Spéculation sur les denrées alimentaires: le Conseil fédéral rechigne encore à agir
Silvie Lang, 21 novembre 2024
L’invasion de l’Ukraine par la Russie a provoqué des turbulences massives sur les marchés des matières premières. Conjuguée à des difficultés logistiques et d’approvisionnement, cette crise a provoqué une explosion des coûts des aliments de base. L’insécurité alimentaire s’est dramatiquement aggravée. En 2022, 800 millions de personnes souffraient de la faim, soit plus de 120 millions de plus qu’en 2019.
Comme pendant les crises alimentaires mondiales de 2007-2008 et de 2010, les cours des marchés des matières premières ont été marqués, au début de la guerre en Ukraine, par des fluctuations de prix massives… mais le malheur des populations fait le bonheur des spéculateurs et des négociants. Ces derniers ont pu exploiter l’instabilité des prix de manière très lucrative, en raison de leur position centrale dans le système agro-alimentaire mondial et de leurs informations exclusives sur le marché.
Les bénéfices records ne se sont d’ailleurs pas fait attendre pour ces négociants en matières premières agricoles – tous installés en Suisse. Les cinq plus grandes entreprises du domaine pilotent le commerce mondial de céréales, de soja et de café depuis leurs bureaux au bord du Léman, et font de la Suisse la plus grande place commerciale pour les matières premières agricoles. Le Conseil fédéral devrait donc s’intéresser de très près à la question de la spéculation sur les denrées alimentaires et au rôle que jouent les négociants basés sur son sol.
La plus grande plaque tournante des matières premières fait la sourde oreille
Le Conseil fédéral ne souhaite pourtant pas se pencher sur la question ! En août 2022, soit au moment où les distorsions de marché étaient les plus sévères, il a recommandé de rejeter un postulat à ce sujet. Après tout, l’initiative «Pas de spéculation sur les denrées alimentaires!» avait déjà traité de cette question. Une fin de non-recevoir qui n’a pas été acceptée par le Conseil national, le message concernant cette initiative datant déjà de sept ans et de deux crises alimentaires. Le Conseil fédéral a donc été bien obligé de trouver des réponses… bon gré mal gré.
Plutôt que de répondre à ce postulat sur la base des dernières données disponibles, il a cependant préféré dépoussiérer son message précédent. Il n’y a pas de bourse des matières premières en Suisse: comment le pays pourrait-il, alors, jouer le moindre rôle dans la spéculation sur les denrées alimentaires? Les négociants suisses, qui disposent d’immenses infrastructures de stockage pour leurs produits agricoles dans le monde entier et peuvent ainsi influencer les prix, sont exemptés de toute responsabilité. Quant à la question de leur implication dans d’éventuelles spéculations financières, on se contente de ne pas la poser (la réponse, au cas où elle vous intéresse, serait pourtant un grand oui.)
Une prophétie autoréalisatrice
Ce rapport est donc une prophétie autoréalisatrice, qui ne se contente pas de nier la responsabilité de la Suisse sur cette question, mais aussi l’existence même du problème: le Conseil fédéral trouve en effet peu vraisemblable que «les opérations spéculatives sur les marchés à terme des matières premières aient joué un rôle déterminant dans la hausse des prix au cours des quinze dernières années». Selon lui: «La grande majorité des études scientifiques ne trouve guère d’éléments attestant que la spéculation alimentaire pousse les prix vers le haut.»
S’il est exact qu’aucun consensus scientifique n’existe au sujet de l’influence de la spéculation sur les cours, diverses analyses indiquent que cette influence est bien réelle. Le Conseil fédéral les écarte d’un revers de main, laissant ainsi passer un bon nombre d’informations pertinentes à travers les mailles un peu trop lâches du filet administratif.
