Un grand négociant agricole fait son shopping… et les autorités de la concurrence détournent le regard
Silvie Lang, 21 août 2024
Fin 2023, Bunge, le plus grand transformateur mondial de soja et l’une des premières entreprises agricoles de la planète en chiffre d’affaires, est officiellement devenue suisse. En parallèle de cette relocalisation depuis les pittoresques Bermudes, les actionnaires ont décidé, en 2023 toujours, de s’offrir Viterra, la filiale agricole de Glencore. Une petite folie d’une valeur de 8,2 milliards de dollars US… L'affaire devrait être conclue d’ici à la fin de l’année 2024, faisant de cette entreprise domiciliée à Genève le plus grand négociant en céréales du monde.
Bunge et les autres grands noms de ce secteur, ADM, Cargill, Cofco et LDC – tous domiciliés en Suisse – accumulent déjà une part de marché mondiale d’environ 90 % du négoce céréalier. Avec le rachat de Viterra, les 100 % sont à portée de main. Une telle concentration, pour l’un des aliments de base les plus importants de la planète, devrait mettre les autorités de la concurrence en état d’alerte.
Des effets négatifs pour le monde agricole
Dans de nombreuses régions du monde, la pression sur les prix et l’exploitation sont le lot quotidien du secteur agricole. Une concentration du marché plus importante encore ne laisse rien présager de bon pour le monde agricole, déjà en position de faiblesse. Bientôt, les entreprises du secteur seront encore moins nombreuses, et donc encore plus puissantes. Cela pourrait entraîner une baisse des prix d’achat et des systèmes alimentaires moins résilients.
Une étude récemment commanditée par l’ONG néerlandaise Somo auprès de spécialistes de la concurrence confirme ces effets négatifs, plus particulièrement sous l’angle du rachat attendu de Viterra. L’étude conseille aux autorités de la concurrence concernées de tenir compte de toutes les conséquences de ce type de fusions à l’échelle mondiale, et de ne pas se limiter aux incidences sur les consommateurs et consommatrices dans leur propre pays, comme le fait généralement la politique de la concurrence, qui s’exerce au niveau national.
L’échec de la politique de la concurrence
La politique de la concurrence est le domaine légal théoriquement chargé d’empêcher les abus et l’accumulation problématique de pouvoir sur les marchés. Si elle manque d’efficacité dans le secteur agroalimentaire, c’est parce que son objectif ultime est « le bien-être des consommateurs et consommatrices » et non celui des producteurs et productrices. Ainsi, les autorités ne prennent en compte que les conséquences sur leur propre marché. Une logique absurde étant donné que les conséquences des activités commerciales de ces entreprises sont aussi internationales qu’elles.
Hormis la Commission européenne, souvent injustement qualifiée « d’ennemie du pouvoir des multinationales », aucune autorité supranationale n’est chargée des questions de concurrence au niveau international. D’ailleurs, même la Commission européenne n’a pas fait grand-chose pour éviter une concentration accrue du pouvoir ces vingt dernières années. Elle n’a refusé que 14 fusions sur 6 500 depuis 2005, soit moins de 1 %. Et elle a récemment accepté le rachat de Viterra sur la base d’un dossier assez mince. Le Brésil, l’un des plus grands producteurs agricoles au monde, a lui aussi donné son accord. Le feu vert de l’Argentine, de la Chine et du Canada – autres grands marchés pour ces deux négociants – n’a certes pas encore été obtenu, mais cela ne devrait être qu’une formalité. La voie est donc libre pour la naissance de ce nouveau géant céréalier ou, pour reprendre les propos de Bunge : « creating a premier agribusiness solutions company ».
La plaque tournante des matières premières détourne le regard
Et les autorités suisses de la concurrence, dans tout ça ? Après tout, Bunge est officiellement une entreprise suisse dont les opérations commerciales sont basées à Genève, où elle engrange un chiffre d’affaires impressionnant. Viterra est actuellement détenue à 49,9 % par Glencore, entreprise domiciliée à Zoug… Mais du point de vue de la politique de la concurrence, cela n’a pas d’importance. L’adresse du siège de l’entreprise ne joue aucun rôle, pas plus que l’endroit où ses activités sont basées, ou celui où elle engrange ses profits.
Le critère majeur est plutôt de savoir si la Suisse représente un marché important pour la vente de ces matières premières, et si une fusion risque d’entraîner des conséquences pour les client·e·s ou les consommatrices et consommateurs suisses. Une telle situation étant peu probable, les autorités suisses de la concurrence ne se considèrent pas comme responsables, même si une part encore plus importante du commerce agricole mondial transitera à l’avenir par la Suisse, plaque tournante des matières premières.
Revoir la politique de concurrence
La gestion nationale des questions de politique de la concurrence ne permet pas de tenir compte de la transnationalité des entreprises ni des dysfonctionnements mondiaux : elle ne parvient donc pas à jouer son rôle de protection face aux conséquences négatives de la concentration du marché. Pour mettre un terme à l’exploitation et aux baisses des prix d’achat tout au long des chaînes de valeur mondiales dans le secteur agricole, il est essentiel de mettre en place des règles internationales et des organes capables de les faire appliquer. Il est urgent de revoir la politique de la concurrence.
«There is a crack, a crack in everything. That’s how the light gets in.» (Leonard Cohen)
Silvie Lang travaille depuis 10 ans pour Public Eye. Lorsqu’elle n’est pas en train d’enquêter sur le rôle du secteur agricole suisse, elle adore faire (et manger !) des cookies.
Contact: silvie.lang@publiceye.ch
Twitter: @silvielang
Ce texte est une traduction de la version originale en allemand.
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