Dubaï est devenu le nouvel épicentre du négoce de pétrole russe
Lausanne, Zurich, 21 novembre 2023
Affichant une neutralité bienveillante à l’égard de la Russie, les Émirats arabes unis n’ont pas adopté l’embargo contre le pétrole russe mis en place par les États occidentaux en décembre 2022. Contrairement aux négociants helvétiques, les sociétés enregistrées à Dubaï ne sont donc pas tenues de respecter le prix plafond (60 dollars pour le baril de brut) pour pouvoir continuer à commercer avec Moscou. Depuis l’invasion de l’Ukraine, des dizaines de sociétés qui opéraient depuis Genève ont ainsi renforcé leur présence dans la capitale émiratie ou y ont enregistré une nouvelle entité. La plupart ont opté pour le Dubaï Multi Commodities Centre (DMCC), une zone franche qui promet une fiscalité avantageuse et des procédures de compliance minimalistes, comme nous l’ont confirmé des acteurs du secteur rencontrés sur place.
Avant la guerre en Ukraine, 50 à 60 % du pétrole brut russe était négocié depuis la Suisse, selon nos estimations, essentiellement à Genève. Or, les données douanières russes analysées par Public Eye montrent qu’entre janvier et juillet 2023, les sociétés enregistrées à Dubaï ont acheté plus de la moitié des volumes annoncés à l’exportation depuis les quatre principaux ports de Russie (Oust-Luga, Primorsk, Novorossiïsk, Kozmino), pour une valeur d’au moins 14 milliards de dollars US. Six des dix plus gros acheteurs privés de brut russe par voie maritime sont basés aux Émirats arabes unis. Parmi eux: de nouveaux acteurs au profil opaque, à l’instar de Demex Trading Limited DMCC, Amur II FZCO et Tejarinaft FZCO. Ces deux dernières entités seraient liées, selon Bloomberg, à un ancien partenaire d’affaires de Rosneft, aujourd’hui sous enquête aux États-Unis car soupçonné d’avoir contourné les sanctions pétrolières.
Autrefois considérés comme les négociants favoris du Kremlin, les géants helvétiques Trafigura, Vitol et Gunvor sont quasiment absents de ce marché ultra-sensible, malgré les appels du pied faits par Washington au printemps 2023. Exception notable : Litasco Middle East DMCC, qui continue à écouler massivement les produits pétroliers de sa maison mère, Lukoïl. À Genève, Litasco SA a également poursuivi ses achats de pétrole russe, au moins jusqu’en juillet 2023. Selon ses dires, la firme « se conforme à toutes les lois et réglementations applicables », et une séparation complète aurait été établie avec l’entité doubaïote.
Face à cette montée en puissance de Dubaï, le risque existe que des négociants domiciliés en Suisse utilisent cette nouvelle plaque tournante pour mener des affaires interdites sur le sol helvétique. En effet, la loi suisse sur les embargos ne définit pas explicitement le champ d’application territoriale des sanctions, contrairement à celle de l’UE. Le Secrétariat d’État à l’économie (SECO) se livre donc à un exercice d’équilibrisme, expliquant que les filiales « juridiquement indépendantes d’entreprises suisses établies à l’étranger ou les ressortissants suisses domiciliés à l’étranger ne sont en principe pas soumis à la législation suisse ». Dans un tel contexte, il doit impérativement s’assurer que ce « mur de Chine » entre les entités genevoises et dubaïotes – qui devrait en principe garantir cette « indépendance juridique » – ne soit pas un écran de fumée.
L’exemple de la société genevoise Paramount Energy & Commodities SA, apparue sur le marché au début de la guerre et sur laquelle Public Eye avait enquêté, montre bien les enjeux pour la Suisse. Le 8 novembre, le Royaume-Uni a mis sous sanction sa jumelle dubaïote, « connue pour ses structures de propriété opaques et qui a été utilisée par la Russie pour atténuer le choc des sanctions liées au pétrole », selon un communiqué du Ministère des affaires étrangères britannique.
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