiques de la guerre. La Suisse a en outre une responsabilité particulière en tant que première place mondiale du négoce de pétrole et de gaz russes.
La Suisse doit œuvrer pour que l’Union européenne prononce aussi rapidement que possible des sanctions à l’encontre des produits pétroliers et gaziers, puis les adopter sans délai.
Elle doit également s’engager aux côtés des pays auteurs de ces sanctions pour que les États particulièrement menacés par l’insécurité alimentaire puissent obtenir un soutien logistique et financier afin de garantir l’approvisionnement. António Guterres, secrétaire général de l’ONU, a annoncé mi-mars la création d’une cellule de crise mondiale sur l’alimentation, l’énergie et la finance. La Suisse doit se montrer solidaire et y jouer un rôle important, à la hauteur de son influence commerciale et de l’accueil qu’elle a réservé aux oligarques russes et à leur fortune.
La « mondialisation des marchés » tant vantée ne bénéficie que très peu aux pays dépendants des importations. Elle masque en réalité les inégalités de pouvoir de négociation et d’achat. Les pays puissants sur le plan financier peuvent s’approvisionner en céréales provenant d’autres régions, alors que les pays au plus faible pouvoir d’achat ne sont pas en mesure de remplacer facilement les quantités nécessaires. Bon nombre d’États utilisent déjà leurs réserves de céréales, et les aliments sont fortement subventionnés. Si les prix ne baissent pas très rapidement, la sécurité alimentaire de nombreux pays sera mise en péril.
Première place du négoce de céréales provenant de la région de la mer Noire
La Suisse est une importante place de négoce pour les céréales. Les plus grands négociants au monde, Cargill, ADM, Bunge et Louis Dreyfus, contrôleraient 70 à 90 % du marché mondial des céréales, selon les estimations. Or, tous leurs centres de négoce sont installés ici : le commerce de céréales en provenance des régions de la mer Noire, notamment, est organisé à partir de bureaux en Suisse, ce qui fait de notre pays la principale plaque tournante pour les céréales ukrainiennes et russes. Mais ces sociétés ne se contentent pas d’acheter et de vendre des céréales : elles exploitent aussi des sites de transformation, des entrepôts et des terminaux portuaires en Russie – parfois en partenariat avec des entreprises locales. Viterra, l’ancienne branche agricole de Glencore (qui en détient encore 49,9 %) serait le négociant détenant le plus d’actifs en Russie. L’entreprise exploite le terminal céréalier du port de Taman avec la banque russe VTB, qui fait déjà l’objet de sanctions.
Des négociants suisses hésitants et un manque criant de transparence
Impossible de déterminer le montant exact des investissements et du chiffre d’affaires des négociants helvétiques en Russie. Selon l’agence de presse Reuters, Cargill a par exemple retiré mi-mars de son site internet certaines informations concernant ses activités russes et ukrainiennes. On cherche encore, en grande partie en vain, une déclaration officielle concernant la guerre menée par la Russie. L’importance du marché russe pour ces négociants et leur goût pour la discrétion expliquent sans doute cette attitude hésitante. Il a fallu attendre mi-mars pour les voir cesser certaines de leurs activités en Russie – un retrait partiel probablement davantage motivé par les conditions commerciales très difficiles que décidé de leur propre gré.
Les négociants, tout comme la Suisse, justifient leur inaction par la crise alimentaire.
Cargill a déclaré à Reuters que « l’alimentation est un droit humain, et ne devrait jamais être utilisée comme une arme ». Qui pourrait le contredire ? On peut toutefois mettre en doute l’intention d’une telle déclaration lorsque celle-ci provient du plus gros négociant en matières premières agricoles au monde. Pendant la pandémie de Covid-19, les profits de Cargill ont atteint leur plus haut niveau en 156 ans d’existence, alors que 100 millions de personnes supplémentaires étaient victimes de la faim. Vu sous cet angle, les 5 millions de dollars US promis par Cargill au Programme alimentaire mondial, entre autres, ne manquent pas non plus de cynisme : 70 % des céréales distribuées par ce programme proviennent d’Ukraine. Ce montant est par ailleurs dérisoire comparé au bénéfice net de 5 milliards de dollars US enregistré par la société en 2021.
Le silence et les hésitations des négociants suisses sont intolérables au vu du rôle central qu’ils jouent dans le système alimentaire mondial. Les négociants agricoles auraient déjà dû depuis longtemps se montrer plus transparents quant aux affaires encore faites en Russie, ou avec des sociétés russes, et se positionner clairement sur cette invasion. En cas d’activités commerciales dans ou avec des pays engagés dans des conflits, les entreprises doivent analyser en continu, dans le cadre d’un processus clair et transparent, l’impact de leurs activités sur les droits humains. Face au conflit actuel, cette analyse devrait conduire, dans la plupart des cas, à une réduction drastique des activités ou au retrait du pays. Les entreprises doivent s’assurer qu’elles ne violent pas les droits du travail de leurs employées et employés. En parallèle, elles doivent tout faire pour éviter de faire le jeu du régime belliqueux sur le plan économique et de la politique intérieure, et pour ne pas saper l’effet des sanctions. Enfin, les négociants doivent aussi contribuer à garantir la sécurité alimentaire au niveau mondial. Ils ne doivent pas profiter de la volatilité des prix pour les faire grimper encore plus en spéculant.
Les mois à venir montreront si la Suisse, plaque tournante des matières premières, et ses négociants joignent le geste à la parole (rare) et s'ils accordent plus d'importance à la sécurité alimentaire mondiale qu'à leurs intérêts commerciaux immédiats. Le passé ne donne guère de raisons d'espérer.