Les lacunes de la législation suisse : les fonds Moubarak
Retour à l’époque du Printemps arabe : en février 2011, épuisés par la corruption et le caractère autocratique du régime, des dizaines de milliers d’Egyptiens manifestent sur la place Tahrir et contraignent Hosni Moubarak à démissionner. Le 11 février, quelques heures après la chute du régime, le Conseil fédéral publie une ordonnance bloquant les avoirs du Raïs déchu et de ses proches. En mai, le Ministère public de la Confédération (MPC) ouvre des procédures à l’encontre du clan Moubarak, notamment contre les deux fils de l’ancien Président, Alaa et Gamal, pour blanchiment d’argent. Ces procédures sont ensuite étendues au chef de participation à une organisation criminelle. En septembre 2012, le montant total des avoirs égyptiens bloqués en Suisse s’élève à 700 millions de francs et plus de trente personnes figurent sur la liste du Conseil fédéral.
Conformément aux principes internationaux prévalant dans ce type d’affaires, les autorités ont privilégié la « voie royale » consistant à saisir les avoirs bloqués en Suisse par le biais de l’entraide internationale en matière pénale. A ce titre, les autorités des deux pays concernés – celui dont les fonds proviennent et celui dans lequel ces fonds sont localisés – doivent ouvrir des procédures pénales, collaborer par le biais de l’entraide judiciaire et prouver devant les tribunaux que ces fonds sont d’origine illicite. Poursuivant sur cette voie, les autorités suisses et égyptiennes ont échangé plus de 70 demandes d’entraide entre 2011 et 2016.
L’entraide internationale dans l’impasse
Le cas égyptien illustre les difficultés de l’entraide internationale en matière pénale. Plusieurs demandes d’entraide égyptiennes ont été rejetées par la Suisse parce qu’elles ne remplissaient pas les critères formels requis. De leur côté, les autorités suisses se sont plaintes de ne pas obtenir de réponses satisfaisantes à leurs demandes. Il s’est avéré impossible de prouver par cette voie que les fonds bloqués en Suisse étaient le produit d’un crime et donc de les confisquer.
La Suisse libère un quart des fonds égyptiens bloqués
Au surplus, les autorités égyptiennes ont adopté en 2016 des accords extra-judiciaires de réconciliation, amnistiant certaines des personnes dont les avoirs étaient bloqués en Suisse, notamment l’homme d’affaires Hussein Salem, l’un des proches de l’ancien Raïs. Ceci a abouti en décembre 2016 à la levée des séquestres imposés depuis 2011 sur 180 millions de francs.
A l’époque, les quelques bribes d’information communiquées par les autorités de poursuite helvétiques à ce sujet contrastent avec l’importance de la nouvelle. Dans un rapport publié en octobre 2017, Public Eye a levé une partie du voile entourant le dégel des fonds égyptiens intervenu en 2016. Ce rapport illustre les difficultés de telles procédures d’entraide et montre la nécessité de disposer de mécanismes alternatifs permettant de saisir des avoirs manifestement illicites lorsque l’entraide internationale en matière pénale mène à une impasse.
Les limites de la loi sur la restitution des avoirs illicites
Depuis le milieu des années 2000, Public Eye insiste pour que des voies alternatives permettent de saisir et de restituer les avoirs manifestement illicites lorsque les mécanismes de l’entraide judiciaire se révèlent déficients ou que celle-ci est impossible. De tels cas sont nombreux, comme nous l’expliquions dans une prise de position publiée en 2013 (sous notre ancien nom Déclaration de Berne).
Ces arguments ont été reconnus par les autorités fédérales. En 2016, une nouvelle loi est entrée en vigueur : la loi sur le blocage et la restitution des valeurs patrimoniales d'origine illicite de personnes politiquement exposées à l’étranger (Loi sur les valeurs patrimoniales d'origine illicite – LVP). Elle permet la saisie des biens jugés illicites lorsque l’entraide pénale ne fonctionne pas. Toutefois, cette loi reste très restrictive. Par exemple, la LVP ne s’applique pas aux cas où des potentats sont toujours au pouvoir. Elle suppose également que l’État d’origine des fonds dépose une demande d’entraide pénale. Du fait de ces conditions restrictives, les autorités fédérales ont exclu en 2017 de recourir à cette loi pour saisir les avoirs égyptiens, démontrant ainsi la nécessité d’élargir son champ d’application.
Et à la fin, ce sont les banques suisses qui gagnent !
Le résultat consternant des procédures ouvertes en relation avec les avoirs helvétiques du clan Moubarak avantagent également les banques suisses. En l’absence de jugements démontrant que les sommes qu’elles ont acceptées étaient le produit d’un crime, elles ne peuvent être accusées de blanchiment d’argent.
Les procédures ouvertes à l’encontre des intermédiaires financiers dans la foulée du Printemps arabe auraient dû permettre à la FINMA – l’autorité fédérale de surveillance chargée de superviser le respect des procédures anti-blanchiment – de détecter d’éventuels manquements. Pourtant, la FINMA n’a jamais communiqué clairement à ce sujet, ni révélé l’identité des banques concernées par d’éventuelles sanctions. En définitive, les intermédiaires financiers tentés d’accepter des avoirs illicites n’ont pas reçu de signal clair soulignant que leurs manquements seront sanctionnés. Dans ces conditions, la découverte d’avoirs problématiques sur des comptes bancaires suisses paraît être une histoire condamnée à se reproduire sans fin.
Public Eye s’engage pour une application stricte des mesures prévues dans la Loi sur le blanchiment d’argent (LBA) et pour le renforcement du cadre législatif helvétique, afin d’empêcher l’afflux de fonds illicites vers la Suisse. Les intermédiaires financiers qui ne remplissent pas leurs devoirs de diligence doivent être sanctionnés et les avoirs illicites dissimulés en Suisse dûment restitués, au bénéfice des populations spoliées.