Des dysfonctionnements sur les marchés mondiaux des céréales
En mai 2022, par exemple, l’IPES-Food, un groupe international de réflexion composé d'expert·e·s en agro-alimentaire, publiait un rapport indiquant que l’amplitude et la portée des variations des cours ne pouvaient s’expliquer que partiellement par l’offre et de la demande. Par exemple, ni l’augmentation des cours des céréales, ni leur effondrement ultérieur, n’étaient exclusivement liés à la baisse temporaire de l’offre en provenance d’Ukraine. Les fluctuations brutales des cours étaient, selon ce rapport, «clairement aggravées par une série de dysfonctionnements sur les marchés mondiaux des céréales, notamment la spéculation sur les matières premières».
Sur la même période, le nombre de spéculateurs, c’est-à-dire d’acteurs qui ne s’intéressent pas au commerce physique des matières premières, mais plutôt aux transactions boursières sur lesquelles il s’appuie et aux profits qu’elles leur permettent de dégager, avait radicalement augmenté, tout comme le nombre de transactions. En mai 2022, les bourses des céréales de Chicago avaient même dû fermer leurs portes pendant cinq jours après que les limites de transactions quotidiennes avaient été atteintes. Selon l'IPES-Food, cette «spéculation excessive» peut entraîner des augmentations de prix plus importantes que les seules conditions de l'offre et de la demande. Dans le cas des matières premières agricoles, ces augmentations des cours ont pour conséquence directe une hausse des prix des denrées alimentaires.
Une étude pionnière de l’ONU laissée de côté
Le Conseil fédéral ne veut pas en entendre parler. Il laisse même complètement de côté une étude pionnière de la Conférence de l’ONU sur le commerce et le développement de 2023, qui propose une nouvelle architecture pour le commerce mondial, dans le contexte d’un éloignement croissant des Objectifs de développement durables (ODD). Les conclusions de ce rapport doivent être trop dérangeantes.
Au chapitre 3, qui concerne les profits du secteur agro-industriel en cette période de crise, on peut par exemple lire que l’évolution des bénéfices des plus grands négociants en matière premières (qui sont, rappelons-le, basés en Suisse) a toujours été associée à une instabilité des prix des denrées alimentaires ces dernières années. Plus l’instabilité est grande, plus les profits sont importants.
Le Conseil fédéral préfère aussi ne pas tenir compte du fait que les bénéfices des négociants en 2022, année de crise en raison de la guerre en Ukraine, découlaient de leurs activités financières (spéculations et autres) plus que du cœur de leur activité (transactions physiques).
Visiblement, le Conseil fédéral ne se sent pas concerné: dans son rapport, il n’intègre aucune étude actuelle faisant référence aux distorsions de marchés constatées depuis le début de la guerre en Ukraine. Les périodes d’instabilité et d’augmentation record des cours, pendant lesquelles des millions de personnes ont souffert d’une grave insécurité alimentaire alors que les négociants en matières premières enregistraient les «plus gros bénéfices de l’histoire de leur entreprise» sont ignorées, tout comme le rôle des négociants suisses en matières premières dans ce système.
Pour la Suisse, nul besoin d’agir
Les conclusions du rapport de l’ONU et celles du rapport du Conseil fédéral ne pourraient pas être plus différentes. Alors que l’ONU plaide en faveur «d’une approche systémique pour la réglementation du négoce des matières premières en général et du négoce agricole en particulier, dans le cadre de l’architecture commerciale et financière mondiale», le Conseil fédéral estime qu’il n’est pas nécessaire d’agir. Il ne souhaite pas même imposer à ses négociants une plus grande transparence en ce qui concerne la capacité de stockage – sans parler bien sûr des transactions financières. Une fois de plus, on ne voit pas très bien comment la Suisse, plaque tournante des matières premières, pourrait être un partenaire digne de confiance sur la scène internationale étant donné son attitude de refus permanent.
«There is a crack, a crack in everything. That’s how the light gets in.» (Leonard Cohen)
Silvie Lang travaille depuis 10 ans pour Public Eye. Lorsqu’elle n’est pas en train d’enquêter sur le rôle du secteur agricole suisse, elle adore faire (et manger !) des cookies.
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Twitter: @silvielang
Ce texte est une traduction de la version originale en allemand.
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