Guerre en Ukraine Les oligarques russes chassés du paradis helvétique
Agathe Duparc, Géraldine Viret, 30 mars 2022
Ils sont une quarantaine de milliardaires et grands patrons d’industrie à faire le pied de grue dans l’un des halls du Kremlin. Blancs comme des linges, la mine chiffonnée, ils n’osent pas toucher aux sandwichs au saucisson ou aux petits pains à la viande qu’on leur a préparés en guise de collation. Ce 24 février à l’aube, l’armée russe est entrée en Ukraine pour «dénazifier» et «démilitariser» le voisin slave. Et dans la soirée, Vladimir Poutine les a convoqués pour une rencontre à huis clos, prévue depuis plusieurs semaines.
Les voilà qui prennent place dans la majestueuse salle de marbre Ekaterina. A une quinzaine de mètres, le président russe, installé à son grand bureau blanc, les scrute. Le quotidien Kommersant, qui rapporte la scène, note qu’il est le seul à ne pas avoir l’air fatigué. Quelques jours auparavant, c’est dans ce décor qu’il avait reçu le président Macron, puis mené à la baguette une séance du Conseil de sécurité retransmise à la télévision, qui avait abouti à la reconnaissance de l’indépendance des provinces séparatistes de l’est de l’Ukraine.
Allégeance et sanctions
Cette fois-ci, rien ou presque n’a filtré de cette réunion. En guise d’introduction, Vladimir Poutine a fait valoir que «malheureusement», la rencontre avait lieu dans des «circonstances pour le moins inhabituelles», le président de l’Union des industriels et des entrepreneurs expliquant que «le business russe [allait] devoir apprendre à travailler dans des conditions difficiles, en tenant compte de toutes sortes de contraintes». Un euphémisme pour préparer aux sanctions à venir, et s’assurer de l’allégeance des oligarques, principaux sponsors du régime va-t-en-guerre de Poutine.
Certes la petite caste de milliardaires en a vu d’autres. Dans les années 90, sous le règne de Boris Eltsine, certains des invités au Kremlin étaient déjà à la tête de fortunes colossales dans des secteurs stratégiques, comme les hydrocarbures, les métaux, les fertilisants et la banque. Ils ont survécu aux privatisations sauvages, rythmées par les spoliations et les règlements de comptes mafieux. L’Indéboulonnable Vladimir Potanine, principal actionnaire du géant Norilsk Nickel (Nornickel) – dont la filiale de trading est basée à Zoug –, était déjà dans le paysage, ainsi que Piotr Aven, fondateur d'Alpha Bank, la plus grande banque privée russe. Tous deux appartenaient à une petite coterie – baptisée les «sept banquiers» – qui faisait la pluie et le beau temps au Kremlin. Pourvoyeurs de cash pour un État au bord de la faillite, ils ont obtenu en échange des participations au rabais dans les entreprises les plus juteuses du pays.
Ce sont aussi eux qui ont piloté l’opération «héritier»: trouver un successeur au président Eltsine, dont les artères étaient rongées par la vodka. Mais une fois installé sur le trône, Vladimir Poutine, l’officier du KGB que l’on croyait docile, s’est avéré plus indépendant et revanchard que prévu. Peu à peu, son message est devenu clair: se tenir à distance de la politique et se plier à la «verticale du pouvoir», en mettant à disposition du pouvoir sa fortune, via des fonds de bienfaisance, pour financer tel ou tel programme. En échange, le régime garantissait un accès aux commandes d’État et la permission de continuer à s’enrichir avec des méthodes douteuses.
Avis aux récalcitrants
Il a fallu assister sans broncher à l’exil à Londres de Boris Berezovsky, l’oligarque champion des intrigues de palais, retrouvé suicidé dans sa salle de bain quelques années plus tard; puis à l’arrestation en 2003 du magnat du pétrole Mikhaïl Khodorkovski et au dépeçage de son empire pétrolier Ioukos, qui a enrichi de nouveaux oligarques.
Car les anciens camarades et partenaires de Vladimir Poutine à Saint-Pétersbourg ont commencé à émerger. Passés pour beaucoup par les services secrets, amateurs de judo et de discours patriotiques sur la supériorité des valeurs chrétiennes et la grandeur de la Russie, ils sont devenus milliardaires en quelques années.
Le plus emblématique d’entre eux est Guennadi Timtchenko. Ancien trader au sein d’une raffinerie de pétrole à Saint-Pétersbourg, le Russe était totalement inconnu du grand public quand, au début des années 2000, il s’est installé à Cologny, sur les bords du Léman, avec sa femme et ses deux filles. Le premier article écrit sur lui a paru en 2003 dans le magazine L'Hebdo. Il n’existait alors aucune photo de lui sur internet. Cinq ans plus tard, sa société de négoce de pétrole Gunvor, sise à Genève, était mondialement connue et exportait près d’un quart du brut russe.
