Avoirs illicites
1 octobre 2017
Les affaires Duvalier (Haïti, 1986), Marcos (Philippines, 1986), Salinas (Mexique, 1996) et Mobutu (RDR, 1997) ont ainsi révélé les faiblesses de la législation suisse en matière de répression des flux financiers illicites.
Ces affaires ont conduit à l’adoption, en 1998, de la Loi fédérale sur le blanchiment d’argent (LBA). Selon ce texte, les intermédiaires financiers ont l’obligation de s’assurer de l’origine légale des avoirs de personnes exposées politiquement (PEP), en faisant preuve d’une vigilance accrue. Les banques bénéficient toutefois d’une large autonomie dans l’application de cette loi.
Au cours des années 2000, les affaires Abacha (Nigéria), Dos Santos (Angola) ou Nazarbayev (Kazakhstan), puis les blocages successifs, dans la foulée du Printemps arabe en 2011, des avoirs des clans Ben Ali (Tunisie), Gbagbo (Côte d’Ivoire), Moubarak (Égypte) et Kadhafi (Lybie) par le Conseil fédéral ont montré les limites de l’application des dispositions législatives suisses visant à empêcher l’afflux d’avoirs illicites dans les coffres helvétiques.
Public Eye s’engage depuis de nombreuses années pour que les fonds illicites de potentats ne soient pas accueillis en Suisse et que les intermédiaires financiers qui les acceptent soient punis. Elle se bat aussi pour que les avoirs saisis soient dûment restitués à la population des pays spoliés, qui dépendent de ces sommes colossales pour assurer leur développement économique et social.
La restitution des avoirs illicites
Bloquer et saisir les fonds illicites des potentats est une première étape primordiale. Vient ensuite la difficile question de la restitution de cet argent aux populations spoliées par leurs dirigeants. Lors du forum sur la restitution des avoirs volés et le développement, organisé par les autorités helvétiques et la Banque mondiale les 8 et 9 juin 2010 à Paris, Micheline Calmy-Rey, alors ministre suisse des Affaires étrangères, a qualifié de « pionnier » et d’« exemplaire » le rôle de la Suisse dans ce domaine. Il est vrai que la Suisse – à elle seule – a rendu quelque 1,7 milliard de francs aux pays du Sud sur les 5 milliards de dollars d’avoirs volés restitués au niveau international depuis la fin des années 1990. Elle se place ainsi en tête des pays ayant rendu le plus d’argent. Il n’y a toutefois pas de quoi pavoiser. En effet, si la Suisse s’est montrée meilleure élève que d’autres places financières, le montant élevé des avoirs restitués révèle en premier lieu que les banques suisses constituent un refuge de premier choix pour les dictateurs. Et le fiasco de la restitution des avoirs Mobutu en 2009 – les fonds bloqués ont été rendus à l’entourage de l’ancien président X et non à la population spoliée – ajouté aux errances juridico-politiques liées à la restitution des fonds Duvalier viennent démentir, de manière cinglante, l’enthousiasme et la fierté des autorités helvétiques.
La Loi sur la restitution des avoirs illicites (LRAI), entrée en vigueur début février 2011, découle en grande partie de ces échecs. Cette loi reste malheureusement trop restrictive dans son champ d’application, limitant ainsi fortement les possibilités d’en faire usage.
Nos revendications
Public Eye s’engage pour une application stricte des mesures prévues dans la Loi fédérale sur le blanchiment d’argent (LBA) et pour le renforcement du cadre législatif helvétique, afin d’empêcher l’afflux de fonds illicites vers la Suisse. Elle exige que les intermédiaires financiers qui ne remplissent pas leurs devoirs de diligence soient sanctionnés et que les avoirs illicites dissimulés en Suisse soient dûment restitués, au bénéfice des populations spoliées et non de ceux qui les ont volés.
- Les autorités fédérales doivent analyser régulièrement l’efficacité du dispositif anti-blanchiment helvétique et réprimer sévèrement les intermédiaires financiers qui ne s’y conforment pas.
- Le cadre légal permettant d’identifier, de bloquer, de saisir et de rapatrier des fonds d’origine illicite appartenant à des PEP doit être amélioré. Il doit permettre en particulier d’agir dans les cas les plus fréquents, c’est-à-dire lorsque les personnes commettant des détournements de fonds sont au pouvoir.