Un monde s’écroule
La guerre en Ukraine ébranle ce système oligarchique, qui fait de la Russie l’un des pays les plus inégalitaires au monde: 1% de la population contrôle plus de 58,2% (en 2020, Credit Suisse Global Wealth Report 2021) des richesses nationales. Vétérans de l’époque Eltsine, ou affidés plus récents du président, tous sont maintenant identifiés comme nourrissant l’effort de guerre de Poutine. «Il suffit presque d’avoir serré la main de Poutine pour être rattrapé», explique un connaisseur de ces milieux à Genève. Depuis la première salve, les sanctions ne cessent de s’élargir, touchant désormais des familles au grand complet: enfants, épouses, gendres, etc.
Après l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, les Etats-Unis et, dans une moindre mesure, l’Union européenne (UE), avaient sanctionné les oligarques les plus proches de Vladimir Poutine. La Suisse, tapie dans sa neutralité et sa tradition des «bons offices», n’avait pas suivi, refusant de s’attaquer à ces milliardaires, amateurs de paysages alpins, de propriétés de luxe, d’écoles privées et de services bancaires qualifiés et discrets.
Cet attentisme coupable a volé en éclats alors que les tirs de roquettes s’abattaient sur la population ukrainienne. Le 28 février, le Conseil fédéral a annoncé reprendre l’intégralité des sanctions de l’UE, ciblant à ce jour (le 29 mars 2022) 62 personnes morales et plus de 874 individus dont Vladimir Poutine, ses ministres, la quasi-totalité des députés de la Douma, des responsables prorusses du Donetsk et de Lougansk ainsi qu’une liste de richissimes hommes d’affaires.
Pays de cocagne pour oligarques
La décision du Conseil fédéral a été largement saluée au niveau international. En Suisse, le tribun UDC Christophe Blocher a, une fois de plus, fait étalage de sa subtilité: «La Suisse est en guerre!»
Mais au-delà de ces gesticulations politiques au nom de la neutralité à croix blanche, la tragédie qui se joue aujourd’hui en Europe met en exergue une autre guerre, que la Suisse ne veut pas réellement mener: la guerre contre la criminalité en col blanc.
Cela fait en effet trois décennies que la Suisse sert de base arrière (avec Londres) à plusieurs générations d’oligarques proches du Kremlin, enclins à tirer profit de lacunes législatives qui facilitent les pratiques douteuses. Pour les bataillons d’avocat∙e∙s, banquiers, fiscalistes, agent∙e∙s immobiliers, bijoutiers, horlogers et notaires qui étaient au service de ces milliardaires, un monde est en passe de s’écrouler.
Selon les estimations de l’Association suisse des banquiers (ASB), les établissements helvétiques abriteraient entre 150 et 200 milliards de CHF d’avoirs russes. Un chiffre plus crédible que les 10,4 milliards de dollars avancés en 2020 par la Banque nationale suisse (BNS). «Les grands oligarques ont souvent une double nationalité. Si on s’en tient aux seuls actifs estampillés "russes", cela ne donne qu’une petite partie de leur fortune», explique un avocat russe basé à Genève. Le jeudi 24 mars, le SECO a annoncé avoir gelé 5,75 milliards de francs de patrimoine russe, comprenant aussi des biens immobiliers.
Pour comparaison, à ce jour, en France et au Luxembourg, ce sont respectivement 850 millions et 2,5 milliards d’euros d’avoirs russes qui sont immobilisés. La Suisse est donc largement en tête, comme toujours.
Chausse-trapes en série
La traque est difficile. C’est pourquoi les Etats-Unis et l’UE ont mis en place une cellule spéciale d'investigation. Les grandes fortunes russes ont en effet plus d’un tour dans leur sac pour dissimuler leurs actifs: prête-noms, montages complexes via des sociétés-écrans enregistrées dans des paradis fiscaux, trusts et fondations. Ces techniques, vendues clé en main par des avocats-conseillers suisses, permettront sans doute à certains d’échapper aux sanctions.
D’autant plus que les tours de passe-passe se poursuivent. Plusieurs milliardaires visés ont annoncé s’être délestés de leur capital. Andrey Melnichenko, résident à Saint-Moritz depuis quelques années, dit ne plus détenir de parts dans le géant du charbon SUEK et dans le fabricant d’engrais Eurochem. Aucune information n’est pour l’instant disponible sur les nouveaux propriétaires. Une sorte de retour aux années 90 quand, lors des privatisations sauvages, il était difficile, voire impossible, de savoir à qui appartenait les plus grandes entreprises du pays.
Trois semaines après la mise au pas de ses oligarques par Poutine, c’est un vent de solidarité qui soufflait sur la place Fédérale à Berne, le 19 mars, lorsque Volodymyr Zelensky s’est adressé au peuple suisse par écran interposé. La Suisse, paradis de la démocratie directe, est un modèle pour l’Ukraine.
Mais la Suisse est aussi un refuge pour «l’argent de tous ceux qui ont déclenché cette guerre», dénonçait le président ukrainien.
A raison. Les oligarques de Poutine sont l’exemple le plus brûlant d’un modèle de développement économique basé sur l’octroi de facilités à de richissimes individus venant de pays où la corruption est endémique. Mais face à cette guerre, l’heure des comptes ou des réformes a peut-être sonné pour la Suisse.