- Les procédures de restitution de fonds illicites doivent être menées de façon durable, c’est-à-dire que les sommes restituées dans leur pays d’origine doivent l’être au bénéfice de la population. Leur usage doit être supervisé par les autorités suisses ou, à défaut, par une autorité équivalente (la Banque mondiale, par exemple).
La loi sur la restitution des avoirs illicites (LRAI)
Le 1er octobre 2010, les autorités fédérales ont adopté la Loi fédérale sur la restitution des valeurs patrimoniales d’origine illicite de personnes exposées politiquement (PEP) – Loi sur la restitution des avoirs illicites (LRAI). Cette loi est entrée en vigueur le 1e février 2011. Elle permet de saisir et de confisquer des biens mal acquis par les potentats et de les restituer au bénéfice des populations spoliées, comblant – en théorie tout du moins – les lacunes législatives révélées par les affaires Mobutu et Duvalier.
L'entrée en vigueur de la LRAI a représenté un pas important, ce texte venant en effet renforcer le dispositif légal destiné à lutter contre les flux financiers illicites. Il permet en premier lieu de saisir et de confisquer des avoirs illicites de PEP lorsque leur détenteur s’avère incapable de prouver que leur acquisition a été faite de façon légale. Ce «renversement du fardeau de la preuve» est le principal progrès réalisé grâce à cette loi, qui reste discutable sur de nombreux autres aspects.
Dans une prise de position, Public Eye (anciennement Déclaration de Berne) a déploré le fait que la loi ne puisse être appliquée qu’à des conditions très restrictives. Pour pouvoir en faire usage, il faut que l’Etat d’origine des fonds ait déposé une demande d’entraide pénale concernant les sommes incriminées, et que cet Etat soit ensuite jugé «défaillant». Or, comment espérer le dépôt d’une demande d’entraide si l’État est défaillant ou si le pouvoir judiciaire du pays en question est placé sous la coupe d’un potentat ? De ce point de vue, il est regrettable que la loi ne permette pas à la société civile des pays concernés d’actionner le processus de blocage, de saisie et de restitution de fonds illicites, alors qu’elle est la principale victime des pillages des potentats.
L’article 4 de la LRAI autorisant la restitution d’avoirs illicites par la voie dite de la «solution transactionnelle» est également problématique. Cette clause permet en effet au Conseil fédéral de rendre des sommes bloquées en Suisse sur la base d’un accord politique conclu avec l’Etat d’origine des fonds. Cette restitution «à l’amiable» coupe ainsi court à toute procédure judiciaire lancée en Suisse. Lorsque les potentats en question sont toujours au pouvoir, cela revient - dans les faits - à négocier avec les voleurs la restitution d’une partie de leur butin! La restitution ne doit pas se faire à n’importe quel prix, et en aucun cas au détriment de la lutte contre l’impunité des dirigeants kleptocrates.
Rôle de la Suisse
Selon une estimation de l’OCDE reprise par le Conseil fédéral dans son rapport d’avril 2012 « Avantages et inconvénients d’accords sur l’échange de renseignements avec des pays en développement », les sommes transférées chaque année des pays en développement vers des paradis fiscaux étrangers s’élèveraient à 850 milliards de dollars.
Ces flux proviennent de la corruption, de l’abus de biens publics, du banditisme, de l’évasion fiscale ou de délits apparentés. Ils viennent renforcer la mauvaise gouvernance, la criminalité économique et les organisations qui s’y livrent, et empêchent les pays les plus pauvres de mobiliser efficacement leurs ressources domestiques pour assurer leur développement économique et social. Ces sommes détournées leur seraient en effet indispensables pour améliorer les infrastructures, le système de santé ou encore l’éducation dans leur pays.
Très internationalisée, la place financière helvétique est la première place mondiale pour la gestion de fortune privée transfrontalière. Selon une estimation du Boston Consulting Group, reprise par le Conseil fédéral, 27 % de ce marché lui reviendrait. Elle est donc l’une des premières concernées par cette problématique. Ses représentants – les banques membres de la Fondation « Genève Place financière » notamment – ont à cœur de clamer que le système de lutte anti-blanchiment mis en place par la Suisse est « l’un des plus rigoureux du monde ». Cependant, ces affirmations ont été démenties par les évaluations du GAFI ou de l’Organisation de coopération et développement économique (OCDE), qui ont pointé ses lacunes à de nombreuses reprises.